Saga – Symmetry
e.a.rMUSIC
2021
Thierry Folcher
Saga – Symmetry
Un jour, je me suis amusé à faire le tour des groupes de rock progressif majeurs et à rechercher celui que j’avais volontairement zappé pour d’obscures raisons, artistiques ou autres. Et là-dessus, un nom se mit à clignoter avec une telle intensité que le jeu s’est arrêté immédiatement. SAGA venait de s’afficher en lettres d’or comme une évidence à mon manque de discernement de l’époque. Et pourtant, lorsque nos amis canadiens ont débarqué en 1978 avec leur prog futuriste, ils avaient la possibilité de combler (un petit peu) le vide abyssal qui engouffrait mes idoles et leur musique jugée, à ce moment là, indésirable. Le plus désespérant dans tout ça, c’est que la bande à Michael Sadler a souvent croisé mon attention à la lecture d’articles plus ou moins élogieux ou lors de rares passages TV/radio. Leurs pochettes m’étaient familières et certains de leurs premiers titres, plus qu’encourageants (« Ice Nice », « Humble Stance », par exemple). Alors pourquoi ce manque d’attention ? Parce que Marillion, IQ et Pallas ont débarqué et que leur musique, plus en phase avec l’ancienne école, a largement fait de l’ombre aux sautillantes épopées de Saga. Du coup, aucun vinyle, aucun CD ne sont venus alimenter mes étagères pendant très longtemps. Mes moyens financiers étaient limités et les choix nécessaires. Voilà, Monsieur le juge, je plaide coupable mais vous pourrez constater que depuis, je me suis largement amendé. Et pour prouver ma bonne foi, je m’engage à chroniquer leur miraculeux dernier album Symmetry qui se présente comme une relecture acoustique d’anciens morceaux. Mais au-delà de cette petite histoire personnelle, il y a un ouvrage qui, contre toute attente, possède de réelles qualités et peut donner des idées aux égarés dont je faisais partie. Et puis, ce sursaut créatif vient remettre de la lumière dans la fabrique Saga annoncée comme définitivement fermée en 2017.
Ne boudons pas notre plaisir, même si l’on ne va pas retrouver l’emblématique son flamboyant de Saga dans les douze titres de Symmetry. Cette nouvelle approche est plus soft, moins nerveuse et surtout élaborée comme une offrande au public venu les applaudir lors de leurs concerts où ils assuraient la première partie en forme de set acoustique. Car bien que Sagacity (2014) figure comme leur dernier effort studio, le groupe n’a pas disparu des radars et a continué de tourner jusqu’à l’arrêt forcé de l’année dernière. Une situation que Symmetry est venu combler de façon très habile en donnant aux musiciens la liberté de réinventer chacun chez soi quelques fragments d’une carrière de plus de quarante ans. La liste retenue va couvrir une bonne partie de leur discographie en commençant par le tubesque « Pitchman » tiré de l’album Heads Or Tales de 1983. Une mise en bouche de toute beauté révélant le son et les tonalités qui feront la marque musicale de Symmetry. Le rythme légèrement disco du « Pitchman » original va s’effacer pour une approche bien différente mais toujours alerte. Le chant est plus chaleureux, les interventions de Jim Gilmour à la clarinette ou à l’accordéon surprennent par leur audace et la deuxième partie n’est pas trahie grâce à la vélocité d’un Ian Crichton ébouriffant. Mais la surprise vient de la présence plus que remarquable du violon de Shane Cook. Une belle trouvaille qui met en valeur toute la finesse d’une composition devenue moins dépendante des claviers. Pas mal du tout cette réécriture qui me fait plonger tête première dans l’exploration des titres et d’en repérer certains comme « Tired World – Chapter Six », qu’il me tarde de découvrir à la sauce Symmetry.
Alors, autant commencer par là. « Tired World – Chapter Six » est une petite merveille d’un autre temps qu’on réécoute avec toujours autant de plaisir. Ce titre magnifique qui termine le premier album garde ici toute sa fougue avec une solide mélodie qui vient nous rappeler au bon souvenir du Saga originel, tellement novateur à l’époque. Sur Symmetry, « Tired World – Chapter Six » déploie son souffle épique grâce aux cordes (violon, violoncelle) omniprésentes et en concurrence directe avec la fabuleuse technique de Ian Crichton à la guitare. Ce passage est de toute beauté mais le constat est sans appel : avec ces nouvelles versions, on est dans deux mondes différents qu’il faut appréhender en totale indépendance. Sur « Images – Chapter One » par exemple, la nouvelle mouture est d’une tendresse remarquable, propre à faire fondre la banquise et à délaisser l’œuvre originale pourtant inoubliable. Ici, la clarinette règne en maîtresse des lieux, les cordes s’envolent, les baguettes claquent, le banjo se distingue et la belle voix de Michael Sadler trouve sa place, bien au chaud dans ce nid douillet. Faut dire que la production éclatante de Brian Foraker y est pour beaucoup et la réussite du disque doit énormément à cet enregistrement d’une grande clarté. Les surprises sont nombreuses, notamment dans la forme avec la présence de deux medley fabriqués à partir de trois morceaux distincts et mixés de façon tout à fait homogène pour devenir crédibles auprès des auditeurs. Un travail de haute voltige plus que convainquant mais qui demande du temps et une certaine ouverture d’esprit. Par contre, les « Prelude #1 » et « Prelude #2 » me semblent plus dispensables même s’ils mettent Ian Crichton bien en évidence. On ne dira jamais assez de bien de ce grand guitariste dont la technique rappelle celle de Trevor Rabin ou d’Al Di Meola.
Sur Symmetry, les titres s’enchaînent et brillent par leur modernité. En écoutant « Wind Him Up », on a du mal à croire que ce petit bijou vient tout juste d’avoir quarante ans. La mélodie est intemporelle et continue encore aujourd’hui son travail de pénétration des neurones. Là aussi le violon fait sensation en virevoltant et en dynamisant toute la fin du morceau. Le plus récent « Always There » (2001) retrouve une seconde jeunesse encore plus dynamique et se lâche ouvertement en donnant libre cours à un banjo qui ne laissera sa place que le temps d’un break superbe et bienvenu. Je n’ai pas peur de dire que je préfère (et de loin) cette version à celle que l’on entend sur House Of Cards. C’est toute la magie de Symmetry qui remplit, au-delà de toute espérance, son travail de mise à jour d’un matériel enregistré avec les techniques et les contraintes de leur temps. Vous verrez, il y a d’autres petites choses que je vous laisse découvrir, mais je ne pouvais pas finir sans citer l’exemplaire section rythmique composée de Jim Crichton à la basse et de Mike Thorne aux percussions, deux compagnons à part entière du navire Saga, plus que jamais à flot.
La carrière de Saga ne fut pas d’une tranquillité exemplaire et leurs créations ont côtoyé le très bon comme le franchement tiède. Pour tout amateur de prog éclairé, les cinq premiers albums sont à posséder sans crainte avec en plus quelques pépites rares (comme le déroutant Generation 13 de 1995) à récupérer dans leur abondante discographie. La libellule cyborg est devenue spectrale mais avec Symmetry, la musique a pris de la chair et ne s’est jamais aussi bien portée. Elle semble à nouveau à la portée d’un très large public qui ne doit pas tomber dans le piège d’une bouderie incompréhensible. Suivez mon regard…