Julien Doré – & (+interview)
Columbia
2016
Fred Natuzzi
Julien Doré – & (+interview)
Comment aborder l’écriture si personnelle de Julien Doré ? Comment approcher ce travail ciselé sans le dénaturer quelque part ? Comment décrire la beauté dont regorgent les mots qui ont été choisis ? Car oui, si la poésie, la nature, l’amour, la chaleur de l’autre sont les thèmes dominants, la façon d’agencer les images, de faire sonner les substantifs, de chanter, même, rendent le tout magnifiquement… beau. Tout simplement. & de temps en temps, sous des apparences anodines, se cachent les ombres de la mélancolie fragile. Julien Doré a assurément trouvé l’inspiration « dans la spleenétique grisaille des brumes hiémales & la turpidité des pensées écrasées de soleil durant [ses] longs vagabondages » comme l’écrivait Jane Loubet-Manadé. Après le monumental Løve, Julien Doré était attendu au tournant. Avoir exprimé tant d’émotions, les avoir partagé avec le public en tissant un lien unique avec lui, & ce, seulement au bout de trois albums, c’était un acte magique, le hissant au sommet de la popularité, tout en conservant sa patte unique, sa fraîcheur, son originalité, avec ses fulgurances d’écriture & son talent de showman charismatique. Il était clair qu’avec ce quatrième opus, les attentes étaient hautes. & pour symboliser le lien qui unit les hommes (& Julien avec son public), & en est le titre. Julien Doré n’est pas tout seul. Il y a son équipe habituelle, celle avec qui il a partagé sa vie en studio & en tournée, & qui sont devenus ses amis : Darko, Baptiste Homo & Clément Agapitos (le duo OMOH), Mathieu Pigné, Arman Méliès & le fidèle Antoine Gaillet à la réalisation. & autant dire que la musique est à la hauteur, reprenant les bases de Løve, en les travaillant dans une mouvance pop, électro, voire post parfois, donnant à l’ensemble une chaleur esthétique palpable, écrin dans lequel la voix de Julien resplendit, vecteur d’émotions post romantique, conteur poète introspectif ou chantant les louanges d’une nature bienfaitrice. Les chansons résonnent entre elles, jouent à se rappeler l’une l’autre par des mots clés, des lieux, des images, des notes.
« Porto-Vecchio » ouvre le bal avec une musique aux saveurs 70’s, envoûtante & brillante, d’une beauté simple, où la fin d’une romance est sublimée par l’optimisme. Puis c’est l’été avec « Coco Caline », dansant et lumineux, mais solitaire & plein de désir. « Sublime & Silence » laisse sans voix, gorge nouée. La délicatesse des mots, la peine sublimée qui ressort, le paysage musical dans un entre-deux en clair obscur … un petit chef-d’œuvre. & la version piano voix qui tourne sur internet est à pleurer. « Le Lac » nous refait le coup de « Paris Seychelles » : aussi addictif, aussi réussi avec une mélodie qui reste en tête, une impression de fin de journée d’été lorsque le sel de la mer nous colle encore à la peau & laisse son empreinte tatouée sur nos corps. Avec une introduction musicale intrigante, « Corail » dévie très vite vers une chanson ensoleillée convoquant le fantôme d’un Chris Rea. Mais ce serait trop simple bien sûr, car c’est une rupture qui s’opère ici. Autre moment magique, « Mon Echo », balade aérienne aux paroles magnifiques, & une musique au diapason. S’y perdre, s’y entendre résonner, en écho, c’est l’effet que procure ce morceau. Puissant. « Romy » permet à Julien de s’exprimer en Italien, une jolie chanson entre mélancolie & sourire. On redanse avec « Moonlight Serenade », & même si l’on se trouve dans un moment de doute amoureux, la chanson est plutôt fun, avec des paroles décalées. « Eden » retrouve une ampleur musicale rappelant « Viborg », majestueux, dévoilant tout le talent des musiciens, avec en dessert un superbe solo de guitare qui nous emporte loin. « Magnolia » & sa note de piano pulsative, c’est un morceau qui hypnotise, qui ne lâche pas, & la voix feutrée de Julien caresse & heurte. Vous reprendrez bien une bouffée d’oxygène ? Ok, «Beyrouth Plage » est là pour ça. Un peu en deçà cette chanson, mais sympathique & qui invite à bouger le pied. Par contre, « Caresse », musique co-composée par Arman Méliès, est une toute autre histoire. Urgente, brûlante, avec un chant doublé, accolé à un texte christique, l’ensemble impose le respect, temps suspendu mais borné, avec un début, une fin. Un must. Enfin, avec « De Mes Sombres Archives », on prend de la hauteur sur des destinées tragiques, instant solennel, requiem, crescendo d’émotions vibrantes, provoquant des frissons avec un final époustouflant.
Julien Doré réussit le pari difficile de sortir un quatrième album aussi bon que Løve, en mariant exigence dans le texte & musique de haut vol. Tout est travaillé dans les moindres détails, l’atmosphère, la place des instruments, l’émotion, l’objet lui-même sous forme de petit livre avec moultes photos & ses quatre pochettes amovibles, accompagné d’un dvd sur le making of très réussi. Un voyage spatio-temporel au sein de vibrations terrestres, amoureuses, mélancoliques, dramatiques. A savourer.
https://www.juliendoreofficiel.com/
Interview Mathieu Pigné
Mathieu Pigné est le batteur de Julien Doré. Présent aux côtés de Julien depuis Bichon, il a accepté de dévoiler quelques secrets de fabrication de &, en révélant une personnalité très attachante. Un musicien abordable, les pieds sur terre, & qui dit les choses avec honnêteté.
Propos recueillis par Fred Natuzzi en Novembre 2016.
Salut Mathieu & merci de prendre un peu de temps pour Clair & Obscur !
Fred : Avant Julien Doré, tu étais connu pour être le batteur dans Radiosofa. Racontes nous cette aventure.
Mathieu : C’est une longue longue aventure & je ne suis pas sûr d’avoir assez de mots … Ce groupe a été toute ma vie pendant plus de 20 ans, nous sommes presque tous amis d’enfance & je souhaite à tout musicien de vivre ce que j’ai vécu avec eux.
F : C’est définitivement fini avec Radiosofa ? Nous sommes nombreux à le regretter !
M : Oui c’est totalement terminé, nous n’en pouvions tout simplement plus. 20 années à te battre, à faire du « Don Quichottisme » avec un bizness qui ne te ressemble pas, c’était trop difficile. Mais je suis très fier de cette aventure, de mes amis, de ce que nous avons traversé. Il me reste tellement de bons souvenirs & puis surtout ce disque, Le Souffle Court, qu’on a fait avec Antoine Gaillet & dont je suis vraiment très fier. D’ailleurs je suis persuadé que s’il était sorti récemment, il aurait eu un autre destin …
F : Comment as-tu intégré la team de Julien Doré ? Tu t’es retrouvé en famille puisque tu connaissais déjà les autres musiciens !
M : Par le biais de Darko. On jouait déjà ensemble en 2008 (en fait ça fait aussi plus de 20 ans que nous sommes amis) & il s’est retrouvé dans une soirée avec Julien qui venait de gagner Koh Lanta & qui a beaucoup aimé ses chansons. Il nous a proposé des premières parties & il a tenu parole (comme d’hab’). Pour l’anecdote, je jouais aussi avec Arman Méliès à l’époque & quand Julien a choisi Antoine Gaillet comme réalisateur pour Ersatz, il a aussi prit Arman comme guitariste. & juste après Ersatz, Antoine a réalisé Le Souffle Court … Il y avait quelque chose de logique & de prédestiné à ce que tout ce petit monde joue ensemble 😉
F : Durant la tournée Løve, comment as-tu géré l’accueil du public ? Qu’est-ce que cela a changé pour toi personnellement & professionnellement ?
M : J’avais déjà éprouvé des sensations fortes sur Bichon, mais sur la tournée Løve, vu l’histoire du disque & la manière dont on l’a fait, ce succès croissant a été une forte étape dans mon accomplissement personnel. Je pensais sincèrement que je ne vivrais jamais ce genre d’expérience après toutes les désillusions que j’avais eues dans ce métier avec Radiosofa. J’étais déjà très fier d’accompagner Julien mais je n’imaginais aucunement qu’un jour toutes les salles dans lesquelles nous jouions allaient afficher complet des mois à l’avance . Professionnellement j’ai commencé à recevoir des propositions pour jouer avec d’autres artistes mais ce n’est pas ce que je retiens pour autant, c’est plutôt ce qu’on apprend de soi même quand on se retrouve à jouer devant 50000 personnes, la pression, l’envie de faire mieux chaque soir & surtout d’être à la hauteur de ceux qui ont fait l’effort de venir & de ceux qui sont sur scène avec toi . Cette tournée m’a vraiment fait devenir meilleur.
F : Sur &, tu es crédité pour les arrangements de « Mon Echo » & « Magnolia ». Concrètement, quel a été ton apport ? Julien demande-t-il vos avis (à toi et aux autres) sur ses textes & / ou musiques ?
M : Il faut bien imaginer que Julien est un artiste solo certes, mais un mec de groupe dans l’âme. Il a toujours l’ultime décision, c’est quand même son nom sur l’affiche, mais il nous consulte et on se parle beaucoup. Pour les 2 titres dont tu parles par exemple, il m’a envoyé sa voix avec un piano en me demandant si j’avais des idées de batteries dessus. J’ai composé un truc sur mon ordi (plusieurs en fait jusqu’à arriver aux bonnes versions) & comme ça lui a plu, on est resté sur ces idées pour le disque (il n’y avait plus qu’à les jouer en vrai). Pour les textes, on en parle aussi, mais simplement parce que j’adore sa façon d’écrire (j’écrivais beaucoup de textes dans Radiosofa) & parce que pour moi c’est primordial. Je ne peux pas écouter des chansons dont le texte ne me touche pas. Je le trouve extrêmement talentueux & en studio j’adore regarder son petit carnet, là où il couche ses premières idées (& à titre personnel, je trouve le texte de « Mon Echo » hallucinant).
F : Comment s’est passé l’enregistrement de & à comparé de Løve ?
M : C’était une réflexion plus longue que pour Løve, un peu comme si il fallait repartir de zéro, ne pas rester sur nos acquis, nos réflexes, ce que Julien nous a demandé d’ailleurs. Pour ma part, je l’ai vu comme un laboratoire à idées. Au lieu d’être tout le temps tous ensemble nous faisions des sessions éparses, on laissait reposer, on y revenait et pendant ce temps Antoine & Julien avançaient. Au final ce disque a été plus long à faire mais j’ai l’impression de l’avoir abordé avec plus de fraîcheur. J’en suis très fier.
F : As-tu ton mot à dire concernant le son de la batterie, électronique, organique ou programmée ? Comment as-tu travaillé avec Antoine Gaillet & Julien ?
M : Oui car c’est entre nous une histoire de confiance, si je suis là aujourd’hui ce n’est pas QUE parce qu’on est amis. Julien sait que je ne vais pas lui proposer un truc hors sujet & que je cherche beaucoup & tout le temps. & puis j’ai presque enregistré tous les disques sur lesquels j’ai joué dans ma vie avec Antoine & il me connaît mieux que quiconque. Il connaît mon son, mes doutes, mes qualités & il sait aussi où je peux aller. Donc quand je leur propose des idées à tous les deux, je me sens légitime. Certaines sont modifiées, d’autres sont telles quelles, mais c’est toujours dans une relation d’échange. On sait tous qu’on veut le meilleur pour ses chansons & que l’égo de musicien n’a rien à faire là. Personne ne sait me mettre plus à l’aise qu’Antoine quand je suis derrière ma batterie. C’est très impudique comme travail de se lancer parfois dans une chanson qu’on ne sait pas encore jouer, mais lui sait me donner la confiance nécessaire pour que je tente des choses .
F : Sur « Caresse », ton jeu est très différent. Est-ce dicté par la composition d’Arman Méliès ou peux-tu l’élaborer et rajouter des percussions par exemple ?
M : En fait cette chanson est de Julien à l’origine (Arman est arrivé après dessus). Il m’a appelé un soir en me disant qu’il avait envie d’écrire un morceau rapide comme « The Ratt » de The Walkmen. Un peu plus tard, il me joue le titre piano voix chez lui & là je lui dis que pour moi on est dans des terres inconnues par rapport à tout ce qu’il a fait avant, & que j’adore ! La difficulté était de ne pas le rendre pop rock & de rester dans une certaine élégance. Pour le coup, je me suis fortement inspiré du groupe The National pour la batterie (« Don’t Swallow The Cap »). Je suis assez fier de cette ligne d’ailleurs. Antoine y a rajouté des choses mais l’idée de départ était là. Il fallait que le titre soit tendu mais pas épique & au final c’est un de mes préférés du disque.
F : A quoi peut-on s’attendre scéniquement lors de la tournée des zénith ? Jouerez-vous dans de plus petites salles ? Que peux-tu nous révéler ?
M : Ha ha effectivement je ne peux rien te dire si ce n’est qu’on y réfléchit beaucoup & que tout commence à se dessiner. Il y aura des surprises (plein) & rien que de penser à la set list qu’on a commencé à évoquer, j’ai envie de prendre mes baguettes 🙂 Pour le reste de la tournée, vous verrez 😉
F : Quels sont les batteurs qui t’ont le plus influencé ?
M : J’en ai eu tellement que je ne pourrais pas t’en sortir plusieurs comme ça, ou alors John Densmore car il a été véritablement le premier. Je ‘geek’ beaucoup quand je suis chez moi : je cherche, j’écoute & je vais voir énormément de musiciens de tout style. Ensuite, une fois qu’ils m’ont donné des idées, je monte à l’étage travailler ma batterie. Cette année sans concert a été assez longue pour moi & du coup, j’en ai profité pour rendre à la batterie tout ce qu’elle m’avait donné. J’ai énormément travaillé, plus que je ne l’avais jamais fait. Aujourd’hui j’aime beaucoup regarder le travail d’Ilan Rubin, il est dans une esthétique que je comprends & qui me parle. Dans un registre plus pédagogique, j’aime beaucoup le travail de Benny Greb. Clive Deamer aussi, ainsi que le batteur de The National etc… La liste est très longue en fait.
F : Tu peux te fondre dans tous les genres, du post rock de Basquiat’s Black Kingdom (dont on attend toujours le disque, n’est-ce pas Arman !), au rock d’Arman Méliès ou celui atmosphérique de Amara, en passant par la pop electro de Julien ou celle plus sombre de Darko. Quel style de jeu a ta préférence ?
M : A l’origine, je suis un batteur de rock. Je ne viens pas de la pop & d’ailleurs, je n’en écoute jamais. J’aime la musique sombre & torturée, dans la folk, le hip hop ou le métal. & puis au final, je me rends compte en vieillissant qu’il y a les choses qu’on veut faire & les choses qu’on sait faire, que ce ne sont pas toujours les mêmes & qu’on peut prendre du plaisir aux deux. Il y a quelques années, je t’aurais dit que j’attendais toujours le coup de fil de Nick Cave ou de Black Rebel Motorcycle Club pour jouer avec eux, mais aujourd’hui je me sens très bien à ma place. Tous ces projets me rendent foncièrement heureux car en plus, j’ai la chance de les faire avec les personnes que je préfère dans ma vie.
F : As-tu des projets annexes ? Où en est l’album de Darko ? Y aura-t-il un album de Amara ?
M : Je travaille sur un projet depuis un an et demi maintenant avec Fabien de Radiosofa & Helmut Tellier, le chanteur de La Maison Tellier. On prend notre temps, on écrit des chansons, on avance & ça commence à avoir de la gueule. Morgane Imbeaud, ex Cocoon, vient chanter sur plusieurs titres, Adrien Soleiman a posé un sax, nous allons débaucher l’ami Méliès sur un titre, Darko est passé en grand frère faire des jolis arrangements, Julien Noël nous a réalisé de beaux claviers … Bref, je ne sais pas quand tout ça sera prêt mais j’ai hâte de le partager car j’en suis très fier. Amara avance très bien en ce moment sur un projet littéraire qui devrait voir le jour en 2017 & pour Darko, l’album (réalisé par vous savez qui) est terminé. Reste plus qu’à souhaiter qu’un label jette la bonne oreille dessus. Avec David (prénom de Darko, ndr), nous travaillons toujours & d’autres projets sont dans les tuyaux …
& puis sinon & surtout, merci à vous tous qui faites ce joli travail pour nous donner à nous, qui œuvrons pour la plupart dans l’ombre, un peu de lumière de temps en temps. Et merci de nous faire découvrir des belles choses & de les relayer. Longue vie à Clair & Obscur & toutes mes pensées en ces temps difficiles.
F : Merci infiniment Mathieu, bonne tournée avec Julien & la team, & à très bientôt !