Nabil Baly Othmani – Ayt Ma
Nabil Baly Othmani
Autoproduction
Nabil Othmani est un jeune artiste touareg originaire de Djanet, grande ville du sud-est du Sahara algérien, située non loin de la frontière Libyenne. Guitariste et chanteur accompli, Nabil est issu d’une famille de musiciens, parmi lesquels on compte en premier lieu son père, l’illustre et regretté Baly Othmani. Cet homme vraiment exceptionnel dans tous les sens du terme, a été révélé en France grâce à sa collaboration fructueuse avec le percussionniste globe-trotteur Steve Shehan, avec lequel le grand poète du désert et maître du oud (il est le premier à avoir introduit le fameux luth arabe dans la tradition musicale touareg !) ont réalisé ensemble trois albums absolument incontournables et extraordinaires : « Assouf », Assarouf » et le posthume « Assikel ». Alors qu’il n’était encore qu’un enfant, Nabil aimait écouter les douces mélopées de son père, auquel il empruntait le oud dès qu’il en avait l’occasion, afin d’en gratter les cordes doublées et débuter son propre apprentissage musical. Pour ses treize ans, Baly lui offre sa première guitare, et Nabil ne tarde pas à intégrer le groupe de son paternel, une formation mixte avec laquelle il se produira à maintes reprises (d’abord en tant que percussionniste) à l’occasion de concerts donnés entre autres à Alger. Quand Baly Mebarek Othmani décède de manière accidentelle, emporté en 2005 avec son véhicule dans la crue de l’ouest de Djanet suite à des pluies torrentielles, Nabil décide de perpétuer la tradition en reprenant les rênes du groupe familial, avec lequel il traversera les frontières pour arpenter diverses scènes, en passant par le Québec, les Pays-Bas et, bien sûr, la France.
Steve Shehan, très affecté par la mort de son ami Baly, a gardé un œil bienveillant sur son très doué fils, sa « relève », et c’est très naturellement qu’il lui proposera également de collaborer à l’occasion de diverses prestations live (dont une, mémorable, au Sunset de Paris en décembre 2008), qui aboutiront un an plus tard à l’enregistrement d’un pur chef d’œuvre à la production d’orfèvre baptisé « Awalin » (« Ma Parole »), publié sur le prestigieux label Naïve. Si Nabil inscrit son art dans la droite continuité de celui de son père, il s’en démarque par un style qui lui est propre, nourri d’influences très diverses, à la fois ancestrales et modernes (le musicien a en effet baigné dans de nombreux styles musicaux, y compris la pop-rock occidentale), mais aussi de par sa voix radicalement différente, tant par le timbre que par l’expressivité.
En 2009, Nabil réalise son premier opus en « solitaire » avec « Tamghart In » (« Ma Mère »), où il affiche d’entrée de jeu une parfaite maturité ainsi que son goût bien affirmé pour le métissage musical. A la tradition touareg, Nabil et ses musiciens incorporent des rythmes empruntés au reggae, des effluves de flamenco arabo-andalou, ainsi que des accords de rock Ishumar, genre popularisé par les fameux Tinariwen, aujourd’hui célèbres à travers le monde entier, avec un succès amplement mérité. De l’enseignement de son père, pour qui le devoir de mémoire et la transmission du patrimoine culturel étaient au cœur même de ses préoccupations d’artiste et d’être humain, Nabil retiendra cette phrase essentielle : « Joue toutes les musiques que tu veux, mais chante dans ta langue« . C’est donc en tamasheq qu’il s’exprime tout au long de ce 1er disque qui rend magnifiquement hommage à son histoire, à sa culture et sa région natale, avec la moitié des textes qui sont en fait des poèmes de Baly Othmani restés inédits, puis mis en musique par Nabil et son nouveau groupe. Toutes les autres chansons de « Tamghart In » sont écrites par la plume inspirée de Nabil.
Dans la droite continuité stylistique du réussi « Tamghart In », à savoir une fusion intelligente entre tradition et modernité, Nabil nous enchante à nouveau aujourd’hui avec « Ayt Ma » (« Mes Frères »), une œuvre aussi enjouée que délicate qui, une fois n’est pas coutume, s’avère imprégnée de ses racines du désert, tout en restant résolument ouverte sur le Monde. Le guitariste chanteur est à nouveau entouré par les membres du groupe Nabil Baly Othmani, au sein duquel on retrouve ses complices Barka Beltou à la guitare, Dia Youba à la basse et Smail Khabou aux percussions (sachant que tout ce petit monde se partage allègrement les choeurs !). L’album, cette fois-ci presque entièrement composé et écrit par le seul Nabil, est introduit par « Teswa Ténéré », le premier titre qui le jalonne avec un enthousiasme on ne peut plus contagieux (impossible en effet de ne pas taper du pied ou des mains !) et vous emmène pour un voyage en 13 escales toutes aussi passionnantes et optimistes les unes que les autres. Rythmique endiablée faite de motifs de guitares et de percussions, refrain entêtant avec chant soliste de Nabil appuyé par un choeur masculin des plus chaleureux, on ne pouvait rêver mieux comme mise en bouche ! Le trek saharien planétaire se poursuit avec « Izlaf », reinterprétation plus lumineuse d’une mélodie déjà présente dans le sublime « Assarouf » du duo Steve Shehan et Baly Othmani. « Amadray In » semble quant à lui tout droit sorti de l’Océan Indien, avec son rythme ternaire qui fait étrangement penser au Maloya de l’Île de la Réunion. On continue dans cette tonalité exotique avec « Africa », un reggae semi-acoustique chanté en français (vu sa grandeur d’esprit, où qu’il soit, je ne pense pas que Baly en voudra à son fils pour ce petit écart linguistique !), pour faire ensuite un détour par l’Espagne avec « Temse Takhtik », qui voit l’intervention au chant d’Houda Othmani, l’une des sœurs de Nabil.
Le reste du menu alterne entre morceaux enjoués et ballades plus intimistes, menu qui n’oublie pas non plus l’hypnotique blues électrifié du désert façon Tinariwen, avec le bien nommé « Sahara Blues » où le chant de Nabil, en état de grâce, prend une dimension particulièrement émotionnelle. Le seul point faible de ce morceau, basé sur deux courts poèmes, est de taille : c’est qu’il est justement trop court ! L’émotion n’est pas non plus absente du magnifique « Ayt Ma », titre éponyme de l’album en forme d’hymne à la paix et à la tolérance, à travers lequel Nabil s’adresse à ses frères Touareg du Mali, actuellement en proie avec des groupes islamistes radicaux armés dans ce coin d’Afrique subsaharienne éprouvé par de nombreux tourments (à la base, cette chanson avait été composée durant l’été 2010, lors d’une terrible sécheresse qui s’était avérée particulièrement meurtrière pour les touaregs maliens de cette région).
En conclusion, je ne saurais donc faire autre chose que de vous conseiller vivement l’acquisition de cet album captivant d’un bout à l’autre, ce « Ayt Ma » dédié à la mémoire du grand Baly, et donc une œuvre en conséquence chargée de poésie, d’amour, d’histoires simples et de belles rencontres humaines. J’espère que ce disque et ses textes aux thématiques universelles, illustrées par des sonorités roots et modernes en parfaite harmonie, permettra enfin à Nabil Othmani d’acquérir toute la reconnaissance et la notoriété qu’il mérite dans ce fameux courant venu du sud, dont il est pour moi aujourd’hui l’un des principaux chefs de file. Quoi qu’il en soit, ce nouvel album, excellement bien produit, est d’ores et déjà un classique incontournable de ces passionnantes musiques du désert qui ont le vent en poupe, aussi belles, insaisissables, mouvantes et protéiformes que les sables ondoyant sur les dunes.
Philippe Vallin (8,5/10)