Yes – 90125
Atco Records
1983
Thierry Folcher
Yes – 90125
90125 de Yes. Bien malin celui qui aura la bonne prononciation. Cela pourrait être quatre-vingt-dix mille cent vingt-cinq, mais si on le dit en français, on doit aussi l’accepter en espagnol, en grec ou en ouzbek. Non, je pense qu’il faut utiliser la prononciation du pays d’origine, c’est-à-dire l’anglais. Mais combien d’entre nous, le faisons réellement ? Quasiment personne. Moi le premier. Drôle d’introduction qui pose un véritable problème d’éthique sur l’identification et l’appropriation de certaines œuvres voyageant à travers le monde. Juste une petite réflexion que je me suis faite lorsque l’envie de revenir sur cet album s’est présentée avec beaucoup de force. À tous ceux qui ne se sont jamais posé la question, il faut savoir que 90125 est le numéro de série attribué à cet album dans le catalogue Atco. Rien de plus, rien de moins. Nom et pochette quelconques, les attractions (de taille) étaient ailleurs et la rupture avec les emballages d’autrefois, consommée. Pour moi, associer le terme de « Oldies » à ce disque n’est pas facile dans le sens où je le considère comme l’exemple type d’une œuvre réussie, faisant table rase du passé et sur laquelle souffle un vent nouveau absolument irrésistible. Cela dit, tout n’a pas été simple. Il faut savoir qu’à l’époque de la sortie de 90125, il y avait déjà de vieux fans de Yes, la plupart attristés de voir leur groupe préféré se faire cataloguer de has been. Déjà, les épisodes Tormato (1978) et Drama (1980) les avaient pas mal secoués, mais c’est sans commune mesure avec ce qui allait arriver à l’automne 1983.
Un petit état des lieux s’impose. Dans les années 80, Yes éclatera en plusieurs identités fortes comme Asia, ABWH ou Jon & Vangelis. Des formations talentueuses qui assureront, tant bien que mal, la délicate transition avec une période dorée, toujours autant adulée par les fans de la première heure. De son côté, la publication de 90125 fera office de reformation officielle, mais sans le célèbre logo. Cela dit, ce n’était pas plus mal. Le virage, la rupture, le changement, la renaissance, appelez ça comme vous voulez, devait se voir. Contre toute attente, ce projet risqué, lancé à la base par Chris Squire, Alan White et Trevor Rabin, allait carrément casser la baraque et devenir le plus gros succès commercial du groupe. Ce que j’aime bien avec les « Oldies » de Clair & Obscur, c’est qu’on peut les replacer dans un contexte personnel. J’ai bien sûr acheté le disque à sa sortie et reçu la claque annoncée comme il se devait. Mais l’incroyable s’est présenté un peu plus tard en entrant dans un supermarché et d’être accueilli par la voix de Jon Anderson. Les haut-parleurs diffusaient « Owner Of A Lonely Heart » comme n’importe quelle autre fantaisie capable de faire consommer le client. Le 45 tours venait de sortir et allait peut-être finir dans le caddie d’une ménagère de plus de cinquante ans. Je vous assure qu’à cet instant, mes sensations furent contradictoires. Le plaisir d’entendre un de mes chanteurs préférés s’est vite substitué à un étrange sentiment de trahison. Yes ne m’appartenait plus, il fallait désormais le partager avec, au mieux, les habitués du Top 50 ou de MTV. Drôle d’impression ou drôle de situation qui, heureusement, ne s’est plus jamais représentée.
Alors, comment se fait-il que la musique d’un groupe, à l’origine des 19 minutes de « Close To The Edge », puisse être sifflotée dans la rue ? La réponse est toute simple : elle porte le prénom de Trevor (Rabin et Horn). Une paire artistique confondante de talent. D’un côté, un musicien parolier hors pair et de l’autre, un génie de la console aux multiples succès (The Buggles, ABC, Frankie Goes To Hollywood, The Art Of Noise, Propaganda…). Le matériel composé par Trevor Rabin (en grande partie, celui prévu pour le groupe avorté Cinema) était particulièrement conséquent. Il présentait des atouts considérables, mais le chant manquait cruellement de charisme (j’ai déniché une vieille démo de « Owner Of The Lonely Heart », chantée par Rabin et je dois avouer qu’elle avait peu de chance de faire le carton qu’on lui connaît). Ni une, ni deux, Jon Anderson fut appelé à la rescousse et la magie a opéré aussitôt. Ses parties de chant sont extraordinaires et les échanges avec Rabin apportent un plus que Yes n’avait jamais connu auparavant, même avec Chris Squire. Mais revenons plus en détail à cet album. Pour le grand public, 90125 est toujours associé à son incontournable single qui, à l’origine, ne devait pas se distinguer des huit autres morceaux. La volonté première du groupe était de garder une belle homogénéité et de se fondre dans la mouvance pop/rock FM, proche des productions de Toto ou de Police. D’ailleurs, le choix de faire revenir Tony Kaye aux claviers s’est fait dans ce but de simplification et de modernité.
C’est donc avec « Owner Of A Lonely Heart » que s’ouvre l’album, un titre où les échantillonnages chers à Trevor Horn sont à la fête et donnent une tout autre coloration à la musique de Yes. On est passé dans un autre monde (il continue à détonner dans la set-list des concerts de Yes ARW), dans un contexte où les nouvelles technologies d’enregistrement étaient capables de concurrencer la virtuosité des musiciens. Ce titre fut une claque monumentale qui résiste encore à l’usure du temps et qui est repris aujourd’hui par pas mal de cover bands. L’enchaînement avec « Hold On » est juste magistral avec un chant puissant capable de marteler des paroles, malheureusement très actuelles. On est ici avec un son quasiment hard, très riche et assez semblable à celui que produisait Van Halen à l’époque. Ensuite, « It Can Happen » achève ce début coup de poing en revenant à des sonorités plus progressives rappelant les dérives orientales de Steve Howe et certains gimmicks caractéristiques de The Wall. Superbe morceau qui a peut-être souffert de la concurrence immédiate du fameux « Changes » dont la construction alambiquée est un vrai modèle du genre. Tout est à retenir ici. La folle et changeante rythmique, le chant recueilli de Rabin, son association remarquable avec Anderson, sa guitare claire ou saturée et bien entendu, un refrain qui pénètre durablement notre mémoire. Après « Owner… », « Changes » est certainement le morceau dont on se rappelle le plus. On poursuit avec « Cinema », un court et décoiffant instrumental en hommage au groupe défunt du même nom et qui peut faire penser par moment à « Behind The Lines » de Genesis. Cette chronique s’allonge, mais il y a tellement de choses à retenir que le simple survol de 90125 est impossible, voire catastrophique.
Il suffit d’écouter « Leave It » et son chant choral pour vouloir passer du temps avec. Squire, Anderson et Rabin se partagent le micro dans un montage vocal tout aussi fort que « Bohemian Rhapsody ». Je sais, il faut éviter de dire que c’était mieux avant, mais quand on écoute les prouesses de « Leave It », on a la furieuse impression qu’aujourd’hui tout est devenu désespérément plat et réchauffé. Il nous reste trois morceaux à voir et non des moindres. À commencer par le popisant « Our Song » qui ne se gêne pas pour reprendre des schémas de Manfred Mann, de Saga et même de génériques TV des années 80. Vous l’avez sans doute remarqué, mais depuis quelque temps, les références fusent et semblent supposer que Yes a pas mal observé la concurrence. Pour ma part, j’aurai plutôt tendance à dire le contraire compte tenu de l’impact ressenti pour cet album. Il faut avancer et « City Of Love » prolonge la partition avec un Jon Anderson encore plus tranchant, un Trevor Rabin très acide et une paire White/Squire que l’on doit féliciter, ici comme sur tout l’album. Jusqu’à présent, tout était parfait et conforme à une même ligne directrice. Et puis, il a fallu que « Hearts » pointe le bout de son nez pour casser un peu l’ambiance. J’adore ce titre qui, pour moi, termine l’album en beauté. Seulement voilà, certains n’ont pas pu s’empêcher de le trouver ringard et pas du tout à sa place. Alors, c’est vrai qu’il ressemble davantage à un titre solo de Jon Anderson plutôt qu’à une conclusion logique à tout ce que l’on avait entendu jusque-là. Je n’en dirai pas plus, je vous laisse juges, mais tous les commentaires sont les bienvenus.
90125 est un album unique, ultradynamique, sans aucune faiblesse ni compromis. Le passé était bien enterré, mais il n’avait pas dit son dernier mot. On le sait aujourd’hui, le renouveau progressif a permis à Yes de ressortir ses vieux costumes avec plus ou moins d’à-propos et de succès. Dans ma chronique du décevant Mirror To The Sky (2023) j’avais laissé entendre que je ne m’occuperais plus de Yes. Je parlais, bien évidemment, de la formation actuelle. Alors, laissez-moi le plaisir de revenir sur l’ancienne et sur ces glorieuses années dans lesquelles il faut inclure, sans hésiter, la référence qu’est devenue 90125. Au-delà de ses qualités musicales évidentes, le disque a démontré que la gestion du groupe a été en tous points remarquable. Les changements de line-up ne se sont pas faits au rabais et au contraire, ils ont apporté ce second souffle si nécessaire à la poursuite d’une carrière apte à traverser les âges et les modes. Tout ça pour dire qu’il faut s’attendre à me voir revenir sur ces années magiques et pourquoi pas sur le travail de Trevor Horn. Il le mérite amplement. Pour finir et à propos de la prononciation de 90125, c’est Nine Null One Two Five qu’il faut utiliser, qu’on se le dise.
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Alors, sur un live bootleg des années huitante (Resurrecting Dragons, si mes souvenirs sont bons), j’ai entendu Jon Anderson le prononcer « Nine Oh One Two Five ».
D’accord avec toi. La même bande (ou presque) est à l’origine, onze ans plus tard, d’une autre merveille discographique, Talk, pourtant bien décriée à sa sortie.