Emmanuel Saint-Bonnet – Tangerine Dream, les visiteurs du son, 1967-1987

Tangerine Dream, les visiteurs du son, 1967-1987
Emmanuel Saint-Bonnet
Le Mot et le Reste
2023
Jean-Michel Calvez

Emmanuel Saint-Bonnet Tangerine Dream, les visiteurs du son, 1967-1987

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Malgré le décès en 2015 de son leader Edgar Froese, les fans de Tangerine Dream sont encore vivants quant à eux. Et, il est étonnant qu’un groupe d’une telle longévité (et qui poursuit sa route avec un autre line-up) n’ait attiré jusqu’à ce jour aucun essayiste francophone. Alors même que les fans de Pink Floyd (exemple non pris au hasard, car Pink Floyd a inspiré Froese à ses débuts) peuvent remplir leurs armoires d’ouvrages en français (le plus volumineux d’entre eux étant sans doute Pink Floyd, la totale, de Jean-Michel Guesdon et Philippe Margotin).

Or cette absence se voit enfin comblée par Emmanuel Saint-Bonnet, dans un ouvrage qui aurait, sans doute, mérité d’être un peu plus volumineux, rapporté à la longévité et à la productivité record de ce groupe. Il est vrai que l’auteur s’est limité à la période 1967-1987, la plus riche et créative – à savoir jusqu’au départ de Chris Franke, compagnon de route de Froese depuis 1970. Il n’empêche, il y avait matière à développer, tant Tangerine Dream a bousculé les codes de la musique rock, surfé sur les progrès des claviers et de la lutherie électronique, généré dans sa trace de courants musicaux imitant ou prolongeant le leur, et donné un formidable essor aux musiques dites électroniques dans leur ensemble. Le titre de l’ouvrage n’est sans doute qu’un jeu de mots un peu douteux sur « Les visiteurs du soir », mais on pardonnera à l’auteur cette fantaisie commerciale, disons cet hommage croisé entre Septième Art et Quatrième ?

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Les aficionados anglophones et adeptes d’Internet n’y trouveront pas grand-chose de très nouveau ni d’inédit, la bible sur ce plan étant le site officiel du groupe, mais aussi la monumentale (et très chère) autobiographie d’Edgar Froese, Force Majeure, à ce jour disponible uniquement en allemand et en anglais. Monumentale, mais elle-même incomplète, car Edgar Froese est décédé avant de la terminer. Celle-ci a été complétée au mieux du possible par sa seconde épouse, faisant hélas l’impasse sur certains événements « majeurs », telle l’absence cruelle d’un chapitre sur le making of de l’album Rubycon. Malgré l’impression d’un survol à moyenne, voire à haute altitude du parcours tourmenté de Tangerine Dream, vis-à-vis de la référence qu’est « forcément » l’ouvrage Force Majeure, Tangerine Dream, les visiteurs du son est assez plaisant à lire. Strictement chronologique, l’ouvrage se structure en 18 chapitres plus ou moins calés sur les sorties d’albums, quasiment un par an, sans compter les albums solo de Froese et Baumann et quelques albums live. Et, bien sûr, il nous livre aussi des anecdotes et informations rarement évoquées en français sur des événements majeurs, tels que l’éviction de membres pas tout à fait à la hauteur ou trop « allumés » (Conrad Schnitzler, Steve Schroyder), l’enregistrement chaotique au Manor de Phaedra, premier LP signé chez Virgin, le fameux concert de Reims de 1974, objet d’un scandale pour de mauvaises raisons, les absences et états d’âme d’un Peter Baumann dépressif qui lâche le groupe à plusieurs reprises sans daigner prévenir, avant son départ définitif pour les USA, le double concert à Berlin-Est à l’invitation de la GDR (la radio d’état est-allemande) en pleine Guerre froide, ou encore le départ de Johannes Schmoelling, qui avait remplacé Baumann. Bref, la vie aussi exaltante que tourmentée d’un groupe de musique expérimentale, avec ses hauts et ses bas. Et même ses divorces, le tout dernier, de Chris Franke, signant aussi la fin de l’ouvrage et peut-être même, d’une façon, la fin du groupe lui-même en tant qu’entité créative ? L’auteur n’est pas si loin de le penser, vu la baisse d’inspiration d’une formation toujours baptisé Tangerine Dream malgré ses mutations internes, progressives ou plus radicales. Or, comme chacun sait, en musique comme ailleurs, la quantité (des albums, ici) est inapte à compenser une qualité en berne.

Le choix de cette période limitée à vingt années, la plus encensée par les premiers fans du groupe, se défend donc, vu l’évolution ultérieure de la formation vers une musique formatée, bien moins innovante désormais que purement rythmique et comme gouvernée avant tout par les séquenceurs. L’auteur l’évoque à plusieurs reprises, et l’explique en partie par la mutation technologique inévitable (?) vers le « tout numérique » dès le début des années 80, mais aussi par les interférences et contraintes générées par les demandes croissantes de BO, dans la foulée de celle du film Sorcerer de William Friedkin, en 1976. Les délais exigés par l’univers du cinéma ont induit un recyclage de matériaux préexistants et, surtout, une baisse de créativité, faute de délais suffisants pour répondre en toute sérénité aux demandes. Des délais parfois limités à quelques semaines voire moins encore, comme lorsque Edgar Froese boucle sa copie in extremis le temps d’un vol transatlantique !

Tangerine Dream, les visiteurs du son s’est fait attendre, mais il va pouvoir combler la curiosité des jeunes générations n’ayant pas vécu en direct, voire en live, cette aventure de 56 années, et qui se demanderaient quel est ce groupe au nom bizarre de fruit exotique (on pense à la célèbre formule « la Terre est une orange ») qui a toujours sa place dans les bacs – reste à voir lesquels : rock, prog ou musiques électroniques ? Ainsi que les fans de la première heure, résolument non-anglophones et qui, on l’imagine, attendaient depuis longtemps d’augmenter leurs connaissances du parcours d’un groupe à géométrie variable, dont la musique et l’évolution « progressive » les accompagne souvent depuis leur adolescence. Il est juste singulier que l’auteur, Emmanuel Saint-Bonnet, lui-même fan de longue date, ait attendu la parution en 2019 du monumental coffret In Search of Hades pour partager avec des lecteurs son amour de ce groupe. Pourtant, si l’on excepte cette géniale bande-son Oedipus Tyrannus de 1974, égarée puis retrouvée, incluse dans ce lourd coffret-livre de 18 CD/DVD, toute la production de Tangerine Dream était déjà disponible sous une forme ou une autre, y compris la plupart de leurs concerts, que ça soit en album officiel ou en version bootleg en ligne. On regrettera aussi l’absence de toute photographie, hormis la pochette d’album introduisant chaque chapitre, mais il est vrai que le rendu d’images serait assez peu valorisé, associée au papier mat d’une collection privilégiant le Mot, plutôt que le Reste ? Rien de neuf sur ce plan, c’est un choix éditorial qui se défend.

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Enfin, on saura gré à l’auteur d’avoir cité Clair & 0bscur à plusieurs reprises comme l’un des sites de référence pour les informations sur Tangerine Dream ; celles sous forme de chroniques d’analyses détaillées d’albums, signées ces dernières années par notre ancien collaborateur et musicien Frédéric Gerchambeau, ou d’autres membres de l’équipe C&O, dont le rédacteur de cette chronique. D’autres sites ou blogs, francophones ou pas, y auraient aussi eu leur place : Big Bang Magazine, Guts of Darkness etc. Et s’il était encore là, notre ami Philippe Vallin, grand fan de Berlin School, aurait à coup sûr adoré chroniquer cet essai sur son groupe-culte : je lui aurais volontiers laissé ma place, il la méritait.

https://www.tangerinedreammusic.com/

https://lemotetlereste.com/

https://lemotetlereste.com/musiques/tangerinedream/

 

3 commentaires

  • Pat

    Livre interessant et bien documenté qui n’apportera certes pas grand chose aux fans de la première heure mais qui a au moins l’avantage d’exister et de peut être susciter la curiosité d’amateurs de musique électronique.
    Bel hommage au regretté Philippe Vallin , irremplaçable

    • Palabras De Oro

      C’est très bien résumé. Merci pour la pensée pour Philippe. Sa mémoire continue d’animer Clair et Obscur dont nous ne sommes que les héritiers.

  • Jean-Michel

    oui, même des années après, nous ressentons tous encore l’absence, le manque. Comme un « pilier » absent (même si l’édifice C&O tient encore, et suit toujours le cap…) En particulier pour des CD ou autres, ici un ouvrage attendu depuis longtemps, qui semble avoir comme été conçu tout exprès pour Phil et des fans absolus comme il l’était.
    Le groupe Tangerine Dream méritait aussi un ouvrage de référence (certes perfectible, comme toujours mais, face à l’absence, il est donc le bienvenu et va combler un autre manque. En espérant qu’il donne envie à des « + jeunes » de se (re)plonger dans ces années héroïques et d’y repêcher quelques trésors parfois oubliés.

    Jean-Michel

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