Sufjan Stevens – Javelin
Asthmatic Kitty
2023
Fred Natuzzi
Sufjan Stevens – Javelin
Alors que Sufjan Stevens est en rémission d’un syndrome de Guillain-Barré (et nous lui souhaitons le meilleur rétablissement possible), son nouvel album, Javelin, sort dans les bacs. Ou comment allier bonne et mauvaise nouvelle… Drôle de musicien quand même ce Sufjan Stevens. Il emmène la beauté de la folk vers une poésie lyrique jamais égalée (Seven Swans, Illinoise, Michigan, All Delighted People, Carrie & Lowell…), il triture l’électronique pour en faire des hymnes torturés (The Age Of Adz, The Ascension), il transforme ses états d’âme en fleuve ambient (Convocations et ses cinq volumes), il s’amuse avec les genres en collaborant à de multiples projets (Planetarium, Sisyphus), il écrit des chansons oscarisables (« Mysteries Of Love »), s’intéresse au ballet (Reflections), offre des coffrets de chansons de Noël revisitées (Songs For Christmas, Silver And Gold) et j’en passe ! Ce touche-à-touche de génie n’hésite pas à aller partout, pour notre plus grand plaisir. Sufjan Stevens a cette capacité à tirer de la banalité du moment un instant suspendu où l’on s’engouffre dans les vignettes musicales qu’il propose. Un temps tourné vers l’extérieur, il s’est beaucoup replié sur lui-même afin d’explorer et d’exorciser ses démons, parler de la mort de sa mère et des sujets qui lui tiennent à cœur. Ce n’est pas avec Stevens que vous allez faire la fête, c’est certain. Mais son aptitude à dépasser ses obsessions, à les habiller de lumière et à les proposer au monde est unique. Ses albums sont autant de bijoux aux atours plus ou moins brillants qu’il convient d’explorer avec une totale disponibilité d’esprit.
Sufjan Stevens revenait doucement à la folk avec Angelo De Augustine dans un opus inégalement réussi, A Beginner’s Mind. Avec Javelin, il y retourne totalement, et c’est peut-être la meilleure des nouvelles. Ici, aucun remplissage, l’album dure quarante-deux minutes pour dix morceaux. Stevens a (quasiment) tout fait tout seul, y compris les collages (comme sur All Delighted People) que l’on retrouve dans les quarante-huit pages de l’artwork. Un conseil, procurez-vous le vinyle, car il y a également dix essais à lire, mais bon courage si vous avez le cd ! La sensibilité et la délicatesse de Sufjan Stevens éclatent aux oreilles dès l’ouverture. « Goodbye Evergreen » fera fondre tous les cœurs en moins de vingt secondes. Le titre, d’abord au piano, part dans une orchestration lyrique à coup de chœurs féminins, d’un peu d’electronique et de flûtes, comme Stevens sait le faire, mais en maîtrisant l’espace sonore (un Devin Townsend folk) avec maestria. Retour à la guitare acoustique avec « A Running Start », une folk intimiste au son inimitable. On se croirait revenu au temps d’Illinoise ! La profondeur du titre, tapissée d’harmonies féminines, semble montrer un ciel plein d’étoiles. Sufjan Stevens, apaisé, élabore une nouvelle fois une symphonie folk merveilleuse. « Will Anybody Ever Love Me » nous ramène aussi à l’époque de Seven Swans, en plus symphonique. Il évolue vers un climax final où tous les instruments et les voix s’additionnent pour créer un cocon musical. On s’y sent bien. Guitare acoustique toute simple en avant, « Everything That Rises » est atmosphérique et touche du doigt le gospel sans y tomber. Il n’y a que lui pour composer des chansons de cette sorte.
« Genuflecting Ghost » aurait pu figurer sur All Delighted People ou sur un des coffrets de christmas songs. Chœurs angéliques, envolées lyriques, orchestrations majestueuses, fin electro, tout y est ! La mélodie de « My Red Little Fox » est enchanteresse et envoûte dans un écrin poétique qui rappelle à l’enfance. « So You Are Tired » avec son piano, sa guitare acoustique et cette voix pleinement honnête, déchire le cœur. D’une beauté folle, le titre s’enveloppe au fur et à mesure d’une couverture musicale rassurante avant son final qui monte aux cieux. Curieux morceau que ce court « Javelin » au texte intrigant que j’ai interprété comme de l’humour noir. On y parle de javelot qui, lancé sur quelqu’un par erreur, aurait laissé des marques de sang s’il avait atteint sa cible. Petite vignette d’un moment unique porté par une délicate interprétation. Bryce Dessner, de The National, vient prêter main forte aux guitares sur « Shit Talk » qui parle de la fin d’une relation amoureuse. Toujours dans une interprétation sensible, Sufjan Stevens tisse une nouvelle toile folk opératique grandiose. L’album se termine par une reprise du grand Neil Young, « There’s A World » de Harvest. Complètement transformée, elle trouve un écrin folk que Young ne lui avait pas donné, révélant ainsi toute la beauté qu’elle recèle. Une belle et heureuse surprise.
Javelin marque ainsi le retour en force de Sufjan Stevens à un style dans lequel il excelle. Prenez toutes ses qualités de compositeurs, de créateur de sons, d’arrangeur d’atmosphères et vous obtiendrez un album qui comblera vos attentes, les surpassera peut-être. Souvent, les mots n’arrivent pas à décrire la beauté. Il faut la ressentir, la laisser naître et vibrer au fond de soi. Si cette modeste chronique vous amène à écouter Sufjan Stevens et à ressentir cette beauté, alors tout le monde aura gagné. Et de la beauté, avec ces guerres et ces tensions internationales, on en a grandement besoin. On en aura toujours besoin.
assez d’accord avec la chronique, c’est un bel album.