Swans – Leaving Meaning
Young Gods Records / Mute
2019
Jéré Mignon
Swans – Leaving Meaning
La pause fut plus courte que prévue. Trois ans après The Glowing Man, album épistolaire et deux ans après une tournée toujours aussi boulimique qu’éreintante, Michael Gira, tête pensante et fondateur des cultes Swans revient aux affaires. Trois ans, finalement c’est court. Ou pas… vu la vitesse de fractionnement de l’information et d’un temps d’attente de plus en plus restreint de la part de la « masse », ou « public », choisissez. Pourtant, le fait est là, Swans est de retour avec un nouvel album. Demi-surprise pour ma part, connaissant le tempérament aussi caractériel que touchant de Gira. En fait, avec ce genre de personnage torturé, énigmatique, haut en couleurs, cauchemar des ingés-son et aux humeurs divergentes, rien n’est arrêté.
Quinzième album tout de même ! Mine de rien, c’est qu’on dépasse les trente ans de carrière. Et cette fois-ci, Gira a surpris. Comprenons-nous bien, ce n’est pas la réformation de l’entité Swans qui étonne mais plutôt sa tournure stylistique et la disposition du line-up actuel constituant Leaving Meaning. Gira, l’avait dit, l’incarnation, maximaliste, des Swans allant de 2010 à 2017 était révolue et consumée. Mais comme le dit aussi Gira : « Les cygnes sont des créatures majestueuses et magnifiques. Avec un tempérament de merde ». C’est dit. J’aime ce type de déclaration. Cette nouvelle représentation, si elle suit une base de six membres, dévoile un nombre impressionnant d’invités (comptez 32 participants sur cet album) qui sont venus soutenir, travailler et transformer, et ce de manière indépendante, les brouillons acoustiques qu’avait mis auparavant sur bande Gira. Le phœnix renaît toujours de ses cendres, dit-on, mais là, on en est à deux réincarnations quand même.
Ainsi on peut noter la présence de Ben Frost, musicien électronique ayant gagné en renommée dû à son travail sur la série allemande Netflix Dark (dont la vision, et l’écoute, est recommandée), compositeur tout aussi inspiré par la musique extrême que l’expérimentation électroacoustique. Comme invité de marque, ça pose les couilles sur la table, comme ses interactions entre plénitude et malaise accompagnant les morceaux de Leaving Meaning qui au début, du moins, manifeste un certain épanouissement trompeur voire un apaisement vicieux. Car le malaise est là, ce mal-être que Gira, du haut de ses 65 ans, distille toujours. Plus parcimonieux, moins frontal, ce sentiment semble apparaître tel un éclat spectral, que ce soit dans la rythmique krautrock tordue et répétitive de « The Hanging Man », mantra malade et anxiogène porté par la voix perverse, semi hésitante, semi autoritaire de Gira qui semble jouer des attentes en farceur corrompu que dans le point d’acmé qu’est « Sunfucker » qui voit son rythme devenir soudain et pesant, révélant le côté machiavélique et malade de la chose. Oui, Leaving Meaning est malade, détraqué, dément. Et si on parlait de la participation des sœurs Von Hausswolf ? Si l’aînée est plus connue pour ses travaux photographiques et vidéos, la cadette a déjà ouvert pour les Swans en concert tout en pondant des albums magistraux dont le dernier, Dead Magic, hante toujours mes nuits.
Apparaissant sur trois titres phares de Leaving Meaning, l’association des frangines suédoises redonne une présence féminine, époque Jarboe, tout en instillant un grain, étrange forcément, lorgnant entre le féerique (magnifique et entêtant « The Nub ») et une parade psalmodiée de sorcières en plein sabbat. Parce que la folie n’est jamais bien loin. Dans cette atmosphère de (fausse) violence et de (fausse) délicatesse, Gira, en grand manipulateur, orchestre son monstre, ce corps figé par le froid qui s’ébroue de temps à autre dans des exhalations jazz très Badalamenti, soutenu par le trio The Necks. Laissant, cependant, plus de place au phrasé folk qui anime son autre projet Angels Of Light, celui-ci entonne, se plaint, éructe, bégaye, appelle à l’aide, demande un guérisseur, attend, claironne, psalmodie dans une litanie lente, par instants contemplative et figée et par moments plus directe et invective. Il ne lâche rien, pas une once d’une miette, une sorte de tension passée sous un filtre feutré qui laisse seulement dessiner les contours d’un piège à loup qui aurait pris par hasard un oiseau flamboyant entre ses dents, laissant son instigateur se camoufler derrière une photo. Le jaune de la pochette en rappelle à sa symbolique : joie, bonne humeur, mouais… j’y vois plus la stimulation, l’amitié et la fraternité sans qui Leaving Meaning aurait pris une tout autre teinte. Tout l’attrait de Michael Gira est de donner un espace de création aux amies, familles et invitées pour tonifier ses esquisses, courber ses arcs et de les transformer en véritable œuvres picturales collectives.
Et si c’est l’album le plus court qui nous est servi en dix ans, 90 minutes quand même, les Swans en démontre encore en vitalité pour un résultat riche, multiple, montant en qualité, écoute après écoute, pouvant rappeler autant dans les mots que dans une certaine forme Nick Cave And The Bad Seeds, le malaise en plus, sardonique, caché dans une lumière élégiaque. Gira, l’avait bien dit, les cygnes sont des emmerdeurs.