Steve Shehan & Baly Othmani – Assikel

Assikel
Steve Shehan & Baly Othmani
2008
Safar

Steve Shehan & Baly Othmani – Assikel

Assikel est le témoignage posthume d’une belle rencontre musicale mais surtout humaine,  point de départ d’une amitié sans limite entre deux hommes et artistes d’exception, j’ai nommé le multi-instrumentiste globe-trotter Steve Shehan et le poète musicien touareg Baly Othmani. L’album enfin révélé représente l’ultime volet d’un passionnant triptyque entamé par les deux complices en 1994 avec la parution du magnifique et intime Assouf (la nostalgie), suivi quelques temps plus tard par Assarouf  (le pardon), disque à la production plus étoffée, explorant encore davantage la fusion des sonorités traditionnelles et modernes. Assikel (le voyage) prend aujourd’hui une dimension émotionnelle toute particulière quand on sait que Steve l’a terminé seul, et ce plusieurs années après la disparition tragique de son vieil ami. En effet, Baly Othmani est décédé accidentellement en 2005, emporté par la crue de l’oued qui traverse Djanet dans le Tassili, région du sud-est algérien où il vivait modestement auprès de sa famille.Mais avant de détailler le contenu musical d’Assikel, revenons un peu sur les parcours exceptionnels de nos deux artistes, et les circonstances assez insolites de leur rencontre. Mebarek Othmani, dit Baly, est né en 1953 à Djanet. Alors qu’il étudie la médecine, le jeune homme se prend de passion pour le oud (luth arabe), instrument avec lequel il commence à entonner des airs traditionnels touareg, et finit par s’accompagner lui-même sur ses propres textes, composés en tamacheq (langue berbère). Toujours à Djanet, où il exerce le métier de chirurgien dans un l’hôpital, il fonde un ensemble vocal et instrumental mixte en compagnie de sa mère Khadidja, et quelques-uns de ses cousins et cousines. Son activité de musicien prend alors son envol, au sein de cette petite formation qui se produira au delà des frontières Algériennes. En 1991, Baly rencontre Steve Shehan par le plus grand des hasards, dans un taxi collectif en route pour Djanet, et qui emmenait ce dernier à la recherche de musiciens pour un projet de concert, sur un territoire qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Au fil de la discussion, les deux hommes se trouvent des centres d’intérêt communs (mais pas encore la musique !), et c’est très naturellement que Baly invite Steve à prendre un thé chez lui, une fois arrivés à destination. Steve interpelle son compagnon sur la présence d’un oud accroché au mur, quelque-peu surpris et intrigué (en effet, l’érudit musicien sait pertinemment que le luth n’existe pas dans la musique traditionnelle touareg). Baly s’en saisit et se met à jouer avec un feeling rare, ce qui sera pour Steve Shehan une véritable révélation, et le point de départ d’une longue collaboration artistique on ne peut plus fraternelle.

Steve Shehan est né quant à lui en 1957 sur une petite île de Floride aux Etats Unis, d’une mère française et d’un père indien cherokee. Fuyant une enfance tumultueuse, animé par une soif intarissable de découverte et par sa propre quête identitaire, le tout jeune Steve se met à voyager de par le monde (l’Afrique restant sa terre de prédilection), voyages qui deviendront vite une drogue et un mode de vie à part entière. Il croise très tôt sur son chemin les percussions dont il fera ses instruments de prédilection et fidèles compagnons de route. Steve Shehan est aujourd’hui un compositeur et un poly-instrumentiste de renommée internationale. Au fil de son parcours atypique, il a su développer une maîtrise technique absolue en matière musicale, mais surtout un son et un phrasé personnels qu’il saura mettre à contribution de multiples projets et collaborations, tous plus passionnants les uns que les autres. Steve Shehan a en effet une manière assez unique de faire « chanter  » et « danser  » ses instruments. On en découvre toutes les subtilités et saveurs dans ses créations liées au Jazz métissé (au sein du fameux Hadouk Trio), aux musiques improvisées, à la chanson (Steve vient par exemple de produire le tout nouvel album de Paul Simon) ou encore aux musiques de films.

La trilogie saharienne que Steve Shehan aura réalisée avec son ami Baly Othmani est assez emblématique de son histoire personnelle et de sa philosophie de vie. Le musicien considère en effet avoir retrouvé une part de ses origines perdues auprès du peuple touareg (il avoue ne rien connaître de son héritage culturel cherokee), et la rencontre avec l’autre est inscrite comme le mot d’ordre sacré de son existence. Son amitié fraternelle avec Baly en est sûrement la plus belle des illustrations. Avec Assikel, notre percussionniste sans frontière rend un hommage brillant au poète défunt, dont la verve et l’énergie communicative renaissent à travers l’enregistrement. On retrouve pour notre plus grand plaisir le chant lumineux de Baly et les mélopées de son luth enjoué et festif, qui se déploient au sein de treize nouvelles compositions délicatement arrangées par Steve. Une fois n’est pas coutume, l’artiste produit cette nouvel œuvre de main de maître, avec ce langage et cette couleur musicale qui lui sont propres. Ainsi, il met à contribution d’Assikel toute une batterie d’instruments et de sonorités collectés lors de ses pérégrinations autour de la planète, tels que gongs, calebasses, shakers brésiliens, « Knong wong » du Laos, etc. Steve Shehan assure également les claviers, les basses et ses innombrables percussions, dont l’incontournable djembé martelé avec précision de ses mains habiles ou caressé sensuellement à l’aide de ses fameux balais de ménage. Le résultat final est tout à fait extraordinaire, ses hissant sans peine au niveau musical et émotionnel de ses deux incontournables ainés.

Assikel, c’est aussi un film documentaire et biographique magnifiquement écrit et réalisé par Talia Mouracadé et Thibaut Castan. L’œuvre à part entière qui en résulte est entièrement dédiée au parcours hors-normes de Steve Shehan, depuis son premier voyage initiatique à l’île de Bali jusqu’à sa rencontre inopinée avec un autre Baly. Le film, appuyé par la très jolie narration de l’acteur et chanteur Tcheky Karyo, constitue un ouvrage exemplaire, précis et bien documenté, qui permet de s’immiscer dans l’intimité d’un homme exceptionnel, au talent et à l’humilité rare. Au travers de ses propres témoignages et des commentaires élogieux, éclairés et souvent émouvants d’une pléiades d’artistes (dont Didier Malherbe, Thierry David, Bruno Heuze, Paul Simon, Rokia Traoré, Wasis Diop, Zazie…), on découvre une personnalité singulière, touchante, ouverte au monde et aux autres, qui n’a eu de cesse de s’enrichir au sens noble du terme qu’à travers la rencontre authentique et l’expression croisée. Vers la fin du métrage, Steve retourne à Djanet dans la famille de Baly, devenue avec le temps sa famille d’adoption. On y fait la connaissance du jeune Nebil Othmani, le fils qui semble avoir saisi l’essence et repris le flambeau de son père, et avec lequel Steve a déjà commencé à collaborer musicalement. Le cycle de Bali à Baly vient ainsi se refermer, pour la renaissance d’une nouvelle histoire et d’un nouveau partage. Disque musical inespéré et film documentaire bouleversant, Assikel est un ouvrage définitif et incontournable, riche de beauté et d’humanité, qui nous rappelle à quel point la musique reste avant toute chose… un chemin vers l’autre.

Philippe Vallin (10/10)

 

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