Tony Levin – Bringing It Down To The Bass
Flatiron Recordings
2024
Thierry Folcher
Tony Levin – Bringing It Down To The Bass
L’incontournable Tony Levin vient de publier Bringing It Down To The Bass, un septième album solo qui comblera, à coup sûr, les attentes de nos amis bassistes. En effet, avec ce nouvel opus, ils vont pouvoir se délecter d’une kyrielle de sonorités, de techniques et de styles très différents les uns des autres. En fait, Tony nous propose, ni plus ni moins, tout ce dont la basse est capable d’offrir aujourd’hui. Mais attention, malgré son titre (se concentrer sur la basse), il n’est pas seulement réservé aux inconditionnels de cet instrument. Tout le monde est convié à la fête et risque fort de se plaire dans cette orgie multicolore où le jazz se mêle au heavy rock, au funk, au blues et au prog sans aucun problème. Je pense aussi à tous ceux qui frétillent devant les pochettes vinyle de Peter Gabriel ou de King Crimson et qui vont s’empresser d’ajouter Bringing It Down To The Bass à leur collection. Un fort bel emballage sur lequel Tony Levin rend un hommage respectueux à sa guitare. Et comme la basse est à l’honneur, il me semble opportun de rappeler que des gens comme Jaco Pastorius, Stanley Clarke, Paul McCartney, Sting, Roger Waters, Phil Lynott, Steve Harris, Chris Squire et j’en passe, ont tous contribué à l’excellence de leur instrument fétiche et à la marche en avant de la création musicale. Alors, pourquoi ce titre ? Tout simplement parce que Tony Levin a voulu recentrer son propos autour de la basse en laissant de côté les habituelles architectures progressives (sic). Cela dit, on le verra, la complexité, les belles trouvailles, la mise en valeur de l’immense cortège de musiciens invités et même l’humour seront bien présents sur ce disque. Tout compte fait, je pense que Tony n’a pas pu se défaire de son parcours musical et qu’il le veuille ou non, il a fini par composer de la musique progressive.
Est-ce vraiment nécessaire de présenter le bonhomme ? Tous les amateurs de rock progressif le connaissent et savent à quel point il occupe une place importante chez Peter Gabriel et chez King Crimson. Deux principales implications qui ne doivent pas masquer ses innombrables collaborations (chez l’étonnant Stick Men, entre autres) et la belle série d’œuvres en solitaire. À présent, il est important de signaler que la formation Beat qu’il partage en compagnie d’Adrian Belew, Steve Vai et Dany Carey, parcourt actuellement les USA pour faire revivre le répertoire Crimsonien des années 80. Mais revenons à nos moutons et à cet album étrange et hétéroclite qu’il nous propose aujourd’hui. Cela commence par de sacrés coups de pouce à la reine des lieux (la basse !) qui s’impose sans peine, roucoule, mais accepte aussi le partage avec la batterie de Manu Katché, plus aérienne et inspirée que jamais. Puis de pétulants cuivres jazz vont donner la véritable couleur à ce « Bringing It Down To The Bass » plein d’entrain et bien loin de la démonstration stérile tant redoutée. À noter également les jolis solos de Dominic Miller (guitariste de Sting) et d’Alex Foster au saxophone sur ce premier morceau très encourageant. Et puis, j’avoue avoir été un peu déçu par « Me And My Axe » qui suit juste après. Compte tenu du fort coup de vent précédent, cette bluette, un peu passe partout, m’a fait très peur, et ce, malgré la présence de Steve Hunter à la guitare et de Jerry Marotta à la batterie. Alors, c’est vrai que la basse régale, mais pour moi, cela ne masque pas totalement la faiblesse de la composition.
C’était comme si on repartait à zéro et que tout allait se décider avec le titre suivant, le décisif « Road Dogs ». Alors là, mes amis ! Je suis à genoux. Le tempo est vif, la basse de Tony est plusieurs fois magique, les claviers du frangin Pete se distinguent et la batterie de Jeremy Stacey (King Crimson, Squackett) assure une belle cadence. Mais ce n’est pas tout ! C’est plein de breaks, de fausses pistes et même d’une intervention vocale assez surprenante (en fait, Tony s’emploie à imiter un vocoder). On le verra, mais ce grand personnage assez intimidant avait envie de s’amuser et il ne va pas s’en priver. Les doutes se sont envolés et le bien nommé « Uncle Funkster » donne la priorité à une quatre cordes complètement déchaînée. Le matériel Hifi en prend pour son grade et rugit de plaisir. Et tout cela n’est rien face à la déferlante « Boston Rocks » avec, tenez-vous bien, Mike Portnoy aux fûts et Earl Slick dans la peau d’un Robert Fripp ressuscité. Tony, armé de son habituel stick, nous offre une autre prestation chantée assez cocasse dépeignant une visite exaltée de Boston. Eh bien, dites donc, quel grabuge ! Et il reste du taf à découvrir. La passion de Tony Levin pour la batterie et les batteurs n’est pas nouvelle et le fait de jouer avec Steve Gadd sur « Espressoville » fut pour lui une merveilleuse aventure. Le monde du jazz s’offrait comme jamais et du coup, une bouillante section de cuivre s’invite pour claironner à tout berzingue ce grand moment de partage. Pour l’occasion, notre espiègle Tony a sorti la technique de l’ongle et sa machine à café (on l’entend à la fin du morceau). Ensuite, le funky « Give The Cello Some » va resserrer les rangs autour de Jerry Marotta et de Pete Levin pour aider Tony à nous expliquer qu’il possède un violoncelle électrique, mais qu’il n’arrive pas à s’asseoir pour en jouer. L’apanage des grands qui n’ont plus rien à prouver et qui peuvent s’amuser tout en restant crédibles et passionnants.
Nous sommes presque à la moitié du voyage et l’ambiance, jusque-là fiévreuse, va doucement baisser en intensité, mais pas en qualité. « Side B/Turn It Over » marque en effet un virage et tout en chantant, Tony nous précise qu’il faut retourner le vinyle et mettre la face B en route. C’est bien la première fois que j’entends ça, mais le pire, c’est que ça marche ! Le plus rigolo, c’est qu’il utilise la formule vocale d’un Barbershop Quartet pour nous le demander. C’est à mourir de rire et totalement convaincant. Vous verrez, il y a même du « Bohemian Rhapsody » là-dedans. C’est peu dire si les surprises ne manquent pas, et le plus beau est à venir. « Beyond The Bass Clef » est un titre très musical sur lequel le violon de L. Shankar, le hautbois de Colin Gatwood et la basse de Tony se livrent une jolie passe d’armes pour nous amener très haut dans le rêve. On est loin des trépidantes vibrations du début, mais qu’importe, on prend toujours autant plaisir à vivre les divagations peu courantes de Monsieur Levin. Et ce n’est pas « Bungie Bass » qui va démentir ce constat. La batterie de Pat Mastelotto et la guitare de David Torn (Bruford Levin Upper Extremities) seront absolument magiques en soutien du violoncelle et de la NS bass de Tony. Un titre d’une extrême technicité qui se démarque naturellement du reste du monde musical. Un petit chef-d’œuvre pour moi. C’est vrai que mon texte s’allonge, et pourtant, je n’ai pas terminé. Le poignant « Fire Cross The Sky » dont l’écriture, commencée dans les années 90, trouve ici sa place et permet enfin de célébrer cet hommage à John Lennon de la plus belle des façons. La petite histoire de « Floating In Dark Waters » fait intervenir Robert Fripp, tout heureux d’offrir un de ses Soundscape à son ancien bassiste qui n’en demandait pas tant pour caresser sa Steinberger avec beaucoup de sensualité. J’en arrive donc à cette fameuse surprise et à ses improbables lyrics. Tenez-vous bien, écrire une chanson en n’utilisant que des noms de batteurs prestigieux et en les assemblant à la manière d’un canon classique, il fallait le tenter ce coup-là ! Et en plus, « On The Drums » est le seul titre du disque où il n’y a pas de basse ! Incroyable ! Même si c’est un peu hors sujet, je n’ai pas résisté au plaisir de vous proposer le clip en fin de chronique. Un truc de dingue qui procure plein de réactions contradictoires. Sérieux, s’abstenir. Ce superbe album de très haut niveau, se termine avec « Coda », une conclusion violoncelle, basse, piano de toute beauté.
Je ne crains pas de dire qu’avec Bringing It Down To The Bass, Tony Levin a réussi l’exploit d’offrir une place centrale à la basse tout en l’installant dans le plus beau des écrins. En fait, il y a de tout sur cet album, de la virtuosité, du savoir-faire dans l’écriture, de la diversité, de franches parties de rigolades et pour finir, une facilité à pondre des morceaux de qualité comme si c’était monnaie courante. Désormais, plus rien ne semble devoir altérer l’enthousiasme de ce musicien accompli qui passe d’un projet à l’autre sans se soucier du poids des ans (il a 78 ans) et du bien-fondé de son parcours artistique. Il vit son art avec plaisir en se réjouissant, à chaque fois, des beaux défis qu’il aime se lancer. Voilà un album qui m’a complètement séduit, mais qui a le désavantage de laisser la concurrence loin derrière. Et pour nous, simples consommateurs, le retour à la normale n’est jamais facile dans ce cas-là.