Soft Machine – Other Doors

Other Doors
Soft Machine
Dyad Records
2023
Thierry Folcher

Soft Machine – Other Doors

Soft Machine Other Doors

John Marshall, l’antique batteur de Soft Machine, nous a quittés le 16 septembre dernier. La funeste liste s’allonge, c’est certain, mais quand on endosse le chiffre 8 (il était né en 1941), cela fait partie des choses probables qu’il faut bien accepter même si l’on aimerait repousser le plus loin possible cette triste échéance. Et plus on avance dans le temps, plus cela va s’accélérer parmi les anciennes gloires encore debout. John Marshall a rejoint Soft Machine en 1972 en remplacement de l’éphémère Phil Howard et du grand Robert Wyatt parti fonder Matching Mole (traduction tordue et pleine de sous entendus de Soft Machine en français). John Marshall est donc le troisième batteur de Soft Machine et le restera jusqu’au bout. Jusqu’à cet Other Doors sorti cette année, et pour lequel son style jazzy très aérien fait merveille. Écouter Soft Machine c’est prendre le risque de s’installer dans un monde où les codes sont abolis et les repères peu évidents. Une musique souvent instrumentale, qui se veut cérébrale et sans compromis. Chez eux, on parle à la fois de jazz fusion, de canterbury sound, de psychédélisme et de rock progressif pour à l’arrivée, réunir un peu tout ça. Donc, une approche artistique pour auditeurs avertis, à l’esprit ouvert et friands d’explorations soniques ambitieuses. Il est important de signaler qu’en dépits des nombreux changements de personnel et d’une musique en constante évolution, la philosophie initiale du groupe restera toujours la même et se vérifie une fois de plus sur ce dernier album, plutôt facile d’accès mais ne manquant pas de passages un peu plus marginaux. Pour raisons de santé, John Marshall avait malgré tout décidé d’arrêter et de terminer en beauté (on peut le dire) avec cet Other Doors qui fait honneur à sa très longue carrière. Par ailleurs, le légendaire bassiste Roy Babbington (présent sur deux titres de l’album) a lui aussi quitté le groupe après cet enregistrement qu’il faut voir comme une étape supplémentaire dans la saga mouvementée de Soft Machine.

La suite se fera sans ces deux personnages hauts en couleur et témoins du glorieux passé du groupe. Les commandes sont désormais aux mains du guitariste John Etheridge, du saxophoniste Theo Travis et du nouveau bassiste Freddy Baker. John Etheridge est loin d’être un inconnu puisqu’il figurait à l’affiche de Softs (1976), du plus récent Hidden Details (2018) ainsi que du projet parallèle nommé Soft Machine Legacy. Cette formation des années 2000, forte de trois honnêtes albums, peut largement revendiquer son appartenance à la maison mère avec un effectif dans lequel on retrouve John Marshall, Roy Babbington, Hugh Hopper et Elton Dean, un des saxophonistes des années 70. Voilà pour le pedigree, succinctement résumé et finalement assez cohérent malgré pas mal d’allées et venues chez les musiciens. Maintenant, revenons à nos moutons et découvrons ce nouvel album qui ne demande qu’à se dévoiler au grand jour avec toute la brillance dont il fait preuve sur les treize morceaux (tous instrumentaux) qui le composent. La pochette de Other Doors reprend la calligraphie de Third (1970) comme un symbole d’appartenance et de reconnaissance. Côté musique, plus de cinquante ans séparent ces deux albums, et forcément cela s’entend. Les balbutiements et la liberté du jazz fusion de l’époque se sont mués en un savoir faire bien carré et perméable. Le morceau d’ouverture intitulé « Careless Eyes » nous propose une intro celtico-floydienne des plus accueillantes avec flûte et guitare en vedette. Drôle de début tout en douceur qui ouvre parfaitement la revisite de « Penny Hitch », un titre de Seven (1973) écrit par Karl Jenkins et qui trouve ici un lustre nouveau et une interprétation fidèle, même si la version d’origine reste pour moi supérieure (le parfum vintage est irremplaçable). L’avantage de « Penny Hitch » est de mettre le Soft Machine de 2023 sur des rails jazz où la basse se transcende et invite le saxo à la suivre. Ça y est, Other Doors est enfin lancé avec de bons arguments. Reste maintenant à poursuivre dans la même veine et pourquoi pas, à prendre quelques risques propres à la maison SM.

Soft Machine Other Doors Band 1

Les deux titres suivants, le morceau titre « Other Doors » et surtout « Crooked Usage » vont faire le job et nous promener vers des espaces moins communs et moins confortables. C’est toujours la basse qui règne en pourvoyeuse d’ondes jazz de toute beauté. La guitare et les claviers n’ont plus qu’à se laisser aller à l’improvisation et à plusieurs délires avant que le saxo ne s’installe en parfaite dissonance harmonieuse. Bizarrement ces moments un peu décalés amènent le sourire et se savourent comme des expériences inavouables. On est chez Soft Machine, un point c’est tout, et les grimaces ne sont pas de mise. Pour faire taire les commentaires frileux, voilà que la belle équipe a la riche idée de nous envoyer la reprise de l’éternel « Joy Of A Toy ». Ce titre de Kevin Ayers figurant sur le tout premier album de 1968 est une perle mélodique qui remet Other Doors sur le droit chemin et rassure les plus sceptiques. Il faut savoir que Soft Machine a toujours manié le chaud et le froid et que toute autre attitude n’est pas acceptable. C’est pour cela que la suite du disque va continuer dans ce registre à deux variables. La belle parenthèse « Joy Of A Toy » passée, on repart comme au début avec les atmosphères folk de « A Flock Of Holes » suivie du nombriliste et dispensable « Whisper Back ». Deux moments transitoires pour se payer l’excellent « The Stars Apart ». Le groupe retrouve sa cohésion avec cette belle romance soft jazz qui met en évidence (une fois de plus) la basse de Freddy Baker. Le nouveau Soft Machine caresse dans le sens du poil mais attention, c’est pour mieux surprendre. L’hommage à Roy Babbington de « Now ! Is The Time » ne sera qu’un court répit face aux grincements de « Fell To Earth », bien enfoncé dans la partie sombre des compositions. Effectivement, après les douces mélopées précédentes, c’est une chute vertigineuse et douloureuse qui attend l’auditeur malmené. Le décor est fissuré et « The Visitors At The Windows » va constater les dégâts. C’est lugubre, malsain et difficilement éclairé par un saxo bien poli. Je pense que les musiciens s’amusent à nous faire mal et les fans de Soft Machine se régalent. L’électro cosmique de « Maybe Never » est tout sauf rassurante avant que l’ultime « Back In Season » n’achève merveilleusement cet album aussi surprenant que bien fait.

Soft Machine Other Doors Band 2

En définitive, Other Doors nous propose un beau et long voyage au pays du talent, de l’impro, de l’intense et du festif. Soft Machine peut ainsi durer dans la qualité et dans le respect de ses fondements installés maintenant depuis plus d’un demi siècle. John Marshall (actuellement remplacé par Asaf Sirkis) et Roy Babbington sont partis mais la nouvelle équipe emmenée par un John Etheridge plein de fougue et d’idées ne devrait pas en rester là et faire en sorte de maintenir à flot le grand Soft Machine. Wait and see !

https://www.softmachine.org/

 

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