Peter Zinovieff / Electronic Calendar – The EMS Tapes
Space Age Recordings
2015
Jean-Michel Calvez
Peter Zinovieff / Electronic Calendar – The EMS Tapes
Attention ! Ce qui suit est moins une chronique musicale traditionnelle qu’un rappel du chapitre de l’histoire consacré à la musique électronique, accompagné d’archives sonores. Pas tout à fait la chronique d’un ouvrage historique, mais presque.
Pour tout aficionado des synthés, Peter Zinovieff est avant tout l’inventeur du synthétiseur EMS VCS3 et de ses évolutions, et le patron d’EMS, la firme qui a « inventé » le synthétiseur analogique en même temps que Robert Moog et Don Buchla aux USA. Mais Zinovieff a aussi composé de la musique et collaboré à celles d’autres artistes, le tout rassemblé dans Electronic Calendar – The EMS Tapes, un double album compilation. En plus de vignettes musicales et de quelques œuvres plus abouties, celui-ci inclut un livret de 60 pages (presqu’un livre, malgré le format CD 12×12 un peu étroit) bourré de photos présentant le parcours personnel de Zinovieff et l’histoire complexe de la synthèse analogique en Grande-Bretagne avec les studios EMS et ses suites.
On ne présente plus le VCS3 : tout musicien féru d’électronique a déjà aperçu (et entendu), ce petit synthé aux flancs de bois ou en mallette, vu la quantité d’artistes amoureux de cet engin « minuscule » comparé aux « monstres » de Moog, Roland ou Yamaha. Un synthé de poche, mais avec un cœur « gros comme ça », qui a fait les beaux jours – et les « beaux sons » – de groupes et de musiciens mythiques de la scène électronique : Pink Floyd (sur On the Run, l’intro mythique de l’album Dark Side Of The Moon), Klaus Schulze, Jean-Michel Jarre, King Crimson, Yes, Dépêche Mode, The Who, Led Zeppelin, The Alan Parsons Project, Hawkwind, Brian Eno, Robert Fripp, John Carpenter, Kraftwerk, LCD Sound System et j’en passe . Bref, quasiment tout le petit monde créatif et bouillonnant des années 70 et 80, suivi d’une nouvelle génération de musiciens qui le redécouvre : Portishead, Aphex Twin… Au point qu’il va désormais être remis en production sous forme de « clone », par Behringer, tant la demande se poursuit pour cette machine un peu folle et si géniale.
Peter Zinovieff fut ingénieur au début de son parcours professionnel (employé au Ministère de l’Air dans les scénarios de war games) puis, en tant qu’électronicien, il se passionna pour la musique électronique encore émergente. Celle-ci prit vite le pas sur son activité officielle, et Zinovieff se retira chez lui, à Londres. Grâce à des amis, Alan Sutcliffe et David Cockerell, génies de l’électronique analogique, il se lance dans des recherches, à titre privé, sur les oscillateurs et sur le principe, encore novateur, de contrôle en tension (voltage control), au cœur du synthétiseur analogique, ce que Robert Moog et Don Buchla développent également de leur côté, aux USA, sans le moindre lien entre eux. Peter Zinovieff sera donc le père du mythique VCS3, dont les modèles vintage valent une fortune de nos jours. Or Peter Zinovieff a contribué de bien d’autres façons à la musique électronique. D’une part sa société EMS (Electronic Music Studios) fut aussi, ou d’abord, un studio de production musicale privé mettant à la disposition des musiciens les moyens électroniques les plus performants des années 60/70. De plus, il a produit quelques morceaux de son cru, souvent expérimentaux et mettant en application (à titre de « démos ») l’usage de son studio et de ses machines pour créer des sons inédits.
Malgré ces succès, l’histoire d’EMS n’est pas qu’un chemin pavé de roses, et sa structure fragile, en autofinancement privé exclusif, sans la moindre subvention gouvernementale, a fini par le mettre en faillite en 1979. Les matériels utilisés dans le studio expérimental par Zinovieff et ses acolytes, au tout début de l’électronique numérique, coûtaient extrêmement cher. Pour fixer les idées, à cette époque, le coût moyen d’un bit de mémoire était d’environ une Livre anglaise/bit ! Et même si Zinovieff a commencé à monter son studio avec des composants déclassés d’origine militaire (oscillateurs, modulateurs, relais et filtres), cela ne pouvait pas couvrir la totalité des besoins d’un studio au financement aléatoire mais toujours à la pointe de la recherche et des développements de prototypes complexes.
Quoi qu’il en soit, l’histoire de la musique électronique aurait été bien différente sans ces synthétiseurs portables au coût, somme toute, raisonnable pour l’époque, comparé aux modèles Moog, hors de prix. Les musiciens pouvaient s’offrir un EMS VCS3 pour moins de 330£ en 1969 et l’utiliser sur scène, malgré une ergonomie délicate, grâce à un encombrement et à une mise en œuvre moins pénalisants que les gros et lourds claviers à plusieurs octaves de la même période. Le VCS3, quant à lui, pouvait se poser n’importe où, par exemple sur un orgue ou un synthétiseur plus large et imposant. Cependant, faute de disposer d’un clavier digne de ce nom, il est davantage destiné au bidouilleur de sons, et idéalement adapté aux bruitages « futuristes », glougloutements, hululements de sirène, gimmicks « rigolos » et autres effets sonores, plutôt qu’aux soli et développements mélodiques de virtuoses du solfège car, malgré ses trois oscillateurs permettant de mélanger les formes d’ondes, le VCS3 est monodique et ne peut jouer qu’une seule note à la fois. Les plus beaux exemples du potentiel créatif du VCS3 ou du Synthi A sont peut-être les albums Phaedra (1974), puis Rubycon (1975) de Tangerine Dream ou, plus bruitiste et expérimental encore, l’album Aqua, de son leader Edgar Froese (1974), des albums-phares d’une période hyper créative sur le son, autant que sur la musique.
Au-delà du VCS3 et de ses développements (le Synthi A à clavier et séquenceur intégré), qui ont démocratisé le synthétiseur dans la musique pop/rock/ambient, au-delà du gigantesque et quasi inaccessible système hybride Synthi 100 (vendu environ 6500£ en 1971, équivalant à 100.000£ de nos jours), Zinovieff a mené sur ses fonds propres, des travaux de recherches du niveau de gros laboratoires. Il l’a fait à domicile, dans son studio aménagé dans un premier temps dans l’abri de jardin de sa maison familiale, et a « offert » ses services à des musiciens renommés de la scène classique contemporaine de l’époque, tels que Harrison Birtwistle (1934-), et Hans Werner Henze (1926-2012).
Ce double CD Electronic Calendar, the EMS tapes, résume toute l’œuvre personnelle et collaborative de Peter Zinovieff, rassemblant les bandes retrouvées, malgré la dispersion du studio, du matériel et des archives d’EMS, lors de sa faillite de 1979. On y trouve également l’intégralité (24 minutes) de la longue pièce électronique Chronometer 71, d’Harrison Birtwistle, très expérimentale et jusque-là quasi introuvable (sorti en 1975 en LP). C’est une pièce qui préfigure à sa façon, l’intro mythique de Dark Side of the Moon de Pink Floyd, car elle met en scène la même pulsion rythmique et chronométrique obsédante d’horloge impitoyable égrenant le temps. Electronic Calendar permet aussi d’entendre des extraits de Tristan, Preludes for Piano, Tapes and Orchestra, pièce tout aussi rare de Hans Werner Henze (indisponible en CD). Sur cette pièce mixte (orchestre + électronique) assez étrange, conçue en 1973 en liaison avec ce compositeur allemand inspiré par Stravinski et adepte de la musique sérielle, Zinovieff fut « responsable » de la composante enregistrée sur bande, usant des artifices permis par les « machines infernales » de son studio à cette époque. Le reste de ce double CD Electronic Calendar inclut une vingtaine de pièces plus courtes (d’une à dix minutes environ, parfois fractionnées et réunies sur une seule plage), ayant valeur de démos et d’archives sonores de l’œuvre de Zinovieff et son équipe d’électroniciens et de programmeurs. On y trouve enfin les tout premiers morceaux créés avec un vocoder, technologie innovante, qui ne fera sa première apparition en pop/rock que bien plus tard, en 1976, sur Tales of Mystery and Imagination, le premier album d’Alan Parsons Project.
L’intérêt musical absolu d’une telle compilation est assez limité : on est ici très loin des longues suites rythmées par les séquenceurs, et presque rock de Tangerine Dream, Jarre ou Schulze, car les morceaux sont souvent sombres (bizarrement, très pauvres dans le haut du spectre, avec des fréquences aiguës étouffées), monotones voire assez glauques. En un mot, expérimentaux, et pas forcément destinés à enchanter l’oreille d’un auditeur (même curieux… et très tolérant !). Si l’on excepte les pièces de Birtwistle et Henze, ces démos de studio n’étaient même pas destinées à être vendues (LP), ni à faire l’objet d’enregistrements commerciaux ou publics. Leur intérêt musical intrinsèque est donc parfois assez discutable comparée aux précieux témoignages des possibilités d’un studio électronique des années 70 qu’ils représentent.
Malgré son contenu musical plus intrigant qu’attirant, Electronic Calendar, the EMS Tapes est, par chance, doté d’un livret incroyablement détaillé, illustré par de nombreux schémas et photos décrivant l’histoire mouvementée et les évolutions techniques du studio EMS. Il permet de découvrir les écrits parfois abscons voire ésotériques de Peter Zinovieff lui-même. Si vous n’êtes pas un électronicien curieux des premiers développements de la musique électronique, vous voilà prévenu.
https://www.youtube.com/c/spaceagerecordings