Live report Festival Au Fil Des Voix, 18ème édition, Paris, 360 Paris Music Factory et Le Trianon, du 30 janvier au 12 février 2025
2025
Lucas Biela
Live report Festival Au Fil Des Voix, 18ème édition, Paris, 360 Paris Music Factory et Le Trianon, du 30 janvier au 12 février 2025
Le festival Au Fil Des Voix fêtait cette années ses 18 ans, le passage à l’âge adulte comme le fait malicieusement remarquer son créateur, Saïd Assadi. Alors, est-ce que le fruit est arrivé à maturation ? Ce qui est certain, c’est que cette nouvelle édition a fait la part belle aux voix féminines de tous horizons. Assa Matusse nous livre dans plusieurs langues un chant rythmé à la croisée de nombreux genres. Chacune à sa manière, Melina Vlachos, et Celia Wa font cohabiter la tradition et la modernité. Sarah Lenka illumine son monde folk de sa voix pleine d’entrain. En revanche, ce sont non seulement ses joies, mais également ses peines que Nabyla Maan partage à travers les arabesques de sa voix. Sur une musique inclassable, Climène Zarkan de Sarāb surprend par sa capacité à jongler entre mélopées douces et lamentations explosives. Enfin, quelle surprise dans ce mélange de gravité et de décalage qui est la marque de fabrique de Maryam Saleh. Pour sa 18ème édition, le Festival a à nouveau ébloui par des choix audacieux et par l’éclectisme proposé.
Malgré un contretemps lié à l’oubli de son chignon, Assa Matusse livre le 2 février un concert remarquable. Son chant rythmé aux nombreuses variations temporelles vogue comme sur une mer agitée. L’émotion jaillit telle la lave d’un volcan quand elle allonge certains phonèmes. Qu’elle étouffe les mots dans sa réserve ou qu’elle s’emporte, c’est toujours le bouleversement qui ressort. Avec les notes troublées des claviers, un suspens s’installe. Mais avec les thèmes plus romantiques, un certain relâchement ne tarde pas à arriver. Les airs nostalgiques de fado font même couler des larmes abondantes. Le chant s’y trouve alors éploré tout en restant dansant, comme si porté par un vent chaud qui zigzaguerait entre des collines. Quand il s’agit en revanche de rester soi-même malgré l’influence de l’environnement ou encore de chercher ceux qui nous ressemblent, Assa se veut plus véhémente. Le chant est alors dans des tons rappés ou r’n’b, tout en alternant avec des envolées plus coutumières du jazz vocal. Et ce n’est pas tout car des refrains pop émaillent des morceaux comme « Romeu E Julieta » ou « A Que Preço ? ». Mais quelle versatilité chez notre jeune Mozambicaine ! Vous pensiez avoir tout entendu ? Attendez la suite. En effet, quelques scats habités non seulement secouent les morceaux, mais mettent aussi en valeur l’échelle de la tessiture, de la lamentation à l’exaltation. L’artiste donne alors l’impression d’être dans tous ses états, un peu comme Tsidii Le Lokaa en Rafiki. Ce sont en quelque sorte ces apartés vocales qui rendent sa prestation plus vivante. Et en parlant d’animation, comment ne pas mentionner l’humour irrévérent dont la belle fait preuve quand elle s’exprime. N’ayant en effet pas la langue dans sa poche, elle n’hésite pas à indiquer que son compagnon de jeu ne sera pas mieux payé pour être allé chercher son chignon. Plus loin, en introduction d’un morceau, quand elle demande qui est lusophone, elle répond à ceux qui ont levé la main qu’eux-mêmes ne comprendront pas car la pièce sera chantée en changana. Car oui, c’est non seulement son chant versatile qui interpelle, mais également le large panel de langues qui s’y prête. Pas moins de quatre langues sont en effet à l’honneur. Le changana et le portugais, vous les aurez devinés, mais l’anglais et le français ne sont pas en reste. Ainsi, Assa Matsutu a donné un concert dynamique où se mêlaient rythme, mélange des genres, passion et émotion.
Avec Melina Vlachos, la tradition côtoie la modernité. Quand les notes lentes de l’oud résonnent, c’est un travelling sur des paysages désertiques que nous suivons. Le souffle de la voix chargée de douleur offre sa main à qui veut la saisir. Mais quand elle n’est pas partagée, cette douleur cohabite avec des éléments plus enlevés. Ainsi, quand tablas et batterie entrent en scène, les appels plaintifs de la voix se voient-ils apporter une touche plus sombre aux couleurs vives du tableau. Le violon plein de sensibilité vient d’ailleurs panser les plaies quand les aspérités fragiles font rencontrer la douleur et l’espoir. Eh oui, l’amour finit par triompher dans ce monde endolori. Dans la voix de la Franco-grecque, on retrouve des modulations qui touchent la corde sensible. Son chant a cappella aux notes allongées est gorgé de bienveillance, et il y a de quoi être impressionné quand il est suivi de tonalités urbaines plus modernes, entre rap et r’n’b. Mais n’oublions pas les chœurs qui apportent une belle touche mystique à l’ensemble, rappelant à quel point il est important de garder un œil sur le passé. Et en parlant d’histoire, rappelons que le rébétiko est une musique associée à la danse. Ce sont donc également les intonations plus enjouées des mélopées de la chanteuse qui nous frappent quand le public est invité à bouger le bassin. Il faut aussi saluer l’apport du darbouka et de l’oud dans ces rythmes chaloupés et orientalisants. Dans une pièce traitant d’une personne qui pourrait changer ses idées sombres en levant la tête au ciel, la manière dont la destruction des cloisons amène vers les rayons aveuglants du soleil n’est pas sans rappeler ce projet parallèle d’Anathema, Alternative 4. On retrouve ce même type d’atmosphère dans la pièce qui suit, avec cependant une touche de frivolité. Les belles vocalises y disputent d’ailleurs le statut d’ange avec le joueur de oud flanqué de roseaux à plumes dans le dos. Quand la boxe s’immisce dans les thèmes, l’étonnement de l’ancêtre du luth vient comme l’expression de l’adversaire qui ne comprendrait pas comment ses coups sont esquivés. Et quand c’est le zouk qui frappe à la porte, c’est sur le visage du public que la surprise se lit. Entre tradition et modernité, Melina Vlachos et son groupe ont su captiver l’assistance.
Sur des rythmes le plus souvent chaloupés, Celia Wa faite revivre les riches heures musicales de la Guadeloupe, en les mâtinant de jazz et d’influences urbaines. Sa voix ample peut prendre son envol, notamment dans ses magnifiques vocalises. Ces dernières peuvent être habitées dans l’« appel à la résistance ». Elles sont également déchirantes quand Christophe Negrit troque sa batterie pour un tambour. Et enfin, on les sent endolories mais toujours d’une beauté sidérante quand l’humour s’invite (oui, surprenant n’est-ce pas de lire « endolories » et « humour » dans la même phrase…). Il n’est pas rare que le chant enjoué de Celia alterne avec un r’n’b insouciant, notamment sur ce morceau aux échos très zouk. Ailleurs, c’est même un rap emporté qui véhicule le courroux de Changó, le dieu yoruba de la foudre. Mais la joie peut quitter le chant. C’est le cas quand il s’agit d’« aller à la rencontre de l’autre », dans le morceau « triste » du programme. La douleur suggérée y est alors même amplifiée par les traits du visage. Notre Guadeloupéenne manie certes très bien le chant, mais c’est aussi avec sa flûte qu’elle illumine la soirée. L’instrument se teignant le plus souvent des couleurs oniriques d’un Paul Horn, on le verra même déambuler dans la foule, créant ainsi un instant privilégié. Il y a certes une face claire, mais c’est également une face sombre qui nous est présentée. Et vous l’avez deviné, c’est sur « Fasadé », le morceau « triste », qu’on la découvre. Les rythmes jouant une part importante dans la musique, arrêtons-nous un moment sur le batteur. Outre une belle leçon de polyrythmies dans ses rythmes tordus et enivrants, c’est également des moments de liberté free jazz qu’il s’octroie, notamment quand il est question de « libérer l’esprit en nous ». Par ailleurs, une belle entente s’installe entre les cymbales et la caisse claire dans l’appel à la résistance. En plein retour vers le futur (l’album de Celia sort le 28 février), quand est mis à l’honneur Huey (le fils de la chanteuse, pas l’auteur de la BO du film), Christophe fait battre son instrument comme battrait le cœur du petit. Entre deux leçons de créole et des reprises en chœur de refrains, Celia a enflammé la scène du 360 avec ses rythmes cadencés et sa personne magnétique.
Avec son dernier album, Isha (« la femme » en hébreu), Sarah Lenka nous conte des histoires de femmes sur le thème de l’exil. Bien que le sujet ne prête guère à sourire, les arrangements sont solaires dans la folk qu’elle distille avec son groupe. On note un beau travail sur les vocalises et les chœurs, tantôt célestes, tantôt plus mystiques. C’est le soleil d’Oran qui brille à travers le rythme entraînant et l’enjouement de la guitare, quand ce n’est pas la mandole. Cette lumière porte néanmoins en elle des germes de mélancolie, notamment à travers quelques accents plus éplorés de la voix. Les graines semblent même avoir poussé sur cette chanson qui parle au public et où, sur un accompagnement plus troublé, la belle déclame avec douleurs des vers arabes.
Après l’Algérie, partons pour le Maroc. Sur des rythmes chaloupés, c’est une belle complicité qui se noue entre l’insouciance méditerranéenne de la guitare et la frivolité bucolique de la flûte. De manière assez acrobatique, les arabesques de la voix de Nabyla Maan portent indifféremment les peines et les joies. Avec des sonorités jazz aux accents orientaux, comment ne pas penser à la grande Aziza Mustafa Zadeh. Le solo de clavier très jazzy renforce même cette comparaison. Le ciel s’assombrit quand intervient ce doudouk si tendre mais en même temps si triste. L’équipe parvient néanmoins à relever la tête quand le rythme brimbalant et la voix chatoyante partagent leur chaleur avec le public. Ce dernier va lui renvoyer l’ascenseur en pénétrant son univers de sa voix et de ses mains.
Entre mélopées douces et lamentations puissantes, la franco-syrienne Climène Zarkan évolue avec ses acolytes de Sarāb dans un environnement protéiforme où se croisent rock alternatif et metal progressif entre autres styles. Mais ce sont véritablement les morceaux « bipolaires » qui scotchent. Ainsi, quelle surprise quand un pop/punk agité succède à une pop rêveuse. Et l’étonnement ne retombe pas quand des vibrations traditionnelles se fondent dans un punk encore plus remuant. Mais c’est également dans la voix que l’on observe cette versatilité. A la voix a cappella pleine d’émotion peut en effet se substituer un rap plus véhément. Le mélange est détonant et n’est pas sans rappeler des formations tous azimuts telles que Mr. Bungle ou Praxis. Par ailleurs, faut-il aussi mentionner le passage disco-rock ? Dans ces virages à 180 degrés, des éléments électro et post-rock plus aériens permettent de reprendre son souffle. On apprécie à ce sujet l’improvisation jazz de toute beauté à la guitare. Ailleurs, au détour des morceaux secouants, il y a de quoi être enchanté par ses splendides solos chantants. En revanche, ce saxophone aux échos sombres, soutenu par le grondement inquiétant de la six-cordes, a de quoi glacer le sang. D’ailleurs, sur une musique lourde, un mégaphone est même utilisé comme signe de résistance à l’oppression (c’est ma propre interprétation). Avec l’ancrage qu’ils représentent, les karkabous interviennent ensuite pour ré-affirmer le combat des peuples pour leurs terres. Dans le sillage de formations françaises telles que Vladimir Bozar ‘n’ ze Sheraf Orkestär, Pin-Up Went Down ou Igorrr, Sarāb marquent de leur pierre le paysage expérimental / avant-gardiste en y incorporant des éléments orientaux et une musicalité hors pair.
Sur des machines délivrant une musique dansante au parfum suranné des années 80 mais par moments humoristique, la voix puissante de Maryam Saleh mêle gravité et décalage à la manière de Nina Hagen. Sur un électro-rap hypnotique, c’est même tout un emportement raï qui nous saisit. Quand les sons se font moins rutilants, on apprécie alors les moments intimistes. La mélancolie qui en découle permet de découvrir une facette plus sombre mais tout aussi surprenante de l’Égyptienne. La guitare qui accompagne Maryam et Zeid donne un son plus organique à l’ensemble. Son grondement épisodique façonne même une identité rock’n’roll au duo. Le public est en transe sur les airs à se trémousser. Maryam Saleh et Zeid Hamdan ont alors réussi leur pari : allumer le feu.
Pour conclure le festival, les voix de Sarah, Nabyla et Climène se conjuguent sur scène pour donner une image de paix et d’unité. Au milieu d’artistes confirmés, le festival Au Fil Des Voix poursuit sa mission de donner un coup de pouce aux talents émergents. Vous avez pu voir dans cet article que la 18ème édition n’était pas avare en voix et en univers époustouflants. Dans nos colonnes sont aussi publiés des écrits concernant deux artistes programmés dans le cadre du festival mais que je n’ai pu voir faute de place. Il s’agit d’Arshid Azarine et de Walim Ben Selim. Pour revenir au festival Au Fil Des Voix, il faut noter qu’à travers la mise en valeur de musiques issues du monde entier, l’objectif est également de rapprocher les peuples. Les divisions nous apprennent que c’est un travail difficile, mais on peut espérer que la culture y parvienne. Par ailleurs, pour que le festival perdure, Saïd Assadi insiste sur l’importance du soutien du public, les coupes budgétaires toujours plus nombreuses rendant en effet l’organisation plus hasardeuse.