Residuos Mentales – A Temporary State Of Bliss
OBB Records
2023
Thierry Folcher
Residuos Mentales – A Temporary State Of Bliss
Pourquoi j’aime autant le rock progressif instrumental ? Tout simplement, parce que ce genre de musique n’a pas besoin de longs discours pour atteindre nos cœurs. S’ils sont bien faits, certains assemblages instrumentaux peuvent déclencher des émotions qu’il serait bien dommage d’alourdir avec des textes inappropriés ou envahissants. Ceci dit, lorsque les paroles sont inévitables, le juste équilibre n’est pas toujours simple à trouver. Certains y parviennent haut la main (Camel, Caravan, King Crimson, Pink Floyd, Ange… ), mais d’autres, beaucoup trop bavards, galèrent un peu plus (The Flower Kings, Marillion, Dream Theater. Et puis, la musique est un langage universel. Qu’elle vienne d’Angleterre, du Pérou, d’Ukraine, de Pétaouchnok ou de Grèce, tout le monde la comprend. Pas besoin d’avoir recours à un dico pour déchiffrer (défricher ?) des discours souvent tordus et à l’arrivée, presque inutiles. Alors bien-sûr, il y a l’importance du chanteur et de la voix. Et là-dessus, je suis d’accord. J’ajouterais même qu’une voix peut devenir la marque de fabrique, le premier élément d’identification d’un groupe et de sa musique. Mais dans ce cas, je la vois plus comme un instrument à proprement parler et moins comme une faculté à transporter des mots. A contrario, certains vocalistes peuvent être (selon moi) de piètres ambassadeurs de leur formation. Je pense à toute cette catégorie de chanteurs irritants (Steve Hogarth) qui bouffent l’espace et ne laissent pas assez de place aux mélodies et aux constructions symphoniques dont le rock progressif est dépositaire. Tout cela est bien sûr personnel et contestable, alors ne vous privez pas pour le dire. Maintenant, je m’adresse aux fans de Residuos Mentales, pour m’excuser d’avoir pris en otage leur groupe préféré et d’avoir abusé de leur patience. Il est grand temps de passer à cette étonnante formation, que je ne connaissais pas et qui a fait ressurgir de drôles de sensations avec leur tout nouveau A Temporary State Of Bliss. Ah, j’oubliais, Residuos Mentales pratique un rock progressif 100% instrumental de très, très bonne qualité.
Comme son nom ne l’indique pas, Residuos Mentales (gaspillage mental en espagnol ?) nous arrive tout droit de Grèce et se compose de Stratos Morianos (pianos, synthés) et d’Alexandros Mantas (Guitares, flûte), deux jeunes Athéniens réunis en 2012 autour d’un projet destiné à faire revivre un prog/rock old school, aux références assumées, mais avec un réel pouvoir imaginatif dans la construction et la mise en scène. Après Introspection, leur premier effort studio sorti en 2018, notre sympathique duo revient nous charmer avec A Temporary State Of Bliss, un deuxième album bien mieux maîtrisé et beaucoup plus vitaminé. Les pochettes et les titres de ces deux disques sont de vrais indicateurs sur les intentions de leurs auteurs. Autant Introspection présentait un aspect sombre et pesant de leur univers, autant A Temporary State Of Bliss (un moment de grâce ?) se veut plus lumineux et immédiat. Je précise aussi, qu’une belle section rythmique, composée de Dimitris Radis à la basse et de Yiannis Iliakis (également batteur chez Ciccada) à la batterie, accompagne les deux leaders sur tout le disque, le rendant ainsi plus charnel, plus rock et moins froid. Voilà, les présentations étant faites, il suffit maintenant de se laisser aller à la découverte des quatre titres de ce disque et de renouer avec un genre où seul le message des notes de musique est pourvoyeur de plaisir. Cela commence par « The Stuff Of Dreams », un gros pavé de 17 minutes où une ribambelle de petites vignettes vont se succéder sans heurts ni compromis. Un assemblage casse-gueule au demeurant, mais qui trouve ici une cohérence extraordinaire. Les belles phrases de claviers rappellent Clive Nolan, Camel ou Genesis et les soli de guitare passent du chaud au froid sans coup férir. Seulement voilà, aux deux tiers du parcours, une basse mutine va fissurer ce joli décor et le transformer en une danse frénétique plutôt inattendue. Et c’est là que tout change, que Residuos Mentales devient adulte et que l’auditeur, pas vraiment averti, en prend plein les oreilles. La fin est tout bonnement splendide avec une guitare virevoltante qui entraîne tout le monde dans une ronde effrénée. Une éclatante réussite, que tout amateur de rock progressif devrait écouter sans tarder.
C’est marrant, mais lorsque j’ai repéré ce disque parmi la multitude de sorties que la production musicale nous « inflige » aujourd’hui, j’ai tout de suite senti que je tenais là quelque chose de différent, quelque chose qui justifiait enfin ce travail de prospection pas toujours récompensé. La plupart des émotions que l’on ressent en écoutant A Temporary State Of Bliss sont le fruit d’un travail bâti sur des bases solides et à partir de schémas, bien connus et éprouvés. Mais, qui dit familier ne veut pas dire pour autant, sans risque et fermé aux découvertes. Le bon équilibre et le talent feront le reste et seront gage de survie dans un milieu pas toujours indulgent. Le voyage se poursuit avec « The Missing Part », un court morceau (plus de 5 mn quand même) partagé entre la trompette jazzy de Vaggelis Katsarelis et la guitare pleine de bends d’Alexandros. Un mariage heureux où chacun semble devoir se sortir les tripes pour maintenir au top l’énergie et les bonnes vibrations du titre précédent. Morceau de transition, à la valeur certaine et respiration indispensable avant le nouveau choc de « A Series Of Self-Correcting Errors ». Douze minutes pour indiquer sans détours vers quelle destination le groupe veut nous emmener. Les douces saynètes proches d’Anthony Phillips ou de Willowglass sont abandonnées pour laisser place à un puissant rock symphonique, bien ancré dans la mouvance actuelle. Un beau déferlement de décibels certes, mais qui n’oublie pas de calmer la donne lorsque c’est nécessaire. Le deuxième solo de guitare signé George Karayiannis est tranchant à souhait, la basse de Dimitris Radis pleine d’allant et les claviers de Stratos Morianos toujours aussi variés et précis. Ensuite, « Impending Catastrophe » termine l’album dans le même état d’esprit, confirmant le parti pris énergique, presque métal de la musique. Quelle transformation depuis Introspection ! Le changement est spectaculaire et les clins d’œil sont désormais à chercher du côté des norvégiens de Wobbler ou du Jabberwocky de Clive Nolan et Oliver Wakeman. Seule la fin, un peu abrupte, aurait peut-être mérité plus de dramaturgie pour finir en beauté. Mais bon, c’est chipoter pour pas grand-chose.
Avec A Temporary State Of Bliss, le duo grec de Residuos Mentales nous offre une belle carte de visite capable de conquérir une planète prog en manque de nouvelles sensations. La promotion de cet album sera déterminante et devra compter sur un bouche-à-oreille épidémique pour tenter le pari du succès à travers le monde. Comme je le disais en début de chronique, la figure emblématique de cet album n’est autre que la musique. Et là-dessus, je ne me fais pas trop de soucis, car l’Histoire de cet Art ne manque pas d’exemples où elle se suffit amplement à elle-même. Sans être révolutionnaire, A Temporary State Of Bliss possède assez de qualités pour séduire et donner envie de voir l’aventure se poursuivre. Par ailleurs, je n’ai aucune info concernant un potentiel passage sur scène de nos amis athéniens, il faudra donc se contenter, pour l’instant, de ces quarante-cinq minutes de studio comme unique référence. Et c’est déjà très bien.
https://residuosmentales.bandcamp.com/album/a-temporary-state-of-bliss