Arman Méliès – Laurel Canyon
Royal Bourbon Records / Bellevue
2021
Fred Natuzzi
Arman Méliès – Laurel Canyon
On aurait pu s’attendre qu’à l’instar de Roden Crater qui se focalise sur les créations de James Turrell et Basquiat’s Black Kingdom sur celles de Jean-Michel Basquiat, Laurel Canyon prenne le prisme de la création musicale des années 60/70 qui a émergé dans ce quartier de Los Angeles. Il n’en est rien. C’est plutôt le point de départ. Là où tout a commencé. Comment rêver une vie meilleure via la musique et vivre une vie de bohème entre pairs, inventer un art de vivre, se laisser bercer par les sons des guitares acoustiques que frottaient ici où là les Joni Mitchell, David Crosby ou Neil Young ou créer des sons qui marqueront à jamais l’image de la musique comme Jim Morrison ou Jimi Hendrix. Oui, c’est là le début. Une utopie héritée des hippies et transférée dans la Californie brûlante, assaillie des éruptions volcaniques des guitares sous le feu de la création enchantée de cette génération de folkeux et de rockers. Le point de départ de musiciens nés autour de cette époque et qui, quelques décennies plus tard, font de la musique en reconnaissant les désirs musicaux et les héritages de leurs aînés. Bien loin de vouloir recréer des chansons de cette époque, Arman Méliès prend le contre-pied en étant résolument moderne, tant dans la composition que dans son interprétation habitée. La voix est très incarnée mais prend aussi de la hauteur d’ensemble, portée par les ébullitions encore frémissantes des deux disques frères qui ont été les prémices de cet album. La présence de cordes mélancoliques, magnifiquement jouées par Pauline Denize, apporte une dimension et un frisson supplémentaires aux textes emprunts d’une poésie que seul Méliès maîtrise. Et Laurel Canyon de clôturer en beauté cette trilogie américaine des grands espaces, en s’attachant cette fois aux affres de la création pure au cœur des neuf morceaux que composent le disque, en croisant des personnages réels ou fictifs.
Dans l’endroit « Avalon », berceau de la magie née de Laurel Canyon qui a regroupé tant d’artistes emblématiques, le paradis se mêle aux loups et aux fous. Créer, c’est s’aventurer dans une meute où, au moindre faux pas, l’on pourrait sombrer. Le Graal, c’est ce lieu mythique où le fantôme de Morrison danse encore, où les destins se sont noués en tragédie ou en triomphe, parfois même les deux. Comme si les hommes et les femmes qui ont habité ce canyon avaient fait naître un volcan de par leur art et leur volonté de vivre « la vie en mieux ». Le morceau cristallise un instant d’éternité brute, celle qui allait être forgée par des légendes. Arman Méliès choisit ses mots comme un sculpteur poète qui inscrit une mythologie dans le réel par son œuvre. Après le lieu, il faut des acteurs. L’hommage rendu à ces figures de légende, certaines à la destinée aussi fulgurante que des « Météores », est une reconnaissance de l’héritage de ces artistes et un clin d’œil aux initiés, ceux qui ne laissent pas tarir la source de cet or, sublime montagne aux ressources vertigineuses. Hubert-Félix Thiéfaine apporte au titre un souffle encore plus épique dans les mots de Méliès, une description saisissante, soutenue par des cordes mélancoliques. Le saxophone d’Adrien Soleiman ajoute une note supplémentaire d’âme échappée de ces météores dont la trajectoire est toujours dans nos cœurs. Le banjo de « La Soif » rappelle que nous sommes en Amérique et qu’il n’y a pas qu’à Laurel Canyon que les affres de la création ont touché les artistes. La muse peut être là ou absente mais la soif de reconnaissance, elle, peut toucher à la folie. Arman Méliès, avec un chant habité, étonne dans ce titre cruel de réalisme. Un autre personnage essaye de toucher la gloire à la force de ses mains et de vivre à hauteur de ses rêves. « Modesta » raconte cette quête inlassable, tel un Sisyphe essayant encore et encore d’arriver au sommet de la colline. La construction de ce titre est d’une beauté stupéfiante et s’offre même un moment de contemplation comme il y en avait dans Roden Crater. Strate après strate, le morceau prend corps et s’étoffe dans une folk aérienne évocatrice, laissant son personnage en suspension.
Virée sur « Amor Drive », route voisine de Laurel Canyon Boulevard, où l’on retrouve les observations électroniques planantes du premier opus de cette trilogie et où l’on sent un bouillonnement sous-jacent, source de l’éclatement sur le second disque. Les claviers offrent une descente dans ce magma intense qui n’attend que de surgir au grand jour. Il est d’ailleurs au centre d’« Une Promesse », titre qui nous emporte dans le processus pur de création. Nul doute qu’Arman parle de sa propre perception de celui-ci et qui touchera chaque artiste, quel qu’il soit. Un titre intime donc, mais à la portée universelle. « La Mêlée » et son chant doublé met en lumière la solennité du moment attendu, celle de la découverte d’un artiste qui sort de la mêlée. Un pas de côté qui pourrait changer la vie. Mais qui écrit les légendes ? L’artiste ou le public ? Dans Laurel Canyon, Arman Méliès évoque une époque bénie des dieux pour les artistes qui vivaient là-bas mais aussi la nôtre, autant impitoyable. Le rêve d’abord, puis l’acte de création pour oublier l’ennui, l’imprévisibilité de devenir un artiste en lumière mais avec quand même la force, la volonté d’aller au bout, quitte à frôler la folie. Et advienne que pourra. Un artiste est un artiste, il ne peut combattre ce bouillonnement au fond de lui. Roden Crater évoquait un artiste qui fusionnait son rêve avec la nature avec en ultime chef-d’œuvre une installation au cœur de ce volcan éteint et faire jaillir la lumière. Basquiat’s Black Kingdom donnait à voir les éclairs foudroyants de folie créatrice que produisait Basquiat. Laurel Canyon, c’est le lien entre ces deux artistes, ce qui fait qu’un rêve devient réalité par l’œuvre, ce qui fait que des hommes et des femmes bâtissent des cathédrales pour sublimer et tromper l’instant.
Le titre « Laurel Canyon » résume tout cela en prenant pour prisme l’époque glorieuse de cet endroit. Arman Méliès leur donne une devise à ces artistes : « la vie est trop courte pour être petite ». Un morceau qui fonctionne également comme une vignette cinématographique qui narre un pan d’histoire de la musique. Sa dernière partie qui laisse exploser la tension évoque aussi la fin de la mythologie. Comme pour « Olympe (A La Mort) » sur Vertigone, « et le temps s’arrête » et les dernières notes évoquent la frénésie cristallisée de Basquiat’s Black Kingdom. L’album ne pouvait s’arrêter de cette manière, fiévreux et crépusculaire. Un morceau plus apaisé et plus lumineux prend donc le relais avec « Vise Le Cœur » en mettant en lumière Emily Dickinson, poétesse américaine à la vie austère mais dont la beauté des écrits a traversé les âges, intacte et précieuse. Saluons sur cet album le travail à la batterie d’Antoine Kerninon, de Maxime Daoud à la basse, d’Adrien Soleiman aux sax et piano, ainsi que le beau travail d’enregistrement, mixage et mastering de respectivement Antoine Gaillet, fidèle parmi les fidèles, Florian Monchatre et Benjamin Joubert. Et encore une fois, une sublime pochette de Yann Orhan.
Arman Méliès clôture sa trilogie avec un album qui pourrait en fait servir de lien entre les deux précédents opus. Il illustre les processus créatifs et réfléchit également à la condition d’artiste. Laurel Canyon a une certaine portée philosophique qui met en perspective non pas l’art et le beau mais l’art et l’homme. Pris individuellement, chaque opus visite un genre : l’électro aventureuse, la fougue du post rock et le folk électrique et peut fonctionner indépendamment. Prise comme un tout, la trilogie américaine forme une unité cohérente de bout en bout, nous emmène dans un voyage au cœur de ce qui fait un artiste et nous montre pourquoi on les aime : ils réinventent constamment l’instant en criant leur humanité au travers de leurs œuvres. Peu importe finalement si on les entend clairement ou au loin, l’important c’est que les œuvres existent et restent. Certains artistes sont des étoiles filantes qui inscrivent leur légende tout là-haut dans le ciel. Mais tous sont partis du même abîme volcanique logé au creux de leur humanité. Arman Méliès nous dit que finalement il faut viser le cœur. Assurément, il a atteint sa cible avec ces trois albums aussi flamboyants qu’introspectifs.
https://www.facebook.com/armanmelies/
Pochette et photos: Yann Orhan