Yes – Tormato : un album de trop ? (ou « un Yes de trop » ?)
Atlantic
1978
Jean-Michel Calvez & Thierry Folcher
Yes – Tormato : un album de trop ? (ou « un Yes de trop » ?)
Certains groupes à longévité notable (plus de 50 ans pour Yes, soit trois générations de fans !) ont jalonné leur existence d’événements plus ou moins dispensables – et on ne parle pas seulement ici de production discographique mais d’événements et aléas divers, comme au sein d’une famille ou de tout groupe constitué, qui plus est, de fortes personnalités (on pense notamment à Rick Wakeman, le virtuose mégalomane). Cela dit, comment pourrait-il en être autrement sur une telle durée, avec les hauts et les bas de la vie, les baisses de régime ou de créativité, disputes, querelles d’ego et autres événements de la « vie interne » (et externe) d’un groupe de rock ? Le cas de Yes est exemplaire sur ce plan avec un line up sans cesse bousculé (24 membres y sont passés à ce jour, certains pour très peu de temps, d’autres multipliant les allers/retours et les hésitations, tels Rick Wakeman et Jon Anderson), on a même eu droit un temps à une scission (ou sécession véritable) avec deux entités se battant pour le monopole du nom et du logo, chacune d’un côté de l’Atlantique. Noter que, tout comme Tangerine Dream depuis 2015, aucun membre du groupe Yes d’origine n’y est plus à ce jour (Alan White et Steve Howe y ont été les plus sages ou les plus stables et, comme on le sait, Chris Squire a hélas dû le quitter à jamais, pour de tristes raisons). Tout cela pour 19 albums studio de qualité variable, ce à quoi s’ajoute une profusion de témoignages live souvent discutables ou tout au moins non indispensables, car redondants et n’apportant rien au fan, hormis au collectionneur fou qui veut « tout avoir » de son groupe favori.
Nous sommes en 1978, à la fin de leur « âge d’or », peut-on dire a posteriori, lorsque Yes (encore à peu près intact pour son line-up) sort un Tormato qui, à l’image de la pochette renonçant de façon radicale à la griffe SF/fantasy de Roger Dean tel un mauvais présage, va rebuter plus d’un fan. Concernant ce visuel, on note que Rick Wakeman a réellement écrasé une tomate sur le projet créé par Hipgnosis, qu’il trouvait décevant… ce que l’on peut comprendre. Cet album de 1978 n’est pas de trop en tant que tel, il est juste à l’image d’un groupe qui se cherche et va s’éloigner de ses fondamentaux. Il rompt notamment avec la dimension symphonique et parfois mystique (on pense aux lyrics cryptés de Jon Anderson) des albums classiques qui l’ont précédé de 1970 à 1977 jusqu’à Going for The One, des albums adulés et élevés au rang de chefs-d’œuvre par les fans. Or avec Tormato, c’en est fini de la forme longue, ces fameux epics (« Close To The Edge », « Awaken » etc.) qui, comme chez Pink Floyd, ont tant fasciné les fans de la première moitié de cette décennie. Sur Tormato, les formats sont courts, compactés, pour ne pas dire formatés. On peut parler ici de simples chansons calibrées comme des tubes pop/rock, qui semblent déjà soumises aux contraintes de la diffusion en radio, tel « Don’t Kill The Whale », tube implicite de l’album, qui plafonne à 3’56, et même un « Madrigal » calé à 2’25 – la durée d’un simple solo de leur grande époque ! Cela dit, le son n’est pas encore si différent, car le line up de choc est conservé, certes plus pour très longtemps vu qu’il s’agit (pour un temps !) du dernier opus avec Rick Wakeman. Ses solos virtuoses éblouissants et l’arsenal de claviers, électroniques ou acoustiques, sont pour beaucoup dans l’impact et la signature sonore exclusive du groupe. Ici, le clavecin (une première, chez Yes) remplace l’orgue liturgique majestueux de l’epic « Awaken » (Going For The One). On sait que Wakeman aime les sonorités originales et sur « Arriving UFO », il s’amuse avec son Minimoog, où il exploite les divers effets sonores exotiques et cocasses autorisés par le synthétiseur. Au risque de surprendre par un excès de fantaisie, pour un groupe qui fut ô combien sérieux, voire ésotérique sur certains de ses albums précédents tels Tales From Topographic Oceans, Close To The Edge…
La sanction ne tardera pas, l’album déçoit, et Yes explose en plein vol, mais après sa « mue » (en langage rock : changement de line up). Il se refera rapidement une santé, avec l’arrivée des ex-Buggles Geoff Downes et Trevor Horn, pour l’improbable mais convaincant Drama (1980), une sorte de retour à leur grandeur passée (y compris pour son visuel somptueux, clin d’œil évident à la période Roger Dean et ses paysages fabuleux), puis le tubesque 90125 (1983), véritable rupture stylistique, cette fois, due à l’entrée dans le groupe de nouveaux membres aux idées musicales radicalement différentes (Trevor Rabin et Tony Kaye, ex Buggles), alors que Drama affichait une certaine continuité avec l’univers progressif. Or à l’aube des 80’s, cette rupture délibérée et assumée est aussi due à l’époque qui fait sa révolution sur tous les plans et attend désormais tout autre chose en musique aussi, de plus direct et simple (disons efficace et punchy) que les epics ésotériques et surchargés du rock progressif. Une période musicale bizarre, donc (pas seulement pour Yes), car elle signe plus ou moins la mort du rock progressif première génération avec, en ce qui concerne Yes, une décennie suivante à oublier. Ce sont en effet ces dix années allant de Big Generator (1987) à Open Your Eyes (1997), en passant Par Union (1991) et Talk (1994) qui, vus de notre millénaire, semblent être de trop, disons inutiles en termes de progression. Noter cet Union au titre surprenant (et même assez faux-cul ?), comme s’il cherchait à masquer ou nier la désunion effective de Yes en tant que groupe ? Ce méli-mélo souvent indigeste d’allées et venues laissa, à l’époque, bon nombre d’admirateurs sur le carreau. Pour cette période, on ne parle pas forcément d’albums de trop, mais plutôt de rendez-vous faiblards, qui n’ont eu d’autre mérite que de maintenir le navire à flot… et de remplir les caisses. Ou pas tout à fait car, comme pour le Pink Floyd de la période The Final Cut et la sécession de Roger Waters, intervient cette dissension majeure qui va conduire Yes à se scinder en deux « sous-groupes » (jeu de mots révélateur, non ?) séparés et rivaux, prétendant chacun à la possession exclusive du nom et du logo Yes. Mais c’est une autre histoire, une scission rarissime en pop-rock (même Pink Floyd avait su éviter une binarité aussi extrême, et Roger Waters avait assez vite admis de poursuivre son parcours sous son seul nom). Ceci brouilla plus encore les cartes et n’aida ni à la notoriété de ces deux sous-groupes yessiens, ni à la qualité de ses productions peu innovantes, car trop FM (ou alors, les resucées live de titres anciens), et trop consensuelles vis-à-vis des attentes de la décennie 80 et d’un jeune public à la sensibilité très différente de ses aînés.
On ajoutera que pour Yes, ce seront avant tout leurs passages récents sur scène qui deviennent douloureux et superflus. Les prestations de certains membres vieillissants sont parfois pitoyables et frisent le ridicule. Et, dans le cas où ces concerts sont publiés en CD ou coffrets et livrés aux fans, on peut cette fois parler d’albums de trop, de purs produits commerciaux visant les seuls inconditionnels prêts à acheter tout ce qui affiche le logo magique à trois lettres.
Un débat interne a conduit à sélectionner pour Yes un album de trop unique (c’est l’un des principes de cette rubrique), alors même que, sur le plan de l’écart vis-à-vis du rock progressif dont Yes fut l’un des leaders, c’est le 90125 de 1983 qui aurait pu être ciblé. Or, la différence entre cet album et Tormato est d’un autre ordre. Car Tormato affiche avant tout les signes d’usure manifeste d’un style Yes ne progressant plus (ou régressant ?), l’une des catégories identifiées dans la caractérisation possible d’un album « de trop ». Tormato est l’album allant trop loin, disons « une fois de trop », dans une direction déjà bien explorée et devenue sans grand intérêt, voire sans issue. Alors qu’à l’opposé, aussi différent soit-il, 90125 fut un virage assumé, une tentative véritable d’innover, pensée et calculée, eût-elle été à sa sortie un choc brutal et une claque (à tous les sens du terme), pour les fans de progressif qui attendent encore et toujours un nouvel album de leur groupe favori, juste assez proche des précédents, mais aussi un poil différent (eh oui, les fans sont exigeants !) pour les rassurer dans leurs certitudes. Tormato reste donc somme toute un assez bon opus, qui ne choqua pas lesdits fans de Yes – mais ne les enchanta pas non plus. Loin d’être un indispensable à inscrire au Hall of Fame du groupe, c’est une sorte de chant du cygne de leur période classique, un style auquel Yes (ou plutôt les deux Yes ?) cherchera à nouveau à se raccrocher, avec quelques réussites ou albums presque corrects (Magnification, Keys To Ascension, The Ladder, appelant souvent à la rescousse les visuels magiques de Roger Dean), sans jamais atteindre la grâce débridée et un peu sauvage du Yes du début des seventies.
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Bien vu.
Les albums qui suivirent « Relayer » me semblent pouvant être considérés « de trop » dans une option « rock progressif » jusqu’à Drama. Après c’est une autre histoire
Cool, le site !