Jack O The Clock – The Warm, Dark Circus
Cuneiform Records
2023
Pascal Bouquillard
Jack O The Clock – The Warm, Dark Circus
J’étais inquiet, sisi, maintenant je peux bien l’avouer, j’étais très inquiet. D’abord, en 2019, il y a eu les indispensables témoignages publics des prestations de Jack O The Clock, suivis en 2020, par Witness & No Outlet, Volume un et deux, deux excellents albums qui reflétaient, pour ceux qui suivent Damon Waitkus, sa manière délicate de vider ses tiroirs musicaux en forme d’initiation aux adieux et d’invitation au voyage. Cette fois encore, il s’agissait d’un succès en demi-teinte, tellement représentatif du génie créatif de Damon, aussi effervescent que poli. Enfin, en 2021, ce que je craignais arriva : Damon quitte la baie de San Francisco, berceau du groupe, pour partir vivre dans le Vermont (avec Emily). Damon m’assure à l’époque que Jack O The Clock a un catalogue musical inexploité impressionnant, mais comment imaginer qu’il puisse toujours s’investir avec un groupe qui, à présent, se trouve à près de 4000 km de son nouveau nid. Pour moi, c’était le dernier clou qui scellait le cercueil d’un groupe hors pair et injustement ignoré. L’atmosphère différente, plus concrète, plus historique, décrivant l’histoire de Damon quittant sa vie californienne, me confortait dans cette perspective, peu réjouissante. De plus, cette même année 2021, voit la naissance d’un nouveau groupe, Ventifacts dont l’opus éponyme est le fruit d’une collaboration étincelante entre Ben Spees du groupe Mercury Tree et de Damon de Jack O The Clock. Encore une réussite, un parfait équilibre entre les deux mondes, le monde de Ben, plus conventionnel dans le fond, mais microtonalement surprenant dans la forme (il joue en ¼ de ton le bougre), et le monde puissant et sans fond de Damon. Voilà encore un album, que je recommande à tous ceux d’entre vous qui vivent hors de la boîte.
Cependant, quand Damon a eu la gentillesse de me faire parvenir le dernier album de Jack O The Clock, The Warm, Dark Circus, mes oreilles ont fait trois tours dans mon slip et j’ai repris le chemin de la plume, car je peux vous dire que des oreilles dans un slip, ce n’est pas facile à vivre !
J’ai toujours aimé commencer par la fin, alors je le dis sans détours, The Warm, Dark Circus est un chef-d’œuvre, mais pas n’importe quel chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre de la trempe d’un Nursery Crime. Je me souviens encore, du haut de mes 14 ans, sortant de Deep Purple et de Pink Floyd, de ma plongée vertigineuse dans les grâces alambiquées des mélodies de Genesis. Ça montait, quand je pensais que ça allait descendre. Ça s’arrêtait quand je pensais que ça allait continuer. C’était puissant, c’était poli ; poli, mais irrévérencieux. Il m’en a fallu du courage et de la persévérance pour accéder à ce vrai moment de bonheur musical que je n’oublierai jamais où enfin je comprenais ce que j’écoutais (il faut parler cambodgien pour apprécier la musicalité d’un poème en cambodgien, non ?). The Warm, Dark Circus est de cette qualité et réclame cette même exigence (t’as quand même pas besoin d’apprendre le cambodgien). Damon Waitkus, Emily Packard, Jason Hoopes, Jordan Glenn, Thea Kelley, Kate McLoughlin sont de retour avec une ribambelle de musiciens et d’instruments invités pour nous bousculer avec élégance, nous mettre à l’épreuve sans bruyamment s’imposer. Je crois même que cette élégance est le défaut de leur qualité et la raison pour laquelle il reste encore en marge des grands reconnus par tous comme grands !
Les neuf morceaux présentés dans ce nouvel album alternent l’intimisme et l’épique. Globalement, nous voilà revenus au temps de la haute créativité de Repetitions Of The Old City Part 1 and 2 où créativité lyrique, entre ésotérisme et cauchemar, rivalise avec créativité musicale. Ceux qui ont eu la gentillesse de suivre les aventures chronicales de votre serviteur (c’est nouveau, ça vient de sortir et j’en profite pour glisser un petit coucou à Jean–Michel) savent que j’ai un penchant pour les mesures asymétriques et les comptages bancals qui font tourner la tête de ceux qui comptent la mesure (le champion hors catégorie dans ce domaine est Vennart et son premier album The Demon Joke). JOTC se trouve encore au-delà, dans une autre dimension que je pourrais mettre en parallèle avec celle qui existe entre la musique sérielle et la musique atonale. Dans la première, les règles sont différentes, mais elles existent. Dans l’autre, il n’y a pas de règle. J’ai longtemps essayé de compter en écoutant JOTC (c’est nerveux chez moi, ça me détend de trouver la clé cyclique du déséquilibre). Chez JOTC, c’est impossible et si c’est possible, c’est parce que le texte de Damon lui a imposé cette métrique répétitive. Je m’explique : Damon est un écrivain (je le cite) qui met en musique ses textes. Les textes sont donc pour lui plus importants que tout. Il m’a d’ailleurs avoué qu’il avait souvent le défaut de mettre la musique « trop en avant » (moi, je ne trouve pas du tout, mais bon, je ne suis qu’un très modeste musicien). Je suppute donc (t’inquiète, c’est pas contagieux) que la métrique n’a qu’à bien se tenir et faire là où Damon lui dit de faire. Cette approche unique (à ma connaissance) crée une musique imprévisible qui trouve sa puissance au cœur de l’émotion lyrique des cauchemars littéraires du poète (sisi Damon, tu es un poète !) : « The Ladder Slipped », « Stuck Inside Of Elvis », « Durer’s Rhinocéros », « How Are You Doing » sont parfois des mystères rythmiques qui doivent rester mystérieux et simplement faire transpirer le pauvre Jordan (le batteur) dont la fonction première est de faire rocker tout ça et faire en sorte que tout le monde se retrouve « au tas de sable » à la fin. À l’opposé de cette démesure mesurée, se trouve « Sage’s Song » dont la fraîcheur de l’arpège rappelle celui de « For Absent Friend » du Genesis. En parlant d’influences, Damon va sans doute s’en défendre, mais il y a du Kate Bush dans certains phrasés et intonations, du Genesis dans certains arpèges (donc), du Gentle Giant dans certaines orchestrations. À ce titre, l’introduction au basson de « Stuck Inside Of Elvis » est une délicieuse illustration. Enfin, il y a aussi du « lard dans cette bombe surprise ! », petit aparté pour ceux d’entre nous qui se souviennent avec émotion de Lucky Luke, La Diligence autre genre, autre chef-d’œuvre du regretté Goscinny mais je m’égare.
Où en étais-je ? Ah oui ! En quelque sorte et bien malgré lui, Damon nous laisse quelques cailloux structurellement simples sur le chemin de notre découverte pour éviter que nous nous perdions. Quel pédagogue ce Damon ! Quelques raisons d’être nostalgique cependant : les prochaines versions live seront avec une nouvelle section rythmique pour d’évidentes raisons de distance (4000 km pour une répète, ça craint !) et Jordan et Jason vont bien me manquer. Cependant « Ze chaud meust go onne ! » comme dirait un chroniqueur ringard en mal d’inspiration. Ce qui importe est que JOTC survive et quelle leçon de survie que ce nouvel opus ! Chapeau bas monsieur Waitkus et une mention spéciale pour Thea dont la voix, si proche de celle du compositeur, est davantage mise en valeur ici, notamment dans « Snowman On The Ledge » qui conclut l album et initie presque inéluctablement le désir d’y retourner. Allez ! La même chose garçon, c’est ma tournée !
PS : la pochette est inspirée par le Rhinocéros de Albrecht Dürer, peint par le maitre Germain en 1515 (et non, pas à Marignan ! perdu !) d’après une description littéraire et sans avoir jamais vu l’animal. Ceci est une parfaite illustration d’un album et d’un compositeur qui sollicite notre imagination bien au-delà de la convention et nous invite à créer notre propre Rhinocéros. La tâche colossale est à la mesure de la récompense.