Patrick Wiklacz – N
Anywave
2018
Jean Michel Calvez
Patrick Wiklacz – N
N ? Drôle de titre pour un CD, crypté, intrigant (mais pas cool pour la recherche sur le net), sur lequel l’auteur s’expliquera dans l’interview qui suit. Mais avec le nom de l’auteur, pas de souci pour le dénicher, et on vous conseille de vous y intéresser au plus vite, vu qu’il a des chances d’être le « coup de cœur » de l’année pour tous les fans de musiques électroniques, et pas seulement eux.
L’électronique est un univers foisonnant voire saturé, depuis que n’importe qui peut bidouiller son album sans bouger de sa chambre, et même le sortir en CD. Dans cette surabondance critique, il devient difficile de faire la part des choses. Mais N pourrait mettre tout le monde d’accord sur le fait qu’un album pensé, réfléchi et bâti en prenant tout son temps et avec de solides références musicales vaut mieux que le Nième (tiens, encore un N ?) album pondu par un petit jeune ne connaissant pas ses classiques et qui ressortirait sans même en être conscient un truc qui existe déjà depuis 30 ou 40 ans.
Patrick Wiklacz est de ceux-là : la première des deux catégories, pensée et réfléchie, qui ne s’aventure pas au hasard sur la voie de la création en croyant innover, faute d’un coup d’œil en arrière ou sur le côté. N est donc à la fois innovant, et une belle synthèse de styles ou plutôt, une extrapolation créative superbement gérée. Très loin, bien que visiblement inspiré de cette Berlin School que l’artiste connaît bien. Loin, aussi, des drones « magnifiquement vides » et étirés jusqu’à l’infini d’un Steve Roach trop lisse, N est une musique sans cesse pulsante, souvent a-mélodique et pourtant truffée de notes et de micro-événements de tout ordre, comme dans la longue suite N en cinq parties.
N offre dans sa totalité une electronica sophistiquée et assez peu agressive, jamais dominée ni même supportée par les rythmes ou les séquences. Les samples et autres artefacts noise y sont toujours légers ; fusionnés dans le flux musical sans le perturber pour une ambient atmosphérique assez proche de BJ Nielsen – ou, plus encore, de son side project Hazard – ou autres artistes de labels électroniques mythiques, tels que Touch, Kranky ou Mego. On est donc loin d’une electronica basique. Sur N, la palette expressive est large et léchée, la fusion des styles incluant le field recording, une pincée de noise (toujours léger et sous contrôle), sans oublier des échos fugitifs du psychédélique expérimental « historique » de Cluster et Roedelius, voire du Pink Floyd ou du Tangerine Dream des premières années, les plus authentiques et atmosphériques, celles de A Saucerful of Secrets ou Zeit.
On note l’ambition du titre « N » en cinq parties numérotées, plus d’une trentaine de minutes sans redite et aux climats bien différentiés, comme dans une symphonie classique. Sur « N1 », on croit deviner des drones de guitare dans un registre soft noise à la Fennesz, hyper travaillé et pas commun. « N4 » (Patrick Wiklacz ne s’embarrasse pas des titres à rallonge d’un Tangerine Dream) semble un hommage lointain mais perceptible au Klaus Schulze de la meilleure époque, celle de l’album Mirage, retravaillé dans une tonalité plus contemporaine. Il ne s’agit pas d’un emprunt explicite, juste un « mirage » schulzien à peine mélodique, mais qui viendra caresser les oreilles de qui connaît ses classiques. Une façon classieuse de prouver sans ostentation que Patrick Wiklacz les connaît, lui, ses classiques, qu’il a en mémoire une belle playlist de musiques fondatrices de l’électronique moderne, mais qu’il ne s’abaisse surtout pas à les piller ni même à les citer, parce qu’il les respecte trop pour ça.
« Nuée » est plus statique et contemplatif, au sens de l’absence de mélodie véritable et de notes, donc à l’opposé du cycle « N » qui le précède, pour un résultat plus atmosphérique et pourtant, chargé en micro-événements entre les assauts réguliers de vagues de bruit blanc, bien loin des nappes de cordes et autres drones massifs habituels à la musique ambient. On sent ici l’hommage ou le clin d’œil au field recording, voire à l’approche musicale du GRM, où tout son « emprunté » (samplé, disent les anglophiles) devient musique, après traitement puis juxtaposition/assemblage/collage.
« Transfiguration », qui conclut le CD, nous surprend encore par un autre virage stylistique. Bien que le morceau, plus mélodique à sa façon, soit clairement inspiré par la Berlin School, Patrick Wiklacz prend à nouveau à contrepied ses standards en inversant les registres, avec sa séquence pulsante aussi légère qu’une bulle, appuyant un clavier solo plongeant dans un grave presque abyssal. Sa superbe séquence aérienne à la fluidité presque hypnotique est en effet contrebalancée par un clavier au registre grave aussi vrombissant et charnu que s’il provenait d’un gros CS80 Yamaha analogique ou d’un Moog. Vaguement menaçant aussi, comme le drone insectoïde insidieux signalant l’approche d’un bombardier lourd. Tous les ingrédients de base de la Berlin School sont là, disons son ADN profond, mais recombinés, transfigurés, jusqu’à ces incursions fantômes d’un pseudo-mellotron lointain qui hante ici et là ce morceau.
En trois titres développés (faut-il dire « progressifs », car Patrick Wiklacz connaît bien aussi cet univers-là), plutôt qu’une simple succession de clips au format radiophonique, la palette est vaste, loin du « rebouclage sur lui-même » de bien trop d’œuvres d’ambient laissant (un peu trop…) s’installer l’uniformité, voisine de l’ennui. Ici, tout à l’opposé, on est sans cesse surpris, puis scotché, par la richesse spectrale infinie, la quantité de trouvailles sonores ou harmoniques comme, dès l’intro de « N1 », ce génial son hybride gorgé de bruit blanc, se transmutant peu à peu en nappe de cordes filtrées vers l’aigu (high pass). Tout cela respire le projet hyper léché dans ses moindres détails et mûri sans la moindre précipitation, ce qui semble bien dans le ton avec le musicien lui-même. N est « L’album de la maturité », en somme, alors que c’est le premier de l’artiste sur un label. On espère déjà qu’il y en aura d’autres de cette trempe. On voudrait même qu’il fasse plus vite, la prochaine fois ? Non, Patrick, pas dans 40 ans, svp, mais c’est à l’artiste d’en décider. On va donc attendre et, en l’attendant, consommer celui-là sans modération.
https://pwiklacz.bandcamp.com/
https://soundcloud.com/orbmag/premiere-patrick-wiklacz-n3
Crédits Photos : Aurélien Digard & Marine Wiklacz
Interview de Patrick Wiklacz
C&O : Patrick Wiklacz, ça n’est pas un nom si connu en musique électronique contemporaine… et pourtant… Peux-tu nous présenter ton parcours, ou quelques expériences fondatrices, souvenirs ou faits marquants qui ont guidé ton parcours musical?
PW : Il y faudrait des jours et des nuits… Depuis de nombreuses années (il y a environ 40 ans déjà !), je compose une musique électronique au croisement de l’ambient et du minimalisme, influencée par les musiques expérimentales allemandes des années 70 et par les musiques électro-acoustiques. J’ai produit des environnements sonores (Nuit blanche – Versailles 2015), des compositions diffusées sur diverses radios (France musique, etc.) et participé à divers concerts ou rencontres… (Festival ambient de Paris en 2016).
C&O : Sachant que tu n’es pas un « jeune premier » dans la musique, et au vu de la qualité de cet album, pourquoi a-t-il fallu autant de temps avant de signer sur un label avec CD physique ? La loi du marché ? Est-ce toi qui compose « lentement mais sûrement » ? Sinon, attendais-tu le bon moment, celui de la maturité, disons plutôt du mûrissement de ce projet, d’être sûr de toi et de ce que tu avais à proposer ? C’est un peu ce qu’on ressent à l’écoute : un projet de studio peaufiné jusque dans le moindre détail, à l’opposé de celui qui ferait trop confiance à ses machines et laisserait celles-ci guider la composition.
PW : 1) je n’étais pas bon. 2) je n’avais pas l’envie, un CD, ce n’est pas une finalité pour moi car pendant des années, j’ai fait plutôt de la musique électroacoustique… 3) personne ne voulait de ma musique, ce qui rejoint le 1). Depuis j’ai progressé, du moins je l’espère…
C&O : Ce titre, N, ressemble un peu à un code, à un message crypté pour les initiés. Peux-tu nous en donner la clef ou cela doit-il rester secret ?
PW : Bof, il n’y a rien de secret… N comme Noël, mais comme je ne voulais pas orienter les auditeurs vers un a priori… ce n’est pas un album spécifiquement à écouter à Noël.
C&O : N semble rendre hommage au style de certains artistes issus du label Mego, par exemple (on pense parfois à Fennesz) et de l’électronica minimaliste. Par certaines sonorités, il rend aussi hommage aux racines du Krautrock et de la Kosmische Musik (par exemple « Nuée »). Tout cela est-il délibéré et pensé ainsi, ou est-ce la signature de Patrick Wiklacz qui s’inscrirait, de façon inconsciente, quelque part entre ces modèles ou ces références connues ? Te sens-tu, par exemple, affilié à un courant précis de la musique électronique, qu’il soit contemporain ou non ?
PW : Aucun hommage, ce sont plutôt des influences inconscientes qui émergent. Lorsque l’on compose, beaucoup de choses remontent à la surface… On ne part pas de rien, on porte tout ça en nous.
C&O : Tu es fan de longue date de musiques électroniques des seventies, notamment Klaus Schulze. Quelles musiques écoutes-tu aujourd’hui ? Privilégies-tu encore l’électronique vintage à celle plus « contemporaine » et à ses divers courants ? Et qu’en est-il des musiques issues du courant classique contemporain minimaliste ?
PW : J’écoute des productions de Bureau B, de Mego, de la myriade de petits labels sur Bandcamp. J’aime beaucoup Fennesz ou encore Mika Vainio, mais j’allais oublier Erik Satie !!! Et je fais tout pour ne pas les copier !!!! Et Parmegiani, Glass, Radigue, Malher, etc.
C&O : Dans N, on sent aussi ton goût pour ces musiques dites minimalistes : peu de notes ou de mélodies explicites mais à la fois, N est aussi éloigné du drone pur et dur que de ces nappes envahissantes de cordes, comme trop souvent dans les opus de Steve Roach et de ses émules, qui semblent jouer avant tout sur la fascination et presque l’extase de l’auditeur pour les sons statiques prolongés. Sur N, il se passe toujours quelque chose de nouveau, de surprenant voire d’inattendu. Et dans le même temps, tu n’as pas besoin de t’appuyer sur le rythme et les séquences pour y parvenir.
PW : J’essaie de ne pas faire une musique ennuyeuse… n’est pas Eliane Radigue qui veut ! Cela dit j’ai une tonne de drones en réserve dans mes disques durs.
C&O : Peux-tu parler de ta méthode de composition pour cet album ? Des outils, hardware ou logiciels ? A-t-il été composé par ces deux moyens combinés, claviers « en dur » et outils virtuels ? Quels sont tes claviers ? Serait-ce le Moog Phatty que l’on entend sur « Transfiguration » ?
PW : Je compose environ à 75 % sur du numérique et le reste est analogique. Je procède par couches et par découpages de la matière sonore en « objets sonores ». J’essaie de dominer la masse et les équilibres. Méthode GRM, quoi… Je ne suis pas attiré par le matériel vintage. J’ai eu un modulaire que j’ai vendu à un groupe pop-rock parisien, le leader est fan de matos vintage. Je n’ai pas de retour… pas de nouvelles… bonnes nouvelles… Donc j’achète, je vends mon matériel. Sauf mon « vieil » Andromeda, invendable car plein de faux contacts. Mais quel son ! Moog est une valeur sûre, Behringer est en train de tout bousculer, le SE 02 de Roland un must, le MS 20 aussi. J’ai le Neutron et le Model D. Côté logiciel, Ableton Live, Arturia et Native sont ma « base » de travail. Plein de plugs, etc. Mais N a plus de 3 ans, je ne me souviens plus de tout ce qu’il y a dedans… et puis, cela n’a aucune importance, pas pour moi en tout cas.
C&O : Tu n’es pas guitariste, je crois, mais il semble (par exemple sur « N1 ») que tu utilises aussi des sons ou des samples de guitare ?
PW : eh oui, mais je me suis mis à la guitare … j’adore ce que fait Jarmusch… et comment sais-tu que je ne suis pas guitariste ? J’ai appris depuis 3 accords ;-). Dès que tu satures un synthé polyphonique et avec une bonne dose de réverb, ça sonne comme une guitare. Pas toujours, mais tu y arrives.
C&O : Peux-tu nous présenter en deux mots ton label Anywave et sa philosophie ? Comment s’est faite la rencontre avec eux ? L’album existait-t-il déjà sous forme de maquette écoutable par un label, ou la rencontre fut-elle préalable à ce projet ?
PW : J’ai « trouvé » Anywave sur Bandcamp, j’ai été étonné par leur esthétique, par leur son proche du mien… il y a chez eux du rock, des choses électro etc. j’ai envoyé une démo car j’avais des compositions qui collaient à leur univers. Je ne visais pas l’album mais je voulais partager avec eux et avoir un retour. Myriam Barchechat et Aurélien Delamour, les patrons du label, ont accroché.
Anywave est un label qui pousse très loin le design des productions. C’est la photographe Sandrine Marc qui est l’auteur des photos et c’est Myriam qui a fait le design de la pochette.
C&O : C’est vrai que le digipack est superbe : urbain, architectural, géométrique, assez minimaliste aussi… comme la musique ? Le noir et blanc, ça reste super classe et intemporel, entre le clin d’œil historique/vintage et le contemporain haut de gamme ! As-tu été consulté, voire associé à sa création ?
PW : Consulté, évidemment. Nous avons beaucoup discuté avec Myriam, et elle a eu l’idée d’en parler à Sandrine. J’ai vu deux projets, un plus graphique et le second, vous le connaissez. Il s’agit de photos prises à Paris.
C&O : L’existence de N (voire le succès, ça, on l’espère) te donne-t-il envie d’un second CD ? Le matériau ne manque pas, disais-tu, pour alimenter un autre projet. Et si c’est très différent de N (du drone, de l’électroacoustique ou autre encore, selon tes envies), au moins les critiques ne pourront pas t’accuser de te répéter… !
PW : Un CD aujourd’hui, disons un projet fini, bien sûr, je mets tout en ligne sur Bandcamp. On verra… J’ai un CD de musique électroacoustique terminé, et un autre dans la même veine que N. Un beau CD ou maintenant un vinyle, oui bien sûr… ça donne envie. Cela dit, sortir un CD, ce n’était pas une finalité pour moi car j’étais focalisé sur la musique électroacoustique. Je partais du principe, peut-être erroné, que ce qui compte, c’est la diffusion sur un acousmonium, et que le disque est secondaire.
C&O : Le long travail en studio, le fignolage pour atteindre un produit fini, définitif, ce n’est donc pas ce qui compte le plus pour toi ?
PW : En effet. Mes compositions sont des « photos sonores » à un moment donné. Je peux modifier le mixage et cela devient autre chose. De plus, je suis souvent dans une sorte d’instabilité, je ne joue jamais deux fois la même chose. Une composition, pour moi, n’est jamais gravée à tout jamais dans le marbre, c’est comme je l’ai dit, une photo. Pour N, j’ai obtenu un équilibre satisfaisant après 2 ans de travail, d’essais, de doutes etc. Je n’y toucherai plus, sauf si je joue N en live… et il sera forcément déconstruit. Pour terminer, lorsque la composition vous échappe, lorsqu’elle vous surprend, c’est qu’elle peut vivre et faire son chemin…