Karmakanic – Transmutation
Reingold Records
2025
Thierry Folcher
Karmakanic – Transmutation
Dans l’univers des Flower Kings, je me demande si je ne préfère pas les side projects aux publications de l’actuelle maison mère. Tomas Bodin en solo, par exemple, ou encore Karmakanic de Jonas Reingold. Cela dit, pour l’un comme pour l’autre, on ne peut plus parler de projets parallèles puisqu’ils ont tous les deux quitté la célèbre formation suédoise. Le premier après la sortie de Desolation Rose en 2013 et le second après By Royal Decree en 2022. Deux musiciens importants qui ont participé au succès du groupe en apportant leur talent aux compositions alambiquées de l’une des plus importantes institutions prog de ces dernières décennies. Dès lors, on peut affirmer que Transmutation est le premier véritable album de Karmakanic qui se soit libéré de son encombrante filiation avec The Flower Kings. En effet, le précédent Dot, datant de 2016, baignait encore dans des structures fortement imprégnées des habitudes d’écriture de l’équipe à Roine Stolt. J’ai réécouté Dot, justement, histoire de faire la comparaison et de voir si les neuf années qui séparent les deux albums ont eu un réel impact sur l’écriture et sur l’inspiration. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’une vraie transmutation s’est opérée et que le résultat est particulièrement bluffant. Jonas le confirme en annonçant : « The title itself signifies transformation into a new state of being » (Le titre lui-même signifie la transformation vers un nouvel état d’être). Dot était un bon disque, empreint de mélodies riches et variées, avec un je ne sais quoi d’attachant qui révélait déjà la profonde humanité (et humilité) de son auteur. Pas étonnant qu’une myriade d’invités prestigieux ait répondu à sa demande pour l’enregistrement de Transmutation. Et le plus étonnant, c’est que Jonas fut stupéfait par la qualité de son casting. Ce vieux baroudeur (il vient d’avoir 56 ans) des studios et de la scène a même sorti : « I have to pinch myself seeing who’s on this album, heroes of mine ! » (J’ai dû me pincer en voyant qui figure sur cet album, mes héros !).
Un petit état des lieux s’impose pour comprendre pourquoi on a bien affaire au FC Barcelone du rock progressif (c’est Jonas qui le dit). Tout d’abord, Steve Hackett et quasiment tous ses musiciens participent à l’aventure. Rob Townsend, Roger King, Amanda Lehmann et Craig Blundell sont donc de la partie et ne font que rendre hommage à leur ami bassiste. Parmi les grosses pointures, on découvre aussi l’incontournable John Mitchell (Arena, Frost*, It Bites), fort convaincant dans les parties chantées. Puis Andy Tillison et Luke Machin, respectivement clavier et guitariste de The Tangent, ainsi que leader de son propre groupe Maschine pour le second. Et pour conclure en beauté, les batteurs Simon Phillips et Nick D’Virgilio qu’on ne présente plus. Mais ce n’est pas fini, outre le groupe Karmakanic lui-même (Jonas Reingold, Krister Jonsson, Göran Edman et Lalle Larsson), toute une cohorte d’excellents musiciens, certes moins connus, mais tout aussi talentueux, complète une liste à la richesse impressionnante. Cela étant, on le sait bien, rassembler du beau monde ne fait pas tout, et la réussite d’un projet n’est jamais acquise à l’avance. L’alchimie doit fonctionner à tous les niveaux et les joueurs (lapsus révélateur) doivent se surpasser pour atteindre leur objectif. Bon, je vais arrêter avec les analogies footballistiques, mais ce n’est pas ma faute, c’est Jonas qui m’a tendu la perche. Autre signe d’évolution, Transmutation est désormais auto-produit et cela a son importance en termes de liberté et de prises de risques. Les sept titres qui constituent cette grosse heure de musique sont certainement les plus personnels entendus jusque-là chez Karmakanic.
Cela commence par l’avertissement de « Brace For Impact » (Préparez-vous à l’impact), un premier titre qui porte véritablement bien son nom. Court, mais direct, avec la basse de Jonas en première ligne, l’orgue Hammond de Tillison en mode guerrier et la guitare tranchante de Krister Jonsson en planteuse de banderilles pénétrantes. Quel coup de massue, mes amis ! Le genre de truc qu’on n’oublie pas de sitôt et qui met les choses au point. Un brûlot incandescent qui n’empêche pas le souffle progressif de tirer son épingle du jeu et de rappeler dans quelle école nous sommes. Tout ça pour ne pas trouver drôle de voir surgir les accents déclamatoires de « End Of The Road » juste après. Sur ce second morceau, la mélodie est superbe, le tempo alerte et la voix enrouée de John Mitchell absolument géniale. Les ruptures musicales sont bien en place et chacun trouve son plein accomplissement dans ces dix minutes de pur bonheur. Ce n’est pas courant chez moi de dire ça, mais avec seulement deux titres écoutés, je sais déjà que la partie est gagnée. C’est un ressenti qui ne s’explique pas et que le passage par la case plus facile de « Cosmic Love » ne mettra pas en péril. Je ne sais pas vous, mais je trouve que ce titre lorgne d’assez près avec « Owner Of A Lonely Heart » de Yes. Les accords de claviers, les arpèges de guitare, la production inventive, tout me rappelle ce monument des eighties, capable d’enraciner durablement ses tournures musicales à répétition. On poursuit avec « We Got The World In Our Hands » et sa tendance à vouloir continuer dans un registre Yessien des années 80. Jonas me fait penser à Chris Squire et les backings sont vraiment typiques de cette époque. Pas de problème pour moi, quand c’est bien fait. D’autant plus que les interventions à la guitare de Krister sont magnifiques.
Passons maintenant au petit bijou de « All That Giltter Is Not Gold » et son atmosphère portée sur l’étrange et l’inquiétant. Un titre qu’on pourrait fort bien retrouver chez Steve Hackett, tellement les similitudes avec sa façon de fabriquer les histoires sont nombreuses. Et puis, si Rob Townsend et ses saxos interviennent avec autant d’à-propos, ce n’est peut-être pas par hasard. Ensuite, « Gotta Lose This Ball And Chain » chanté par Göran Edman, ne fera que reposer une machine soumise, jusque-là, à un fort rendement. Pour moi, le titre le plus faible du disque, malgré une fin enflammée. Tout le monde a bien soufflé avant d’affronter les vingt-trois minutes de « Transmutation (The Constant Change Of Everything) » et son épopée digne des plus grands moments prog de légende. Une des attractions de ce titre réside dans le partage des voix entre John Mitchell et la délicieuse Dina Höblinger. Cette présence féminine est un véritable plus qui permet d’éviter une forme de linéarité dans le chant, surtout pour un morceau aussi long. Rien n’est laissé au hasard et comme à chaque fois avec ce genre de titre épique, ce ne seront que des écoutes répétées qui pourront révéler toutes les splendeurs d’un tel monstre d’inventivité. Tout semble s’imbriquer parfaitement, que ce soient les rythmes jazz ou rock, les passages calmes ou tendus et même les quelques envolées Genesiennes, tout fusionne à la perfection. Vers la fin, la guitare nylon de Steve Hackett sera, quant à elle, un adorable cadeau fait au travail de son bassiste préféré et à un Karmakanic devenu subitement adulte. Les dernières notes de Krister Jonsson et les accords solennels de la paire Lalle Larsson/Roger King assureront, pour leur part, cette fameuse apothéose qui fait lever les foules et applaudir à tout rompre.
Malgré son allure de viking conquérant, Jonas Reingold est un personnage attachant au cœur tendre et à l’amitié sincère. Son actuelle implication en tant que bassiste chez Steve Hackett lui a ouvert de nouvelles pistes permettant à Transmutation de devenir un événement musical à ne pas manquer. La prestigieuse liste de musiciens présents ainsi que la puissance dégagée par cette belle heure de rock progressif devraient suffire à attirer tous les curieux d’une planète prog en manque de second souffle. Pour ma part, je peux vous assurer qu’avec Transmutation, Karmakanic s’est définitivement installé dans la cour des grands et peut même prétendre à remporter le titre de meilleur album prog de l’année. Avec une telle dream team, c’était presque un devoir de relever ce défi.
Bonjour, je suis d’accord avec toutes les éloges sans exception, à ceci près que je trouve qu’on revient à l’ambiance qu’on percevait dans l’album magnifique « who’s the boss in the factory » en plus pointu, encore plus poignant et travaillé. J’aime tous les albums mais j’avoue être resté sur ma faim avec DOT, et avec Transmutation je retrouve des émotions qui m’avaient manquées précédemment