Grobschnitt – Rockpommel’s Land
Brain
1977
Thierry Folcher
Grobschnitt – Rockpommel’s Land
Plonger dans l’univers de Grobschnitt, c’est prendre beaucoup de risques. Le risque de se perdre, le risque de ne pas comprendre ou tout simplement, le risque de ne pas aimer. Alors bien sûr, sauter sur la bête de but en blanc est quasiment voué à l’échec. Il faut commencer par tout replacer dans le contexte, essayer de suivre le groupe pas à pas depuis le début, le remettre dans l’environnement de l’époque et surtout, accepter certains écarts vraiment dispensables. Côté musique, c’est vers du rock progressif à tendance psychédélique qu’il faut situer cette formation de seconde zone mais au fort potentiel créatif et émotionnel. Je pense que ses plus grands défauts sont le chant en anglais pas toujours maîtrisé et quelques délires humoristiques qui tombent un peu à plat. Et c’est bien dommage car certaines compositions sont de très grande qualité à l’image de « Rockpommel’s Land », le titre de vingt minutes qui donne son nom à l’album de 1977. Ce disque est une référence qui livre un bel aperçu de ce que Grobschnitt, alors à son apogée, pouvait faire de meilleur. La pochette assez réussie (mais pas de Roger Dean) donne quelques indications sur l’histoire féerique et presque enfantine que Rockpommel’s Land va nous offrir en quatre morceaux bien concis et parfaitement écrits. Mais avant de continuer, un peu d’histoire s’impose. Grobschnitt est une formation allemande associée à la mouvance Krautrock, particulièrement en vogue au début des années 70. Elle s’installe d’emblée dans un style psychédélique un peu fou et propice à d’interminables prestations scéniques dont elle sera vite coutumière. Le premier album éponyme sort en 1972 et dévoile des musiciens aux pseudos assez cocasses comme Wildschwein (sanglier) pour le chanteur Stefan Danielak ou Lupo pour le guitariste Gerd-Otto Kühn. Sur ce disque, c’est le bien nommé « Symphony » qui entame les hostilités par d’étranges vocalises suivies d’une belle et réjouissante partie musicale assortie de groove et d’un lyrisme proche de Barclay James Harvest. Morceau choc qui inaugure de la plus belle des façons le répertoire Grobschnitt.
La suite sera à l’avenant avec des albums toujours portés vers de grands défis comme le double LP Ballermann (1974) et son dantesque « Solar-Music ». Un space rock de plus de trente minutes qui voit passer Led Zeppelin, Hawkwind et Iron Butterfly dans une monstrueuse marmite à décibel. Les parties d’orgue de Volker Kahrs (Mist) sont un modèle du genre qui valent à elles seules le détour. Dans l’esprit, « Solar-Music » est une référence qui possède la même intensité que « Free Bird », le brûlot rock sudiste de Lynyrd Skynyrd. Pas étonnant que le groupe soit toujours considéré comme un des plus représentatifs de la scène allemande de l’époque et son album Solar Music – Live de 1978, un des meilleurs albums live de tous les temps. Hélas, la production des années 80 sera bien en dessous avec d’épouvantables incursions dans la pop new wave. L’aventure s’achèvera en 1987 avec l’indigent Fantasten loin, très loin de ses glorieux aînés. Maintenant, revenons à Rockpommel’s Land et à son histoire un peu cul-cul mais fort heureusement, pas trop envahissante. Il y a ici une certaine naïveté qui n’est pas sans rappeler Olias Of Sunhillow de Jon Anderson et tout son attirail mystique (la poésie en moins). En deux mots, on a affaire au jeune Ernie qui débarque à dos d’oiseau à Severity Town, une ville où le rire est interdit. Et c’est grâce à sa quête du pays de Rockpommel qu’il découvrira le moyen de libérer le monde des forces du mal. Bon, la musique fera la différence et trouvera beaucoup plus de crédits à nos attentes. Cela commence doucement avec « Ernie’s Reise » et ses beaux arpèges de guitare qui accompagnent le chant de Stephan Danielak dans un style proche de Uriah Heep. Puis le morceau prend son rythme de croisière dans une composition très inventive qui retranscrit à merveille l’aspect aérien du voyage. C’est très beau, toujours en mouvement, porté par une rythmique bien carrée (Wolfgang Jäger à la basse et Joachim Ehrig à la batterie), le tout enjolivé par la guitare de Gerd-Otto Kühn et les claviers de Volker Kahrs omniprésents.
« Severity Town » reprend les mêmes ingrédients mais se fait un peu plus bavard donnant de ce fait, plus d’emprise à l’histoire. On se retrouve plongé dans un registre proche des anciens Genesis aux tonalités vocales changeantes et à la construction théâtrale un peu ampoulée. Pas de panique, c’est toujours très agréable à suivre et la diversité des ambiances amène un réel plaisir d’écoute. Le court (quatre minutes quand-même) « Anywhere » qui suit est une petite merveille de douceur et de délicatesse qui nous fait penser aux dentelles musicales de Magna Carta. On arrive donc à « Rockpommel’s Land », la pièce maîtresse qui du haut de ses vingt minutes va rejoindre sans crainte les grandes fresques musicales dont le rock progressif est spécialiste. A l’inverse de « Solar-Music », elle sera beaucoup plus structurée et moins destinée à tenir lieu de marathon sur scène. Le départ à l’aspect martial va agir comme détonateur à de belles joutes où le chant, la guitare et les claviers vont se succéder pour servir des mélodies particulièrement accrocheuses. On pense à Saga pour la voix mais aussi pour le côté sautillant de la musique qui frôlera par moment le sublime. Les variations de cadence sont nombreuses et les quelques bruitages pas trop pénibles. La guitare de Gerd-Otto Kühn est une fois de plus à la fête, alternant arpèges et chorus dans un ensemble cohérent bien ficelé. Après un joli passage en suspension, le morceau se termine de façon majestueuse dans un élan où la guitare et le piano se livrent une rude bataille sans vainqueur. Alors, qu’est-ce qui a manqué à Grobschnitt pour pouvoir cueillir des lauriers plus que mérités ? Tout d’abord, son style de musique était largement dominée par une scène anglo-saxonne innovante et de très bon niveau. Ensuite, le groupe ne s’est pas exporté du tout et son attachement au public allemand devait suffire à son bonheur. Pas de regrets donc, les gars de Grobschnitt se sont certainement bien amusés et leur empreinte locale est encore solide. A noter que la force motrice constituée de Gerd-Otto Kühn et de Stefan Danielak continue toujours de tourner et s’apprête même à sortir une revisite acoustique de leurs chansons. La tournée promotionnelle sortira-t-elle d’Allemagne ? Et pourquoi pas ce coup-ci !
La musique de Grobschnitt n’est pas indispensable même pour les grands consommateurs de rock progressif. Mais celui qui se décidera un jour de partir à sa conquête ne le regrettera pas, loin de là. Il installera ainsi un petit coin de paradis où Grobschnitt viendra rejoindre ses compatriotes de Guru Guru, Eloy, Triumvirat, Birth Control et bien d’autres. Privilégier le rock anglo-saxon n’avait rien de dérangeant et d’anormal à l’époque mais aujourd’hui les choses ont changé et le retour vers d’autres contrées est chaudement recommandé car de véritables trésors y sont restés cachés depuis trop longtemps. Et puis, si vous êtes nostalgiques des seventies, il est très excitant de savoir que Grobschnitt et ses confrères sont parfaitement armés pour nous renvoyer vers cette extraordinaire période fondatrice.
https://www.grobschnitt.rocks/index.php/de/