Live report Ingrid Caven aux Bouffes du Nord, Paris, le 22 février 2025

Live report Ingrid Caven aux Bouffes du Nord, Paris, le 22 février 2025
Ingrid Caven
2025
Lucas Biela

Live report Ingrid Caven aux Bouffes du Nord, Paris, le 22 février 2025

live report Ingrid Caven

Ingrid Caven est un monstre sacré du cinéma. Muse de Rainer Werner Fassbinder dans les années 70, elle a continué à jouer dans les décennies qui ont suivi, jusqu’à interpréter récemment Miss Vendegast dans le remake de Suspiria, le chef-d’œuvre baroque du maître du giallo, Dario Argento. En parallèle de la comédie, elle mène une carrière de chanteuse. Son partenaire actuel, Jean-Jacques Schuhl, est d’ailleurs l’auteur de certaines de ses chansons. Avec 16 Moments De Ma Vie, la dame de 86 ans a cherché à retracer un parcours de vie autour de souvenirs d’Allemagne, mais également de sa passion pour le septième art et la musique, de sa rencontre avec Jean-Jacques Schuhl, et de mélodies qui l’ont accompagnée. Initié par le cinéaste Albert Serra, le projet a fait l’objet d’un enregistrement studio. Le 22 février il est présenté sur scène au théâtre des Bouffes du Nord accompagné des Molforts, un groupe expérimental. C’est une salle que je ne connaissais pas, pleine de charme avec ses balcons ornés, sa voûte peinte, sa scène très haute de plafond ainsi que le côté rustique des matériaux. Dans le public, on peut noter quelques personnalités comme l’ancien ministre de la culture Jack Lang.

Durant le spectacle, on retrouve dans le ton d’Ingrid Caven la gravité de Marlene Dietrich et sous ses traits, l’expressivité d’Ewa Demarczyk. Et entre narration douloureuse et chant désabusé, sa voix interpelle. D’un côté c’est la fragilité tendre d’un Christophe qui se manifeste, de l’autre la passion exacerbée d’une Diamanda Galás. L’accompagnement est minimaliste, et le plus souvent dans des teintes lugubres. Il faut avoir en tête le Desertshore de Nico ou les bandes-son les plus sinistres d’Angelo Badalamenti. Les drones et les notes éphémères de la guitare, les effets d’assombrissement des claviers, les rythmes prudents, tout contribue à ralentir le temps et refaire passer le film d’une vie sous un angle éploré. A ce titre, « Bouddha Poupée » avec les oscillations angoissées des claviers et les pleurs de la guitare illustre bien cette noirceur omniprésente. « Psychanalyse » va même encore plus loin dans la désolation. Le désespoir d’Ingrid y est en effet associé à un accompagnement tellement effrayant qu’il nous prend à la gorge. Et que dire de « Nuit De Noël Sous Les Bombes », où la menace plane en permanence à travers ces drones suscitant l’épouvante à la manière de Sunn O))). Avec « Chaos », c’est même la collaboration de ces derniers avec le regretté Scott Walker que l’on peut avoir en tête quand le bruit du métal froid rencontre l’atmosphère terrifiante des sons dronés. La noirceur parvient cependant à nous plonger dans un océan de sérénité, comme quand la renaissance annoncée par « Le Phoenix » fait voguer un chant berçant sur une mer aux reflets apaisants. Par ailleurs, quelques notes d’espoir arrivent à se frayer un passage à travers cette tourbe noire. Ainsi, même si la douleur y est toujours patente, « Walt Disney » présente néanmoins la guitare sous un jour meilleur. Les claviers tentent alors une approche plus lumineuse, et l’émerveillement transparaît dans les accents innocents du chant. De même, sur les notes enjouées du piano mais sous un ciel néanmoins courroucé, la voix se veut plus malicieuse quand il s’agit d’évoquer « Les Vaches Et Les Bars ».

live report Ingrid Caven Band 1

Tout au long de la soirée, c’est non seulement de ses mélopées expressives qu’Ingrid bouleverse le public, mais également par sa scénographie. Quelle émotion quand on la voit crier sa détresse à même le sol sur « Psychanalyse » ! Sa gestuelle permet également de donner vie à cet univers sombre mais si envoûtant. La longue carrière cinématographique de notre chanteuse a en effet bien ancré en elle les codes de la comédie. De même, quand elle dévoile son mollet gauche, ou quand elle présente son dos nu, on pourrait presque penser à un pacte avec le diable pour retrouver sa jeunesse. Goethe étant des inspirations, l’image faustienne n’est pas anodine. A travers ces effeuillements, mais également dans les plis de sa robe noire aux reflets violacés, c’est également le côté sensuel d’une Marlène Dietrich qui est mis en exergue. Car en effet, même si 16 Moments De Ma Vie est une œuvre originale et unique, l’hommage à l’Ange Bleu n’est jamais très loin. Cela va même au-delà de l’interprétation scénique, puisque le programme, avec ses lettres de travers, son heptagone fantaisiste et le choix limité des couleurs, renvoie aux affiches des années 40 du siècle passé.

live report Ingrid Caven Band 2

Dans un écrin où les ornements sophistiqués des balcons narguent le dépouillement de la scène, le public a été séduit par les tranches de vie partagées par Ingrid Caven. Combien de fois n’a-t-on pas entendu « Bravo ! ». Il faut certes souligner l’admirable prestation vocale de l’actrice, mais également le jeu raffiné et cinématique du quatuor Les Molforts. Ainsi, ce 22 février 2025, Ingrid Caven s’est mise à nu dans une autobiographie mouvementée où des vents houleux se sont relayés avec des signes d’accalmie.

https://tricatel.com/ingrid-caven/

 

2 commentaires

  • Michaux

    Quel cauchemar ce concert : quand la voix n’est plus qu’un écho sourd venu du royaume des ombres, que le talent s’est transformé en un monologue incohérent ponctué d’interminables gémissements chaotiques, on a envie de crier très fort « STOP ». Et même si le tout Paris nonagénaire (dont le couple Lang) est présent pour le souvenir de celle qui fut, ce spectacle digne d’un Ehpad n’aurait jamais dû être. Il n’est pas charitable d’encourager le naufrage d’un mythe qui a enthousiasmé toute une génération par son éclectisme et sa liberté artistique. J’ai assisté à beaucoup de ses concerts passés et heureusement
    ce souvenir reste vivace.
    Je n’ai trouvé aucune critique de ce spectacle dans la presse quotidienne, n’est-ce pas le signe d’un silence qui évite d’écorner l’idole?

    • Lucas Biela

      Merci pour votre retour. Dans ce compte-rendu, vous avez pu noter que j’insistais sur le caractère sombre de l’oeuvre présentée, avec des références à des artistes peu connus du grand public comme Nico, Sunn O))), Scott Walker ou encore Diamanda Galás. Ce côté glauque, porté justement par ces « échos venus du royaume des ombres », ces « gémissements » et ces « monologues », peut certainement en rebuter certains. Le grand public comme je le mentionnais, mais également ces fameux journalistes qui n’ont pas pris leur plume pour donner leur avis : peut-être sont-ils davantage habitués à des univers rose bonbon, aux antipodes de créations aux contours à la fois minimalistes et obscurs ? Ce silence de leur part interroge effectivement comme vous le soulignez : seraient-ils incapables de sortir de leur zone de confort ? En revanche, là où j’émettrais un bémol, c’est que cette absence de critique n’est pas forcément un argument en défaveur d’une performance. Vous en trouverez un très bon contre-exemple dans nos colonnes avec le compte-rendu du festival Sacré Sound, article qui, je n’en doute pas, a très certainement attiré votre attention. Par ailleurs, il ne me semble pas que le public était essentiellement composé de nonagénaires. Cependant, et même si elles n’étaient pas majoritaires, qui va s’étonner que des personnes de l’âge d’Ingrid Caven étaient présentes, puisque les release partys rassemblent habituellement de nombreux amis et collaborateurs des artistes…

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