Frédéric Gerchambeau – Ars Modularis

Ars Modularis
Frédéric Gerchambeau
Autoproduction
2019
Jean Michel Calvez

Frédéric Gerchambeau – Ars Modularis

Frédéric Gerchambeau Ars Modularis

Ars Modularis ? Même sans être latiniste, ce titre-là livre tout de son contenu ou, plus précisément, des intentions de l’artiste. « L’art du modulaire » est en effet une démonstration étourdissante, étonnante (mais aussi assez perturbante, on l’avoue) de ce qu’il est possible de produire sans se préoccuper des conventions et de la grammaire musicale contrainte par les notes, l’harmonie, le solfège, bref, tout le corpus de règles habituelles à toute musique ou presque – hormis le noise (harsch ou non), l’industriel et le field recording – mais c’est une autre histoire. Disons à toute musique organisée de façon conventionnelle.
Sur Ars Modularis, les quatre titres sont réalisés en totalité sur synthétiseur modulaire, ce qui veut dire sans clavier, en pilotant directement le séquenceur via la façade des modules. Ce qui conduit à un mode d’interactions totalement différent avec son instrument, bien plus éloigné encore – ou faut-il dire plus « exotique » – que l’est celui des touches d’un clavier, vis-à-vis des cordes d’une guitare ou des lames d’un vibraphone, des distinctions que tout un chacun, même le non-pratiquant, sait malgré tout reconnaître à l’oreille. Sur Ars Modularis, on devine une interaction permanente et complexe du musicien avec des potentiomètres, curseurs et autres interfaces physiques radicalement différents de tous ceux de l’univers instrumental traditionnel. Certes, ce qui est produit ici est déjà connu et rappellera tous ces bruitages générés par les premières machines analogiques de la Berlin School, tel le fameux VCS3 Synthi A. Sauf que ceux-ci servaient alors principalement d’introductions bruitistes ou de brefs gimmicks d’accompagnement, ajoutant une couleur exotique à une bande son par ailleurs faite de notes de clavier, comme toute musique respectant les codes issus d’une longue tradition musicale, où dissonance et bruit étaient quasiment interdits. Et à ce titre Ars Modularis est donc plus proche des expérimentations abstraites sans compromis (y compris esthétique) d’un Conrad Schnitzler sur ses premières cassettes du début des seventies, dont certaines ont été rééditées en CD (Charred Machinery, Electronegativity, Ballet Statique, Constellations, etc.)

Frédéric Gerchambeau Ars Modularis band1
Bien sûr, le sampling vous refait cela de façon assez simple, s’il ne s’agit que d’agrémenter un morceau musical mais ici, on en est très loin car les sons sont organiques et presque biologiques, comme l’a fait Robert Rich sur quelques-uns de ses albums avec son système modulaire MOTM (« Mother of the Modulars », produit par la société Synthesis Technology).
Pour l’auditeur, le « choc culturel » est assez rude et il va se sentir largué, hors du coup. On peut même voir là un genre musical qui, comme certains sports individuels aux règles très complexes, ou comme ces consorts de violes anglais du XVIIème siècle, serait plus destiné à ceux qui le jouent qu’aux oreilles du public. Si cette pratique en live absorbe et passionne le musicien dans sa bulle musicale, elle s’avère plus difficile à décrypter et à apprécier pour l’auditeur passif, non inclus dans le dispositif. Un peu comme de suivre au tableau noir la démonstration d’un théorème complexe de mathématiques ; on voit et on perçoit le geste global, sans forcément en avoir les codes ou les clefs de compréhension. Une nouvelle musique contemporaine, une « nouvelle esthétique » pour nos oreilles, pourrait-on dire, bien que cette musique-là soit somme toute assez proche des premières expérimentations du Krautrock des seventies.
Avec cet Ars Modularis, on perçoit aussi nettement une logique de transe, de rythmiques répétitives voisines de celle des minimalistes (Steve Reich, Phil Glass, etc.), extrêmement jouissive pour le musicien qui « pilote sa machine » (allusion délibérée au sport automobile et autres sports mécaniques !), dans le cadre d’une session live et brute, où toutes les directions sont possibles. Une musique certes non « programmée » (au sens contemporain de ce terme) mais qui, du fait d’un pilotage en temps réel des séquences, exige une grande maîtrise du fonctionnement d’un synthétiseur modulaire (câblage et usage).

Frédéric Gerchambeau Ars Modularis band2
Dire tout cela ne décrit en rien la musique elle-même, car elle est presque indescriptible par des mots, avec ses schémas rythmiques sans cesse évolutifs, en timbre, en modulations comme en tempo. Ars Modularis se place à l’opposé absolu de celle, statique et étirée, d’Eliane Radigue, par exemple, et rappelle parfois le bourdon surexcité d’une mouche affolée, ou une machine infernale lancée à pleine vitesse. Et pourtant, les deux extrêmes se rejoignent en termes de radicalité, celle d’Eliane Radigue par sa dimension statique/immobile proche du drone infini, et Ars Modularis, par sa furieuse prodigalité, cette avalanche de sons pulsants, proche de l’agression ou de la saturation sonore. En effet, comme celles du GRM ou des genres les plus « durs » (harsch noise) de la musique électronique expérimentale, Ars Modularis est une musique cinématique car sans cesse en mouvement, débridée et qui dérange, questionne et remet en question toutes les certitudes de l’auditeur sur diverses limites – dont les siennes propres, en termes d’écoute et d’immersion. Qui irrite aussi, car cette musique-là n’entre dans aucun schéma attendu ou préétabli, en termes de logique interne ou de références musicales. Cela dit, n’est-ce pas le fondement même de la musique dite « expérimentale », que d’en repousser les limites ? Le créateur, Frédéric Gerchambeau s’en explique et la défend admirablement dans l’interview qui suit, avec la force de conviction qu’on lui connait, et son recul critique vis-à-vis de quantité de genres musicaux qu’il aime ou qu’il connaît, pour y avoir goûté. Ars Modularis est donc une expérience, une folie, hum… un « caprice » aussi (tiens, le terme existe également en musique savante, comme les Caprices de Paganini ; est-ce le même sens ?) qui ne pourra satisfaire toutes les oreilles. Mais il a le don d’en agrandir le champ d’écoute et de planter un nouveau jalon… quand bien même celui-ci se placera sans doute pas mal en dehors de votre zone de confort ! Attention, Ars Modularis est un alcool fort, ce qui ne vous empêche pas d’y tremper les lèvres, après tout ?

https://asso-pwm.fr/artistes/frederic-gerchambeau/

 

Interview de Frédéric Gerchambeau
Après plusieurs apparitions dans les chroniques de Clair et Obscur, seul ou en collaboration, Frédéric Gerchambeau nous accorde une interview-fleuve en solo. Il y expose sa façon de composer, son « art du modulaire », en somme, et se positionne aussi vis-à-vis de quelques grands noms de la musique électronique, qui l’ont inspiré dans son parcours musical hors du commun, curieux de tout, et de vous le faire partager.

C&O : Quelle est la part de construction/composition et d’improvisation de cette musique ? On y sent à la fois une énorme concentration (celle de la maîtrise de la machine), et une dimension plus jouissive et ludique, celle consistant à « jouer » avec des machines ?
FG : Pour répondre à cette première question, essentielle, il faut remonter à l’origine d’Ars Modularis, qui n’est pas aujourd’hui, ce que cet album aurait dû être hier. En fait, pour prendre une image estivale, l’histoire de cet album est celle d’un rendez-vous raté pour un voyage à deux. Imaginons quelqu’un qui doit partir en voyage avec quelqu’un d’autre et que ce quelqu’un d’autre ne vienne pas. La première réaction serait l’annulation du voyage. Mais imaginons que ce quelqu’un parte quand même, tout seul, et pour un voyage différent que celui qui était prévu au départ ? Eh bien, Ars Modularis, c’est exactement ça, un voyage en solo et différent de ce qui était attendu. Car au départ, j’étais parti pour un album en duo avec un autre musicien. J’adore ce genre d’album qui offre toujours son lot de surprises ! J’en ai déjà fait deux avec Zreen Toyz et deux autres avec Bertrand Loreau. Donc, voilà, j’étais juste joyeusement parti pour un cinquième album en duo avec un troisième musicien. Cool ! Dans ce genre d’album en duo, les rôles sont bien définis. D’abord je crée des pistes ne contenant que des séquences, avec une liberté totale de création, et ensuite l’autre musicien ajoute ce qu’il veut par-dessus ces pistes. C’était ça qui était prévu, c’est à dire un album de Berlin School d’une forme tout à fait traditionnelle. J’ai donc fait dix longues pistes pleines de séquences en toute liberté, c’est-à-dire totalement improvisées. Ensuite, suite logique, j’ai envoyé ces dix longues pistes à l’autre musicien. C’est là où les choses ont dérapé, pour le dire ainsi. Car l’autre musicien, peu importe son nom, ça n’a plus aucune importance aujourd’hui, m’a fait savoir un peu plus tard qu’il ne pourrait finalement pas faire cet album avec moi, ayant d’autres obligations ailleurs. Le coup a été d’abord rude me concernant, je l’avoue. J’avais beaucoup bossé sur ces dix pistes de séquences et je me retrouvais tout à coup tout seul sur le bord de la route. On imagine ma déception. Donc, là, tout de suite, pour moi, cet album était déjà mort. Bon, c’est vrai, ça m’était déjà arrivé de voir un album en duo partir en fumée, c’est le risque de tout projet à plusieurs. Mais à un stade aussi avancé, non, ça ne m’était encore jamais arrivé. D’où ma très grande tristesse. Au moins dans un premier temps. Car, en y réfléchissant, je me suis finalement dit que je pouvais, et pourquoi pas, continuer la route tout seul. J’avais entre les mains la matière première, dix pistes de séquences, je n’avais qu’à les exploiter. En mettant des accords et des solos par-dessus ? J’y ai pensé, bien sûr. Mais j’ai vite abandonné l’idée. Car j’avais en tête l’exemple, que je connaissais bien, et pour cause, d’un album entièrement constitué de séquences, un de mes premiers albums, pour tout dire, Ars Sequentia. Je savais donc que la chose était possible. Sauf que Ars Sequentia avait été conçu ainsi dès le départ, alors que là, j’étais le bec dans l’eau, avec ces dix pistes sur les bras. C’est là où, après le temps de la libre et joyeuse improvisation, est venu celui de l’effort et de la rigueur. En effet, ça n’a pas été exactement une partie de plaisir que de revisiter de fond en comble ces dix longues pistes, de sélectionner les moments les plus facilement exploitables dans le cadre d’un projet en solo et d’assembler ensuite toutes ces sélections pour en faire un album à peu près potable. C’est assez dire que je n’étais pas sûr du tout d’arriver à un résultat écoutable, encore moins intéressant, ni même de parvenir tout simplement au bout de ce projet devenu, accidentellement, solo. Tout ce processus s’est étalé sur plusieurs semaines. Et je dois dire qu’en fait, plus je cheminais sur ce sentier ardu, et plus je prenais confiance, en moi tout d’abord, puis, peu à peu, dans la qualité du résultat final. De fait, et par la force des choses, j’ai été le premier à écouter Ars Modularis dans sa globalité et dans sa continuité, et donc à être surpris de ce tout nouvel album. D’accord, c’était dense, parfois à l’excès, tout le temps en mouvement, voire parfois agité, mais pour moi, au final, c’était un album sans temps mort, aventureux, passionnant. J’étais très content, vraiment très content, et je le suis toujours !

C&O : Avais-tu un schéma global préalable de « progression » sur ces 4 morceaux, c’est-à-dire savais-tu +/- où tu voulais aller avant de te lancer ?
FG : En fait, vu le contexte, il y a deux questions dans cette question, car il y a eu deux phases. D’abord, celle où j’ai élaboré les 10 pistes, puis celle où j’ai élaboré l’album à partir des dix pistes. La première phase est maintenant assez classique pour moi, celle où je crée la matière première. C’est un peu de l’alchimie sonore. Je crée la materia prima, et ensuite un autre musicien en accomplit la transmutation dans une sorte de Grand-Œuvre. J’ai acquis une certaine habitude, concernant la matière première. Elle doit être abondante et variée. Il doit y avoir plein de choses, de trucs et de recoins propres à inspirer le musicien qui la transmutera. Concrètement, ça consiste à enregistrer des improvisations séquentielles en variant de temps à autre ou parfois continuellement des paramètres : les notes, le timbre, la vitesse, la hauteur, bref tout ce qui peut se changer à la volée. Tout ceci n’a strictement rien de musical en soi et pour tout dire, c’est absolument inécoutable tel quel. C’est juste de la materia prima à l’état le plus basique. C’est ensuite que vient la transmutation de celle-ci. Jusque-là, je passais le relais et j’attendais tranquillement, bien souvent des mois, que l’autre musicien me montre les belles musiques qu’il a créées avec tous ces amas de séquences informes. Sauf que, cette fois-ci, de manière totalement inattendue, j’ai dû aussi jouer le rôle de l’alchimiste. Dix pistes à métamorphoser, aïe ! Euh… il est où, le mode d’emploi ? Il n’y en a pas. A moi de l’inventer. Bon, ok, je m’y mets. Par quoi commencer ? Par écouter, encore et encore. Trois heures de pistes inécoutables à se farcir à pas mal de reprises, ça forge le courage, croyez-moi. Mais en prenant des notes, en fixant des repères, en posant des « ça c’est bon », « ça on laisse tomber », en cartographiant littéralement chacune des dix pistes. C’est du boulot, ça m’a pris deux bonnes semaines. Et encore, ça c’est la partie facile. Parce qu’après, il faut choisir, agir, bâtir. Autant dire que je n’y croyais pas trop, à ce stade. Mais bon, je n’allais quand même pas mettre dix pistes de séquences à la poubelle sans me battre, au moins un peu, contre ce coup du sort. Alors, après avoir fait des sélections dans ces trois heures, j’ai mis au point mes techniques. D’abord, c’étaient plutôt des bouées de sauvetage, puis ça s’est affiné. Le plus délicat fut le collage « sans couture » des bouts de pistes sélectionnées. Rien, dans les artifices de l’assemblage, ne devait s’entendre, ni même se soupçonner. Tout devait être fluide, comme si ça coulait de source. Moi-même, maintenant, je ne sais plus très bien où finit un bout de piste pris ici et où commence un autre pris là-bas, ils ne font plus qu’un. A un moment, j’ai vu que j’allais obtenir quatre morceaux, et j’ai su aussi que j’allais parvenir à un résultat d’une qualité inespérée à mes yeux. Alors j’ai bossé d’arrache-pied pour terminer le boulot, et le hisser même encore plus haut. Mais rien n’était écrit d’avance, c’est venu peu à peu, nuit après nuit, collage après collage. Au bout du compte, ça m’a fait penser à la manière de faire des musiciens du GRM qui dans un ancien temps, découpaient des bandes magnétiques et les recollaient autrement. Maintenant, ça se fait digitalement. Sauf que ces musiciens-là font ça selon un plan préétabli. Moi, j’ai dû faire ce coup-là au feeling et sans expérience du sujet. Mais ça m’a beaucoup appris. Au fond, en plus de transmuter ma propre materia prima, c’est un peu une partie de moi-même que j’ai métamorphosée au travers de la réalisation d’Ars Modularis.

C&O : Au cours d’une prise, es-tu guidé avant tout par l’inspiration du moment, comme lors de certains concerts de groupes de musiques électroniques ?
FG : Travailler avec un modulaire n’a rien à voir avec s’asseoir devant un synthé classique et se lancer dans l’improvisation d’une mélodie. Le synthé classique possède un clavier et, une fois devant, on pense plutôt suite de notes et accords. Ça part tout de suite, à la limite, on n’y réfléchit même pas, on fait ça à l’instinct, à l’émotion. Un modulaire, il faut d’abord le patcher. Et même si on fait ça à l’arrache, en utilisant des schémas déjà mille fois faits et refaits, ça demande un minimum de réflexion. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut se lancer. Mais même ça, et même si on tente d’être cool relax dans son impro, c’est forcément un tantinet plus cérébral aussi. Est-ce comme si, en fermant les yeux et en s’imaginant sur scène, c’était comme dans un concert ? J’ai l’expérience des concerts en solo. C’est très particulier. A plusieurs, si quelqu’un se rate un peu, un autre peut toujours tenter de rattraper le coup. Seul, il ne faut compter que sur sa propre capacité à ne pas couler à pic en cas de « gros temps ». Le truc, c’est de rester calme et concentré. On reste focus sur les notes qu’on change sur le séquenceur, sur l’oscillateur dont on repositionne la fréquence, des trucs comme ça. Evidemment, il y a toujours l’imprévisible, un paramètre qu’on a poussé trop loin et qui met le bazar dans l’écho, le sifflement trop perçant d’une boucle de rétroaction, des trucs comme ça. Il faut rester zen, s’occuper gentiment du problème et repartir de l’avant. Pendant trois ans, j’ai pris des cours de gamelan javanais à la Cité de la Musique, à Paris, et participé à de nombreux concerts, parfois dans de grandes salles pleines à craquer. Un musicien très chevronné nous a appris à gérer le stress, les erreurs, l’imprévu. Ces leçons m’accompagnent toujours sur scène. Chez moi, c’est différent. Même en plein milieu d’une impro, je sais qu’une erreur ne me fera pas mal voir du public : il n’y en a pas. Ce qui ne m’empêche pas de jouer ce jeu-là aussi loin et aussi souvent que je le peux. J’appelle ça des « concerts à la maison ». Ars Sequentia est un album entièrement composé de « concerts à la maison ». Rien de modifié, de refait ou d’amélioré. Mais, encore fois, je fais de la musique électronique avec un modulaire. Ce n’est pas comme si j’avais une guitare entre les mains. Ce n’est pas le même genre de musique ni le même genre d’impros. En fait, ce qui m’inspire le plus au départ, ce sont les modules que j’ai devant moi. J’imagine une combinaison que je n’ai pas encore essayée et je pars là-dessus. Parfois c’est cool, parfois ça s’avère sans intérêt particulier. Mais il y a toujours de bonnes surprises. Alors j’allume mon ordinateur, j’active Audacity et j’enregistre mon impro. Parfois, c’est réussi. D’autres fois, c’est juste bon à effacer. Ça va, le public imaginaire ne dira rien, il est parti avant la fin… Bon, là, je parlais d’un point de vue très personnel. Mais je sens que ta question regarde aussi vers des musiciens qui ont été célèbres durant leur Age d’Or, par leurs improvisations scéniques aux commandes d’impressionnants modulaires. Je traduis : est-ce que durant mes impros, je me sens comme Tangerine Dream et Klaus Schulze durant leurs odyssées cosmiques ? C’est sûr que, maintenant que je possède un modulaire, j’observe d’un autre œil ceux des autres. Surtout ceux que possédaient Tangerine Dream et Klaus Schulze pendant leurs grandes années. Quand je regarde la pochette d’Encore, de Tangerine Dream, j’ai toujours des frissons. Quel incroyable bouquet de gros modulaires ! Idem pour certains albums de Klaus Schulze, où s’affiche son gros Moog dans toute sa splendeur. Mais est-il seulement possible que je me mette dans la peau de Chris Franke, de Peter Baumann ou Klaus Schulze, quand je me lance dans une impro ? C’est là une question complexe. Ce n’est pas la même époque ni le même type de modulaire. C’est difficile pour moi de m’identifier à eux. D’autant moins que j’ai ma propre personnalité, que je fais en réalité un genre de musique assez différent, et avec des objectifs musicaux très différents aussi, certainement beaucoup moins ambitieux en termes de notoriété et de ventes. J’ai vaguement cru, en me mettant au 100% modulaire, que c’était comme marcher sur les pas de Tangerine Dream et Klaus Schulze. En vérité, cela n’a pas grand-chose à voir, à part, peut-être, d’avoir à patcher son modulaire avant de se lancer dans une impro. En dehors de ceci, les chemins sonores et musicaux sont trop différents. Quand j’écoute Mirage ou Ricochet, je ne m’identifie pas. Quand je me lance dans une impro, je suis moi, juste moi, et j’essaie juste de bien faire ce que j’ai en tête. Alors, bien sûr que je ne peux pas ignorer que Tangerine Dream et Klaus Schulze sont déjà passés par là, et que je ne suis qu’un de leurs milliers d’héritiers. Mais chacun fait fructifier cet héritage à sa manière. J’ai la mienne, sûrement très particulière, et d’autres ont la leur, parfois aussi proche que possible des albums les plus vénérés. Pour ma part, je suis juste inspiré par les modules de mon propre modulaire. C’est certainement très modeste en un sens, car je ne possède pas de modules spécialement puissants ou très complexes. Mais en même temps, c’est une inspiration qui s’exerce au quotidien, sans influence extérieure. Face à mes modules, je reste moi-même, je ne cherche pas à être un autre, ou à faire comme un autre. Mes impros ne ressemblent qu’à moi. C’est à la fois peu et précieux. L’originalité est un trésor. C’est l’or inaliénable de chaque musicien.

C&O : De même que les percussions (hormis dans la musique classique contemporaine), le séquenceur est rarement un instrument soliste. La musique est souvent centrée sur la mélodie, or ici, tu sembles prendre ce diktat à contrepied, n’est-ce pas ? s’agit-il d’un défi, notamment technique, mais aussi artistique ?
FG : C’est totalement exact, le séquenceur n’est pas habituellement vu comme un instrument soliste. Cela dit, il faut nuancer. Dans l’album live Ricochet de Tangerine Dream, il n’est pas rare d’entendre les séquenceurs jouer à deux ou même parfois à trois pendant de longs moments sans même la moindre note d’accompagnement. Et si on écoute l’album Mirage de Klaus Schulze, il faut attendre presque huit minutes avant que les séquences ouvrant Crystal Lake ne soient accompagnées d’un solo de Minimoog. Ce sont d’ailleurs ces deux exemples, que je ne me lasse pas de réécouter encore et encore, qui m’ont amené à croire qu’un album entièrement constitué de séquences était possible et à oser faire Ars Sequentia. Je dis bien, oser, car comme je le disais, des séquences tournant toutes seules sur la longueur de tout un album, c’est plutôt inhabituel, même chez les plus grands amoureux des séquences. Mais, je ne considère pas ça comme un exploit non plus. Je ne me suis pas forcé à faire tourner mes séquences toutes seules, j’ai juste fait ce que j’avais en tête, ce que j’aimais. J’adore les séquences, on ne me refera pas. Après, bien sûr, au-delà de mon amour sans limite pour les séquences, on peut toujours réfléchir à la possibilité d’un contrepied ou d’un défi. Mais je ne vois pas ça comme ça. Il n’y a aucune difficulté technique à faire tourner une séquence sur un séquenceur. Surtout si c’est pour l’accompagner ensuite d’accords ou d’un solo. Tous les musiciens du monde de la Berlin School savent faire ça, c’est même le B-A-BA. Là où ça devient plus sportif, et donc plus intéressant, c’est de faire vivre cette séquence, voire d’en associer plusieurs pour rendre le tout mouvant, épique, complexe, et d’accompagner ensuite tout ceci d’accords et de solos à la hauteur. Evidemment, le stade d’après est de ne considérer les séquences que pour elles-mêmes. Mais ça, de mon point de vue, c’est comme on veut. Ce n’est pas un contrepied ni un défi, c’est juste une volonté de faire ainsi, basée sur le plaisir d’entendre les séquences évoluer toutes seules, sans ajout parasite, sans voile pudique, dans toute leur beauté d’origine.

C&O : Y a-t-il de ta part une volonté de repousser certaines limites, de bousculer les codes et d’atteindre à une forme de radicalité voire de transgression, un peu comme celle de la musique noise (Merzbow, etc.) ?
FG : Je n’ai aucune volonté de transgression. Cela dit, tout écart à la règle peut être vu comme une transgression. Dans la Berlin School, toute séquence doit être accompagnée de son solo, c’est la règle. Donc avec mes séquences toutes nues – quelle impudeur ! – dans Ars Sequentia puis dans Ars Modularis, je suis totalement en dehors des clous, c’est clair. Sauf que… Eh bien sauf que j’ai juste l’impression de faire de la musique électronique, juste électronique. Le clavier, c’est une interface qui nous vient de la musique classique. J’adore les solos de synthés, du genre de ceux de Tony Banks dans Genesis. J’adore Glenn Gould quand il joue du Bach. J’adore Keith Jarrett quand il part en impro sur son piano. Je m’arrête là. Sauf que, moi, je fais de la musique électronique, juste de la musique électronique. En quoi ai-je à démontrer une quelconque maestria dans le maniement d’un clavier ? Quel est le rapport avec la pure musique électronique ? Alors que le séquenceur, lui, est un bel héritage de la musique électronique. Quelle honte aurais-je à avoir à manier mes séquenceurs, à l’exclusion de tout clavier ? Je ne transgresse donc rien, je suis juste en plein dans mon sujet. Et si je repousse des limites, ce sont juste les miennes. Ars Sequentia s’est fait dans le bonheur, naturellement, tandis qu’Ars Modularis s’est fait dans la douleur, accidentellement. Mais ce dernier album a été un déclic, une révélation. Je sais le faire, je peux le faire, je veux le faire. Je veux dire : encore. Mon prochain album solo est déjà créé, enregistré, mixé, masterisé. Et s’il est très différent d’Ars Modularis, il en reprend le même concept, des séquences, seulement des séquences, aucun clavier, jamais. Non, non, ce n’est pas un défi. En vérité, c’est une sorte de libération. Je n’ai plus à penser à la moindre virtuosité sur un clavier. J’ai juste à me focaliser sur mon système modulaire, sur mes séquenceurs, sur mes patchs, sur le maniement de mes oscillateurs et de mes filtres, sur l’évolution des enveloppes et des modulations, des trucs comme ça. Je fais de la musique électronique, juste de la musique électronique.

C&O : Sens-tu Ars Modularis affilié à un courant musical connu ? Ou penses-tu ouvrir ainsi une nouvelle voie, un nouveau courant de la musique électronique ?
FG : Pour être honnête, je me sens, et depuis toujours, appartenant à la fois à la Berlin School et à la musique électronique expérimentale du genre GRM, par exemple. Le problème, c’est que si on voit bien le côté illimité du GRM, on perçoit moins bien la définition exacte de la Berlin School. Le Zeit de Tangerine Dream est-il plus ou moins Berlin School que le E2-E4 de Manuel Göttsching, les deux étant totalement différents, pour ne pas dire parfaitement opposés ? Je vous laisse méditer à loisir sur ce délicat problème. De toute façon, Klaus Schulze dénie tout droit d’existence à la Berlin School, qu’il affirme être une invention de journaliste. Mais bon, quand on parle de Berlin School, on voit quand même bien de quoi il s’agit, non ? Donc j’appartiens au même courant que Tangerine Dream, Klaus Schulze, Manuel Göttsching, Michael Hoenig, tout en appartenant aussi au même courant que Michel Redolfi, Jean-Claude Risset, Luc Ferrari ou Michael McNabb. Quand j’écoute les albums en solo de Peter Baumann, je ressens sa musique de l’intérieur, dans toute sa plénitude. Mais quand j’écoute Suzanne Ciani sur son Buchla, je peux aussi ressentir toutes ses intentions musicales et tous ses gestes techniques. Je fais le même genre de musique qu’elle en réalité, même si ce n’est pas sur le même type de système modulaire. C’est d’ailleurs une pianiste remarquable, très connue pour ses compositions pour cet instrument. Mais dès qu’il s’agit de musique électronique, il n’est plus question pour elle de piano. Seuls comptent alors les patchs possibles sur son Buchla et les myriades de sonorités qu’ils permettent. Pour moi, sur mon système modulaire eurorack, c’est idem. Accordage des oscillateurs, synchronisation, PWM, fréquence de coupure du filtre, résonance, enveloppes, tempo du séquenceur, longueur d’écho, j’en passe, c’est ça mon univers. Encore une fois, je fais de la musique électronique, juste de la musique électronique.

C&O : Peux-tu nous expliquer ce qui a orienté ton choix d’un système modulaire au format eurorack et, peut-être aussi, nous décrire avant tout quelques-unes de ses possibilités ou de ses atouts, comparé à des systèmes concurrents ou à des systèmes modulaires vintage. Que peut-on faire de nos jours sur un système analogique de ce type, qui était encore inaccessible aux « pionniers » des années 70/80 ?
FG : Ce sujet des synthés modulaires est si vaste et si complexe que plusieurs gros ouvrages sur la question n’épuiseraient en rien le thème. Disons d’abord que nul n’est obligé d’avoir un modulaire s’il veut jouer du synthé. C’est même plutôt l’inverse. Essayez pour voir de commander un Moog 55 ou un Buchla 200e dans votre magasin d’instruments de musique favori. J’imagine déjà la tête effarée du vendeur. Donc acquérir un modulaire relève d’un vrai choix. Qui implique déjà de dire adieu aux jolis accords sur un clavier et aux mémoires de sons, autant dire à ce que recherchent la plupart des musiciens, qui veulent avant tout des synthés agréables à jouer et faciles d’emploi. Sauf que d’autres musiciens ont des rêves différents. Et notamment celui de n’être limité que par leur imagination pour la recherche des sons. C’est là où les modulaires deviennent des compagnons indispensables. En effet, dans un synthé classique, on ne trouve que ce qui a été mis par le constructeur et qui a été placé dans un certain ordre. Par exemple, dans un Minimoog, les trois oscillateurs passent dans un mixeur qui se déverse dans un filtre, contrôlé par une enveloppe, aboutissant dans un amplificateur, lui-même contrôlé par une autre enveloppe. Ce schéma de fonctionnement donne bien sûr d’excellents résultats. Cependant, quoi qu’on fasse, on n’en sortira pas. Et si je veux moduler un des oscillateurs par l’une des deux enveloppes ? Eh bien j’oublie car, malgré qu’il soit mythique, le Minimoog n’est pas fait pour ça. Ce problème n’en serait pas un si on parlait d’un ARP 2600 par exemple, vu que c’est un semi-modulaire. On peut ne pas le patcher, et il fonctionnera parfaitement ainsi, ou utiliser les points de patch si on veut s’aventurer plus loin dans l’élaboration des sons, voire encore beaucoup plus loin. Cependant, aussi loin qu’on s’aventurera, on ne fera jamais que modifier le schéma de fonctionnement prévu par le constructeur pour ce synthé. D’où l’intérêt des modulaires, qui ne comportent aucun schéma de fonctionnement préétabli. Quand on allume un modulaire, il ne fait aucun son. Il faut le patcher, ne serait-ce qu’un minimum. C’est d’ailleurs une chose qui fait peur à beaucoup de musiciens pourtant attirés par les modulaires, cette peur du vide, de la « page blanche ». Mais une fois l’habitude de patcher son modulaire acquise, c’est la liberté totale. On peut, par exemple, se refaire la structure d’un Minimoog, avec trois oscillateurs identiques, un filtre et deux enveloppes, mais en version modulaire, ce qui va évidemment radicalement changer la donne. Ou se faire un système du genre deux oscillateurs différents, trois filtres différents et quatre enveloppes offrant des possibilités timbrales forcément très intéressantes. Ou alors se faire encore un autre système, avec une autre structure, tout est possible, c’est la liberté totale, même de partir dans des structures complètement démentes. Pas de limite, pas de loi. Évidemment, plus le nombre de modules dans le système est important, plus les possibilités sonores se multiplient. Après intervient la faculté de pouvoir choisir les modules qui vont constituer le système. Et c’est là que le format eurorack s’avère un avantage sans pareil, ce format ayant été choisi par une foule sans cesse grandissante de fabricants de modules. Je ne suis surtout pas en train de dénigrer les autres formats de modulaires, comme le format 5U notamment adopté par Moog ou le format 4U, terre d’élection de Buchla et de Serge. Ils ont leurs avantages, et des milliers de musiciens ne jurent que par ces marques avec des raisons techniques et/ou artistiques inattaquables. Mais pour ce qui est du choix des modules, le format 3U eurorack est clairement imbattable. On a que l’embarras du choix pour les oscillateurs ou pour les filtres par exemple. Idem pour les séquenceurs ou pour les échos, qu’ils soient analogiques ou digitaux, il y en a tout un catalogue. Mais il y a aussi tout un monde de modules doubles, triples, quadruples, complexes, exotiques, ésotériques, voire carrément étranges. Ce qui fait que tous les systèmes eurorack sont forcément différents, avec des possibilités sonores forcément différentes voire totalement opposées, chacun ayant fait son choix parmi une myriade de modules issus de tout un peuple de fabricants, et selon des critères tout à fait divers. Pire, si on possède suffisamment de modules qui traînent sur les étagères, on peut sans souci se réveiller avec tel système le matin, manger devant un autre système à midi et se coucher en contemplant encore un autre système !  Ce qui fait d’un système eurorack quelque chose de changeant, de toujours en accord avec les envies ou les besoins du moment. Le mien est ainsi. J’ai beau avoir beaucoup de caisses pleines à craquer de modules, j’en ai des dizaines d’autres qui « dorment dehors ». Alors, l’album en album, ou même simplement pour les besoins d’explorations soniques encore insatisfaites, il m’arrive de modifier considérablement certaines de mes caisses. Mon système eurorack n’est jamais figé, il évolue tout le temps dans un sens ou dans un autre. Mais c’est bien sûr aussi dû au prix des modules. On peut sans problème se monter un petit système eurorack déjà très performant sans y laisser trop de plumes. Et puis, si on tient vraiment à rester dans un budget serré, il suffit d’acheter ses modules d’occasion, c’est très facile. C’est certain que Chris Franke et Klaus Schulze ont dû vraiment casser chacun leur tirelire à l’époque pour acquérir leur modulaire Moog. Si c’était aujourd’hui, le problème du choix de la marque du modulaire serait très différent pour eux, avec peut-être au bout un choix différent aussi, je ne sais pas.

C&O : J’aimerais revenir sur cette phrase, que tu as citée deux fois : « Je fais de la musique électronique, juste de la musique électronique ». Est-ce à dire que Tangerine Dream, Klaus Schulze ou Kraftwerk, ce n’est pas de la musique électronique ?
FG : Même si, vus de maintenant, Tangerine Dream, Klaus Schulze et Kraftwerk sont unanimement considérés comme des pionniers de la musique électronique, l’affaire est plus compliquée qu’elle n’y paraît a priori, si l’on remonte dans le temps. A l’origine, Tangerine Dream était un groupe de rock psychédélique. Et leur premier album, Electronic Meditation, c’est d’ailleurs juste ça, du rock avec de grosses influences pinkfloydiennes, dont Edgar Froese était un grand fan. Ce n’est que progressivement que Tangerine Dream est devenu un groupe de musique électronique. C’est avec Phaedra que la métamorphose s’opère. Mais le rock reste toujours juste en-dessous de la surface. Il suffit d’écouter Cyclone et Force Majeure pour s’en rendre compte de manière indéniable, même si dans ces deux albums, le côté musique électronique est tout aussi indéniable. C’est toute l’ambiguïté de Tangerine Dream que d’être un mélange, un entre-deux, un pont, mais c’est aussi ce qui a fait son originalité, sa force et son succès. Pour Klaus Schulze, idem. Au départ, c’est un batteur. C’est d’ailleurs ce rôle qu’il tient dans Electronic Meditation. Il n’est pas face à son gros Moog, ça, c’est venu plus tard. Et encore a-t-il fallu que Florian Fricke, du groupe Popol Vuh, lui vende son modulaire Moog pour que la chose arrive. Sauf que le péché mignon de Klaus Schulze, c’est la musique classique. C’est une tendance avouée dès son premier album, Irrlicht, dont le titre complet est Quadrophonische Symphonie für Orchester und E-Maschinen. Pas besoin de traduire, c’est assez limpide. Surtout si on écoute le « Ludwig II von Bayern » qui se trouve sur son album X. Si le rêve secret d’Edgar Froese a toujours été d’être un guitar hero à la Jimi Hendrix, celui de Klaus Schulze a toujours d’être un nouveau Richard Wagner. Quant à Kraftwerk, groupe-phare de la musique électronique, adulé aujourd’hui comme étant l’avant-garde du genre, c’est pareil, son immersion dans la musique électronique ne fut que progressive. Au départ, c’était un groupe de krautrock avec guitare, orgue et batterie. Même dans leur célébrissime Autobahn, au milieu des solos de Minimoog de Ralf Hütter, on peut encore entendre de la flûte traversière, l’instrument premier de Florian Schneider. Et je ne parle même pas du violoniste, se baladant toujours pieds nus, qui joue dans « Mitternacht », sur le même album ! Ce n’est qu’avec l’album suivant, Radio-Activity, que Kraftwerk devient un groupe 100% électronique et impeccablement costumé. Mais même là, l’intention de fond n’est pas encore bien claire. Car sur scène, à cette époque, il y a deux claviéristes… et deux batteurs. Kraftwerk reste une sorte de crypto-groupe de rock qui a toujours aimé danser et faire danser. C’est son côté profondément cérébral qui empêche de voir ce groupe ainsi. Mais il est facile de retrouver sur le web des photos de Ralf Hütter en blouson de cuir et santiags blanches. C’était son look, au début, pas celui d’un cycliste futuriste comme maintenant. Vu sous cet angle-là, cela devient difficile de cerner la véritable nature de Tangerine Dream, Klaus Schulze et Kraftwerk, l’essence principielle de leurs albums. Qu’écoute-t-on vraiment quand on écoute le Mirage de Klaus Schulze, de la musique électronique qui se donnerait des allures symphoniques ou une symphonie moderne jouée par des filtres et des oscillateurs ? La vérité se trouve sûrement dans la fierté des allemands pour leur musique classique. Klaus Schulze est un soliste dirigeant un orchestre, ça a toujours été sa marque de fabrique. Le goût d’Edgar Froese pour le Mellotron s’explique aussi ainsi, d’avoir sous les doigts son propre orchestre, sans oublier sa formation initiale de pianiste classique. Même le titre « Franz Schubert » de Kraftwerk est un remarquable aveu de l’amour de Ralf Hütter pour la musique romantique !

C&O : Tu sembles insister sur la distinction entre des marques de modulaires comme Moog, Buchla et Serge. Sauf que tu as un modulaire eurorack. Alors, pourquoi cette instance ?
FG : Pour bien comprendre le fond de l’affaire, examinons d’abord les modulaires Moog et les modulaires Buchla. Le terme modulaire associé à chacun de ces noms ne doit pas tromper. Il s’agit réellement de deux philosophies différentes, en vérité totalement opposées. On parle même de West Coast Synthesis, confrontée à l’East Coast Synthesis. Ce sont deux manières radicalement différentes d’aborder la musique électronique, de la penser, de la construire et de la jouer. Dans l’East Coast Synthesis, dont le champion est Moog, on part de sons riches qu’on filtre ensuite. C’est pour ça qu’il y a beaucoup d’oscillateurs, ce qui donne des sonorités complexes et massives, et un filtre dont le rôle est central dans le traitement du son en provenance de ces oscillateurs. Il y a aussi un clavier, car un synthé Moog est avant tout un instrument de musique à destination, donc, des musiciens. Dès lors, s’adressant à des instrumentistes plus férus de progressions d’accords que de modulations de fréquences, le côté électronique des synthés Moog doit être démystifié, facilité, presque effacé, oublié. C’est le côté musical qui est essentiel, poussé aux nues, célébré. C’est exactement l’inverse sur les modulaires Buchla, véritable incarnation de la West Coast Synthesis. On part de sons très purs, très simples, comme des formes d’ondes sinusoïdales ou triangulaires ne possédant pas d’harmoniques ou seulement très peu, et on les déforme de différentes manières pour leur donner des timbres plus riches et plus complexes. Les filtres existent, certes, mais ils sont d’une nature différente et ont des fonctions les rapprochant beaucoup des instruments de percussion, du genre bongo, xylophone ou marimba. Quant à un clavier digne de ce nom, il vaut mieux oublier. Buchla considère que c’est trop orienté vers un certain type de musique et offre plutôt des interfaces, certes plus ésotériques pour beaucoup, mais fondamentalement moins limitées d’un point de vue instrumental. Un modulaire Buchla est un tremplin vers l’infini sonique. Pas besoin d’avoir derrière soi des années d’étude du solfège et d’être à l’aise sur un piano. Il suffit de patcher et de tourner des potards pour décoller vers les firmaments de l’univers sonore. Les modulaires Serge, tout en possédant leur identité bien à eux et qui est d’ailleurs profondément vénérée, se situent en quelque sorte à l’intersection des territoires synthétiques de Moog et de Buchla. Autant dire qu’un créateur de sons pourra sans problème passer sa vie sur l’un de ces types de modulaires, tous très complets par eux-mêmes, tout en ignorant superbement les autres marques. Tout ceci engendre évidemment des atmosphères sonores distinctes, des domaines compositionnels différents. On ne fait forcément pas la même musique sur un modulaire Moog ou sur un modulaire Buchla qui ne se patchent même pas de la même façon ! Et c’est encore une autre aventure sur un modulaire Serge dont les modules sont conçus pour être ultra-polyvalents. L’avantage des modulaires eurorack, c’est de pouvoir s’affranchir totalement de la distinction West Coast/East Coast ou intermédiaire, vu qu’il y existe des tas de modules clonant ceux de Moog, Serge ou Buchla et qu’on peut privilgier à son gré une tendance ou une autre ou allègrement les mélanger. Ok, les puristes des Buchla diront que seul un filtre Buchla sonne comme un filtre Buchla, les fans des filtres Moog rétorqueront que rien n’égale le 904-A et les admirateurs des modulaires Serge conclueront que le meilleur module du monde est et restera à jamais le Dual Universal Slope Generator, ce qui sera vrai de vrai dans les trois cas. Mais, bon, ce qui est vrai de vrai aussi, c’est que le choix toujours plus immense et la qualité sans cesse plus étonnante des modules de l’eurorack offrent des possibilités sonores tellement riches et vastes que j’en oublie parfaitement ce type de querelle. J’ai mieux à faire, comme de surfer sur les vagues harmoniques de mes séquences.

C&O : Tu insistes aussi tellement sur ton utilisation exclusive du séquenceur qu’on a envie de te demander : serais-tu devenu anti-clavier ?
FG : En quelque sorte oui, si on veut considérer la chose ainsi, mais pour des raisons tout à fait précises. En vérité, oui, bien sûr, je pourrais à tout moment en revenir à l’utilisation des claviers. Rien de plus facile, j’ai pas mal de synthés classiques chez moi et je peux donc sans problème faire des albums du genre Berlin School au style parfaitement traditionnel. Sauf que, ce n’est pas le chemin que je veux prendre. En tout cas, ce n’est plus ce chemin que je veux prendre depuis Ars Modularis. J’ai déjà dit que mon prochain album solo est déjà créé, enregistré, mixé, masterisé, qu’il est très différent d’Ars Modularis, mais qu’il en reprend le même concept, des séquences, seulement des séquences, aucun clavier. En réalité, c’est encore mieux que ça, l’album d’après celui-là est aussi terminé ! Et là aussi, que des séquences. Pourtant Ars Modularis, son successeur et l’album venant encore après ne se ressemblent en rien. Et je travaille déjà sur l’album suivant qui sera encore différent. En fait, être « anti-clavier » me force à être créatif, à envisager l’utilisation de mes séquenceurs à chaque fois d’une manière différente. Ars Modularis m’a obligé à trouver des méthodes, des stratégies pour agencer les dix pistes de séquences qui me restaient sur les bras, et a priori sans rapport les unes avec les autres, pour en faire un tout homogène et intéressant, tout un album en fait. Le message était « Il faut sauver le soldat Dix Pistes ! » Maintenant, je n’ai plus cette urgence qui me taraude. Je raffine juste mes méthodes et mes stratégies pour créer d’autres albums. Ce n’est d’ailleurs pas toujours une partie de plaisir. Tout ne fonctionne pas toujours du premier coup, ni même de la deuxième, loin de là. Souvent je suis obligé de recommencer mes improvisations parce que je n’obtiens pas le résultat voulu, ou même d’abandonner une méthode parce qu’elle devient une impasse pour tel projet. Mais ce qui ne change pas, c’est l’utilisation des séquenceurs. C’est juste la manière de les utiliser qui change. Je n’ai donc pas besoin de clavier. Je creuse mon sillon, celui des séquenceurs. J’ai d’ailleurs remarqué que l’utilisation exclusive des séquenceurs avait conféré à Ars Modularis une certaine esthétique et que celle-ci a perduré au cours des albums suivants. Je vais donc poursuivre sur ce chemin. Cela me sera en vérité d’autant plus facile que je possède plusieurs types de séquenceurs, donnant des types de séquences différentes. Et que je peux en plus, au besoin ou par pur plaisir, mêler ces séquences à celles élaborées par des combinaisons de modules créant des dispositifs pseudo ou quasi-séquentiels. Autant dire que je n’ai pas franchement fini de trottiner sur mon petit chemin et de bien m’y amuser !

C&O : Peux-tu nous expliquer comment se fait la part des choses entre ton matériel (sans cesse changeant, optimisé, modifié, recâblé, etc.) et la dimension créative de la musique, c’est-à-dire le musicien, ses gestes, son apport créatif, en bref : son art ? Peut-on dire que la configuration eurorack choisie influence de façon significative le résultat obtenu ? En un mot, Ars Modularis est-il plutôt sequencer driven ou brain/musician driven ?
FG : Tout est lié, mais tout vient de moi. Mon modulaire ne se modifie pas tout seul la nuit pendant que je dors. C’est moi qui choisis les modules à remplacer et par quoi les substituer et qui manie le tournevis. Et quand je le fais, c’est en fonction d’objectifs précis, selon une stratégie bien réfléchie à l’avance. Je peux vouloir tel filtre pour un morceau, ou trouver que tel oscillateur sera plus adapté pour travailler avec un certain type de séquenceur. Ça arrive tout le temps. Et voilà, en quelques minutes, c’est fait. Parfois, c’est juste la position d’un module qui me gêne, trop éloigné d’un autre ou placé d’une manière que je découvre peu ergonomique pour une impro que j’ai en tête. Mais ce n’est pas un souci. Quelques instants, un tournevis, et c’est réglé. Il est très important que tous les gestes soient fluides quand je suis au milieu d’une impro. Ça doit être comme un ballet, sauf que la chorégraphie n’est pas écrite à l’avance. Le fait de ne pas avoir à jouer sur un clavier me permet de bien écouter ce que je suis en train de faire et de réagir immédiatement au moindre truc qui en continuant ou en grossissant pourrait ruiner comme un rien mon impro. Je n’appellerais pas ça un combat contre la machine, mais c’est sûr que c’est très absorbant, parfois même très physique, même si mes gestes sont lents et limités en amplitude. En fait, je ne me lance dans une impro que quand je suis en forme et que me sens prêt à faire danser doucement mes bras et mes doigts devant mon modulaire durant trente ou quarante minutes sans discontinuer. Durant ce laps de temps, tout peut arriver, une résonance de filtre qui part en vrille et que j’ai un mal fou à remettre au pas, un mixage que je ne parviens pas à bien régler et qui me perturbe, un mauvais geste qui bouge légèrement le tuning d’un oscillateur et vient brouiller un écho, tout. Parfois, ce genre de truc met tout par terre. D’autres fois, des choses arrivent et font corps avec l’impro, ça devient alors magique, comme si le modulaire se mettait à jouer avec moi. Mais il arrive aussi, assez souvent en fait, que rien ne vient. Alors, je n’insiste pas. Ça ne vient pas du modulaire, ça ne peut venir que de moi. Le séquenceur n’y est pour rien, ni les oscillos, ni les filtres. C’est à moi de reprendre les commandes de ma fusée psychosynthétique et de la faire décoller. C’est comme pour les vraies fusées, il faut attendre la bonne fenêtre de lancement.

C&O : Tu nous a parlé de deux prochains albums déjà terminés, et d’un troisième déjà en préparation. Pourquoi une telle hâte à produire ? Et vers quoi tout ceci mène-t-il finalement, pour peu que tout ceci ait une direction ?
FG : Je ne parlerais pas de hâte, même si ça peut apparaître ainsi. Mais si c’était vraiment de la hâte, je l’expliquerais par le fait qu’un compositeur est toujours anxieux de savoir s’il peut refaire aussi bien quelque chose qu’il a le sentiment d’avoir totalement réussi. Était-ce un coup de chance, ou son talent pourra-t-il rééditer l’exploit ? Alors il cherche à renouveler sous un nouveau jour cette composition qui l’obsède par sa beauté, encore et encore, pour savoir, pour être sûr. Parfois il y arrive, et parfois il n’y arrive pas… Je ne dis pas que ce facteur n’influe pas sur moi, sûrement que si à un niveau ou à un autre, je ne sais pas. Mais pour ma part, je parlerais plutôt de suivi et d’envie. Quand j’ai achevé Ars Modularis, j’avais déjà l’album suivant en tête. Ars Modularis, trop riche, trop mouvementé, trop terrestre, avait résulté d’une sorte d’accident et de sa réparation avec les moyens du bord. Pour la suite, je voulais exactement l’inverse, un album simple, calme, spatial. Et c’est comme pour les films à suspense ou pour les séries, je voulais absolument connaître et vite la suite de l’histoire ! Néanmoins le processus s’est déroulé à son rythme, c’est à dire à mon rythme, plutôt lent. Mais comme je savais tout à fait ce que je visais et comment tout cela devait sonner, je n’ai pas perdu de temps. D’où peut-être une impression de rapidité entre ces deux albums, même pour moi. Mais c’est une fausse impression, je suis bien placé pour le savoir. J’ai eu du mal avec cette suite. J’ai même cru par moments ne jamais pouvoir atteindre l’esthétique sonore que je voulais pour celle-ci. Travailler sur des séquences lentes avec des effets complexes d’échos par derrière n’a rien à voir avec créer à la volée des séquences à la Tangerine Dream. Pour ceux qui connaissent le Taï-Chi, sa lenteur d’exécution en constitue son aspect radical et en fait un art martial fondamentalement différent du Karaté. Là, c’est pareil, la lenteur m’a fait passer dans une sorte d’autre monde séquentiel. Par un enchaînement naturel, j’ai voulu ensuite explorer ce nouvel univers de la lenteur séquentielle. D’où le projet d’un autre album, encore un. Avec aussi son lot de difficultés. Car plus les choses se font lentement, et plus les moindres erreurs deviennent spectaculaires, dans l’emploi un tant soit peu abusif d’une résonance, dans le calage d’un écho, que sais-je, il faut être sans cesse aux aguets, être toujours super-précis dans chaque geste une fois parti dans une impro. Mais tout ceci ne suffit pas. Après l’impro, quand elle me semble réussie, vient le travail sur Audacity. C’est sur ce logiciel totalement gratuit que je m’enregistre. Mais c’est aussi sur ce logiciel que je reprends mes impros pour les mener à leur bonne fin en termes de légère compression, d’équalisation, de mise en stéréo, de coupure, de superposition, de montage ou autre, ce boulot pouvant souvent s’évérer en réalité aussi important pour le résultat final que l’impro qui n’en est que le point de d’origine. Cependant, c’est toujours pareil, sans un bon point de départ, rien de bien ne peut se construire par la suite. C’est grâce à Audacity que j’ai pu faire Ars Modularis et assembler peu à peu les dix pistes de séquences nues que j’avais sur les bras en un vrai et bel album. Et c’est aussi Audacity qui me permet maintenant d’améliorer voire de retravailler mes impros après qu’elles aient évolué dans un océan de lenteur. Qui devient d’album en album de plus en plus profond en vérité. C’est ça ma réalité d’aujourd’hui alors que je parle d’Ars Modularis, un album pourtant pas si lointain dans le passé mais qui me semble dans ma tête déjà à des années-lumière. Cela crée un curieux décalage. Mais c’est le sens de tout ceci qui génère cet étrange décalage, une lente course vers la lenteur. L’album sur lequel je m’affaire aujourd’hui est encore plus lent que le précédent, encore plus abstrait dois-je avouer également. Ce qui révèle de nouveaux problèmes. J’en arrive à la limite inférieure de beaucoup de mes modules, notamment en ce qui concerne les générateurs d’enveloppes. Et quand je résous tel problème, un autre apparaît ailleurs, car rien n’est optimisé pour fonctionner dans un tel continuel ralenti. Même moi, je m’y perds souvent dans mes impros. Je finis par ne plus savoir quel module a généré quoi et quel potard tourner si je veux changer ça. Mais bon, tout va bien. Je peux travailler lentement, justement. Je sais que j’ai de la marge en termes d’albums à sortir. Et même si je mettais six mois à finir celui qui m’occupe l’esprit actuellement, je sais que j’aurais encore de la marge, beaucoup de marge. C’est un luxe des plus appréciables que cette possibilité de tranquillité dans l’action. Cela permet de réfléchir, de méditer. Je pense que tout ceci aura une fin et que, après la lenteur viendra le calme, le repos. Je souhaite, après l’album sur lequel je travaille en ce moment, un album, non pas, plus lent que tous les précédents, mais juste plus apaisé. Il viendra en son temps, comme une conclusion tranquille. Enfin, pour le moment, je vois ça comme ça ; me dirigeant, à pas lents, vers cet album final. Mais je n’en sais rien, en réalité. Peut-être que mes idées auront évolué, à force de méditations sur la question ! Peut-être aussi que des projets en duo m’auront fait bifurquer vers d’autres voies. Je n’en sais rien, on verra bien.

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