Bioscope – Gentō
earMUSIC
2025
Thierry Folcher
Bioscope – Gentō
Gentō de Bioscope ou l’improbable association de Steve Rothery de Marillion avec Thorsten Quaeschning de Tangerine Dream. Voilà, l’annonce est faite, il ne reste plus qu’à vous convaincre que vous avez bien fait de vous intéresser à cette surprenante épopée et surtout, que vous n’avez pas rêvé. Avant de revenir sur la Genèse de ce projet, je m’empresse de vous signaler que ce disque ravira plus les fans de Tangerine Dream que ceux de Marillion. Il fallait le dire pour éviter de grosses déceptions et une volée de bois vert pour le pauvre chroniqueur que je suis. Déjà, Gentō est entièrement instrumental et demande une réelle immersion pour être vraiment apprécié. Fan des deux groupes précités, cela ne m’a pas posé de problème et mes habitudes d’écoute se sont vite adaptées aux différentes situations. Cette aventure pour le moins cocasse ne date pas d’hier. Cela fait maintenant de nombreuses années que ces deux musiciens s’apprécient et de rencontres successives en espoirs déçus (la pandémie a sacrément ralenti leur envie de travail en commun), il a fallu attendre que le ciel se dégage et que d’excellentes sensations apparaissent pour lancer ce fameux Gentō, promis à de nombreux débats enflammés. C’est entre l’Allemagne et l’Angleterre que les deux protagonistes ont assemblé les éléments de leur collaboration avec pas mal de trajets en avion à la clé. Mais quand on aime, on ne compte pas et le moment était venu, semble-t-il, de faire converger deux courants musicaux pas forcément très éloignés l’un de l’autre.
Beaucoup le savent, il y a de la guitare chez Tangerine Dream et à l’époque, c’était Edgar Froese qui se chargeait de mêler sa Fender ou sa Gibson aux boucles électroniques chères à la Berlin School. Rappelez-vous aussi la guitare acoustique de « Cloudburst Flight » sur Force Majeure (1979), c’était déjà une sacrée performance et si Steve Rothery est venu sur scène poser ses doigts sur ce titre en 2022, ce n’était pas par hasard. Alors, quand ce grand guitariste a commencé à parler de projets inédits avec Thorsten Quaeschning, ce n’était plus du tout la même histoire et les espoirs furent nécessairement élevés. À présent, entre attente fantasmée et dure réalité, il fallait garder la tête froide et ne pas crier trop tôt au coup d’éclat. La sanction, c’est le passage par les oreilles des fans et rien d’autre. Alors quel verdict ? Une fois bien écouté et digéré, que retenir de ce disque ? Personnellement, j’ai bien aimé, même si je peux comprendre qu’il y ait des réserves et une certaine frilosité pour ce genre de péripétie. Gentō est un terme japonais signifiant « lanterne magique » et fait référence à un système très ancien de projection d’images animées. C’est cette fascination de l’homme pour toutes les techniques du cinéma qui fut le point de départ de cet album où chaque titre relève d’une expérience à la fois visuelle et sonore. Nos deux compères de Bioscope ont clairement voulu associer leurs musiques à toutes sortes d’expressions visuelles capables de les rendre encore plus attrayantes. Cela se discute, bien sûr, mais la création artistique n’a jamais caché son désir de décloisonner chaque expression. On va garder ça comme justification.
Je le redis, la musique de Bioscope ne peut vraiment s’apprécier qu’avec concentration et isolement (l’écoute au casque est même conseillée par Steve lui-même). Les variations sont délicates et ne s’offrent qu’au prix d’écoutes approfondies et répétées. Un peu comme sur le morceau titre « Gentō » où la méthode Tangerine Dream fonctionne à plein régime. Les séquences sont linéaires, quasiment en ligne droite, mais les ornements sont nombreux et méritent toute notre attention. À l’instar des légers coups de baguettes révélant la vraie batterie d’Alex Reeves d’Elbow. Et puis, bien entendu, les étirements d’une six cordes se mettent au service d’une atmosphère cosmique parfaitement réalisée par les claviers de Thorsten. Steve Rothery semble discret, mais c’est une illusion, tout simplement parce qu’il n’est pas dans son registre habituel et qu’il faut aller le chercher avec un peu plus d’attention. Chose inversée sur « Kaleidoscope », un titre à l’essence rock et aux accents Marillion beaucoup plus prononcés. Ici, c’est la guitare qui donne le tempo et démarque l’album d’une empreinte TD un peu trop voyante. Deux morceaux opposés, dévoilés en avant-première, comme pour donner un aperçu des différents aspects de Gentō. Auparavant, le disque avait démarré avec « Vanishing Point », un premier titre restituant à la perfection le son et l’ambiance du Tangerine Dream de deuxième (voire troisième) génération avec, en plus, des ornementations totalement nouvelles. Le seul bémol (et c’est bon pour tout le disque), c’est l’absence de ces fameuses mélodies qui accrochent et qui servent de repère. Edgar Froese savait les créer et le moins que l’on puisse dire, c’est que ces quelques notes magiques manquent cruellement chez l’actuel TD. Un constat qui rapproche davantage le groupe d’aujourd’hui (et ce nouveau Bioscope) du psychédélisme échevelé cher à Ozric Tentacles. Cela dit, pas de panique, car après quelques écoutes sérieuses, ce « point de fuite » ressemble plus à un point de rassemblement qu’à un point de discorde.
Gentō est un projet à l’indéniable richesse, autant visuellement que musicalement (c’était le but). Il m’a beaucoup fait penser à Infinity Relooped, l’album de 2024 de Jean-Pascal Boffo et à son parti pris avant-gardiste. Le genre de production à part, qu’il faut appréhender avec mesure et ouverture d’esprit. Je ne pourrai, bien évidemment, pas tout détailler et me contenter de cette heure de musique, particulièrement bien fournie en moments dignes d’intérêt. Une fois les trois parties de « Vanishing Point » et « Gentō » passés, c’est avec les deux sections de « Kinetoscope » que le voyage se poursuit. Ici aussi, Thorsten alimente à merveille un décor spatial qui se met doucement en place sur le premier chapitre avant de laisser le deuxième prendre les rênes avec fougue et puissance. Le rythme lancinant s’accroche à nous de manière irrésistible et la guitare de Steve nous transperce comme autant de banderilles fatales. La fin du titre replonge dans le calme avec pour mission de lancer le piano de « Bioscope – Part I » dans de bonnes conditions. Jusque-là, les ambiances étaient plus ou moins conformes aux constructions de TD et il faut (enfin ?) que ce soit « Bioscope – Part I » qui nous sorte de là et nous offre des tournures proches de Marillion. La guitare égrène des arpèges bien connus, la batterie se distingue et le souffle s’accentue de façon remarquable sur la dernière partie. L’harmonie entre les deux musiciens trouve ici un équilibre et un accomplissement génial que l’ultime « Kaleidoscope » ne fera que compléter. Ce dernier tiers du disque est à mon sens le plus intéressant et crédibilise à lui seul ce véritable travail en commun.
La rencontre entre Steve Rothery et Thorsten Quaeschning était tout sauf fortuite. Ces deux musiciens venus de mondes a priori différents ont su faire coïncider leur approche musicale pour mettre en œuvre un Gentō de très bonne facture. Il faut savoir que leur réunion ne s’est pas décidée de l’extérieur pour toutes sortes de mauvaises raisons. Elle est le résultat d’une décision prise à deux avec la volonté de partager d’autres sensations et de travailler différemment. C’est cette sincérité dans la démarche qui doit rassembler les fans de Marillion, de Tangerine Dream et pourquoi pas ceux de Steve Rothery en solo. Sans être un coup de poing phénoménal, Gentō est un excellent album qui fera patienter les probables sorties attendues pour l’année prochaine (Marillion, c’est quasiment certain). Tout compte fait, ce petit pas de côté peut même se révéler salvateur pour l’avenir de ces grosses machines un peu trop bien huilées. À noter que la transcription sur scène est prévue à Berlin en décembre prochain, ce qui laisse présager un superbe show audio-visuel en perspective. Espérons seulement que cet étonnant Gentō ne soit pas une aventure sans lendemain. Comme souvent, c’est le public qui décidera.