Dälek – Precipice
Ipepac Recordings
2022
Jéré Mignon
Dälek – Precipice
L’air est maussade, vicié. L’humidité, grasse et pesante, dont on cherche à se débarrasser, s’abat sur les épaules. S’amoncellent à l’horizon des nuages lourds, gris et menaçants. Pollution ou matérialisation d’un inconscient… Dans ce ciel opaque, perçus dans une paréidolie visuelle, se dessinent les visages des diverses victimes d’un monde perdu et abscons. L’ambiance se pose, renfrognée… Lever les yeux au milieu des immeubles ternes, des transports anxiogènes, des foules anonymes, dépressives/agressives. Les mots, se taisent… Durant un temps.
« Nous marchons anesthésiés entre les risques que nous créons. De temps en temps, un accident nous secoue de notre torpeur, et nous jetons un coup d’œil dans le précipice »
Ivar Ekeland
Deux années. Paralysé, enfermé. Seul face aux écrans, aux incohérences, aux idées gangrenées, à l’enfermement, au repli et au doute. Face aux autres, à soi, face au Précipice. Sans en être resté inactif, loin de là (la séries des Meditations en sept volumes entre 2020 et 2021), Will Brooks a entièrement revu sa copie. Precipice s’ouvre tel un champ de coton métallique. Intonations shoegaze (merci Mike Mare) et bruissements contemplatifs parsèment cet instrumental drone/ambient laissant un temps d’adaptation. Actualisation d’un environnement sociétal changé. Prise de conscience entre nuages dispersés et paysages d’une horizontalité menaçante… Puis vient la colère. Grincements, bruit et rythmique. Du contemplatif à la colère, il n’y a qu’un pas. La poisse, l’urbanité, la crasse. Hip-hop lourd, rêveries euphoriques, utopie maladroite et désespérée, frénésie manufacturière, flagellation des membres, mains écrasant les tempes, yeux exorbités… L’addiction par le son, du connu au vécu jusqu’à l’intime. La mélancolie danse une énergie lente, une sévérité assertive, l’amertume devient une nécessité.
Le volume, on l’augmente, on le pousse dans ses retranchements. On joue avec les basses, le pachyderme, le mastodonte et le détail (Adam Jones de Tool en guest). Que ça titille, ça pique, tique, tache, tranche. Le ton est blasé jusqu’au débordement. Corne d’abondance. Le feeling, lassé, fatigué, désabusé même… Au fond, des miasmes d’une tristesse frontale. Complexe et concentrée, oui, simple et brute, aussi. Bourrin et radical comme Absence, secret et duveté comme Abandonned Language. Difforme et âcre tel Gutter Tactics (reprenant tout autant sa charte graphique et picturale).
Basquiat étalé sur un mur, mots creusés à même le ciment au tournevis, visages engloutis par la matière, hiéroglyphes modernes à la vue de tous. Dälek est toujours sur le qui-vive, le doigt pointé, amer et prostré. Beau mais triste, colérique mais mélodique.
Abri/asile dans la saturation ombragée, accumulée.
Reflet d’incertitude et d’asphyxie.
La torpeur mise sous cloche n’est plus.
Regardons au fond du précipice…