Kate Bush – Lionheart

Lionheart
Kate Bush
EMI
1978
Jean-Michel Calvez

Kate Bush – Lionheart

Kate Bush_Lionheart
Les labels, y compris les plus prestigieux, ont parfois des stratégies singulières pour caler – on dira « optimiser » – la date de sortie d’un disque. Ce fut le cas en 1978 pour EMI qui, une fois le contrat signé, fit attendre deux années une jeune inconnue de seize ans nommée Kate Bush avant de sortir son premier LP, intitulé The Kick Inside. On admet a posteriori que ce délai de maturation d’une jeune artiste ne fut pas inutile. Cela dit, face au succès immédiat et fulgurant de cet OVNI musical, début 1978, leur stratégie initiale fut vite jetée aux oubliettes puisque EMI sortira la même année – fait rare dans l’absolu, plus encore pour une artiste inconnue – un second LP, Lionheart. Le premier est sorti le 17 février, le second le 10 novembre, qui dit mieux ? Et même si ce second LP eut, lui aussi, un succès retentissant et inclut quelques tubes comme « Wow » ou « Hammer Horror », il n’en est pas moins vrai qu’il restera à tout jamais éclipsé dans le cœur des fans par le premier album. Et avant tout, bien sûr, par le succès phénoménal de « Wuthering Heights », qui brisait quelques usages bien établis dans le monde pop rock. Ne serait-ce que par son thème victorien très littéraire, mais aussi – ou avant tout ? – par la tessiture vocale inédite de la jeune chanteuse, couvrant quatre octaves, ce registre vocal suraigu et « childish » que Kate Bush elle-même dénigrera et reniera par la suite, au point de réenregistrer pour la compilation The Whole Story, quelques années plus tard, son tube : vite devenu numéro 1 dans quasiment toute l’Europe ainsi qu’au Brésil, en Australie et en Afrique du Sud.
Mais revenons-en à Lionheart, puisque ce second album est l’objet de cette chronique. Après The Kick Inside, Kate Bush avait encore en réserve de nombreux titres (paroles et musiques), dont certains écrits à douze ou treize ans, son talent n’ayant pas attendu le nombre des années grâce à un environnement familial favorable, notamment son frère ainé Paddy, crédité sur la plupart des albums de Kate Bush pour sa participation instrumentale à divers instruments à cordes. Certes, en plus de sa famille et de beaucoup de chance, il lui a aussi fallu un mentor. Or l’ami de l’un de ses amis s’appelait David Gilmour et celui-ci, croyant en son talent, l’a aidée à produire à seize ans une première démo de trois titres. Cela dit, malgré la notoriété déjà établie de David Gilmour, rien n’a été simple, puisque cette première démo fut refusée, et qu’il fallut investir à nouveau et passer par un studio d’enregistrement pour réaliser une version plus professionnelle des mêmes titres, et convaincre enfin le label EMI. En février 1978, deux ans plus tard, sort donc The Kick Inside, très vite suivi par un second LP, qui en est une prolongation logique.

Kate Bush_Lionheart band1
Autant, voire plus encore que The Kick Inside, Lionheart déborde de sensualité… et même de sexualité, le physique et la plastique de la jeune chanteuse ajoutant encore à cet « effet Wow ». Plusieurs morceaux de l’album ont des paroles très explicites, tel « Symphony In Blue » (« The more I think about sex, the better it gets ») ou « In The Warm Room » (« She prepares to go to bed / She’ll let you watch her undress / Go places where your fingers long to linger / In the warm room / You’ll fall into her like a pillow / Her thighs are soft as marshmallow »). C’est-y pas une invitation en bonne et due forme, ça ! Quel fan y résisterait ? Deux autres morceaux (« Wow », « Kashka From Baghdad ») abordent même l’homosexualité, un sujet encore délicat dans l’Angleterre conservatrice d’avant 1980, même dans l’univers pop/rock où l’amour est certes un thème majeur d’inspiration, mais souvent sur un mode fleur bleue très innocent dans les textes. Ici, rien de tel, Kate Bush respire la sensualité dans la voix comme les lyrics. Et de même sur la pochette avec une pose de lionne assez suggestive puis, sur l’autre face, un portrait hyper-maquillé et retouché (sans Photoshop, à cette époque !) mettant en valeur la femme-enfant de façon toute aussi suggestive, encore soulignée par l’emploi d’eyeliner et d’un rouge à lèvres crevant littéralement l’écran, si l’on peut dire. Au point qu’à l’époque, certains acheteurs (masculins, bien sûr !) ont avoué se ficher totalement de la musique et des paroles, mais ont acheté l’album et même les goodies associés (posters, etc.), uniquement pour son visuel et sa connotation, dignes du calendrier d’un vendeur de pneus bien connu. Un visuel léché comme celui d’une photo de mode, mais un peu racoleur, proche dans l’esprit des pochettes très fashion de la chanteuse britannique Judie Tzuke, à la même époque (tels I Am The Phoenix, Shoot The Moon ou Ritmo) ou de celles de Stevie Nicks sur son premier album solo Bella Donna (1981) puis, un peu plus tard, sur le superbe The Other Side Of The Mirror (1989).
En plus de l’amour sous ses formes les plus suggestives (l’un de ses albums, quelques années plus tard, aura même pour titre The Sensual World), l’inspiration est souvent issue du conte fantastique (« In Search of Peter Pan », « Hammer Horror ») ou d’une fantasy assez débridée, tel « Kashka From Baghdad ». Quoi qu’il en soit, sexe, fantasy ou fantastique, ses lyrics sont toujours ésotériques, allusifs, voire cryptés et assez ardus à décoder, y compris pour le public britannique. Ainsi, l’allusion à l’homosexualité dans « Wow » réside avant tout dans la formule « He’s too busy hitting the vaseline », se rapportant à un vieil acteur queer qui meurt sur scène. Exception radicale à tout cela, « Oh England My Lionheart », un morceau étrangement décalé, tant pour les paroles que pour la musique, sera sans doute incompréhensible à tout public autre que britannique, sorte d’hymne traditionnaliste et médiéval avec clavecin et mandoline, qui lui fut sans doute inspiré par son frère Paddy, fou de musiques et d’instruments anciens. Un morceau dont l’ambiance rappelle le célèbre « Scarborough Fair / Canticle », de Simon & Garkunkel (1966), lui aussi inspiré de ballades britanniques médiévales. La raison d’être d’un morceau aussi atypique sur cet album est inconnue, hormis le concept d’un hommage patriotique un brin naïf et simpliste à son propre pays – un pays que, pourtant, elle ne se gênera pas de mettre en accusation dès 1980, sur l’album Never For Ever, dans le poignant « Army Dreamers » ouvertement antimilitariste. Sans oublier « Breathing » issu du même album, abordant dans la foulée un thème polémique assez voisin, à savoir le spectre de l’apocalypse nucléaire.

Kate Bush_Lionheart band2
Sur cet album comme sur le précédent et le suivant, les mélodies sont sophistiquées et très peu linéaires, à la hauteur de son spectre vocal hors norme digne d’une soprano d’opéra, qu’elle pousse parfois jusqu’à l’excès et la parodie dans l’aigu comme dans le grave ; on en jugera dans « Coffee Homeground ». Une caractéristique assez surprenante dans un univers pop rock dont elle repousse très loin les limites harmoniques, de technique et de virtuosité vocale. Et il en va de même pour l’instrumentation d’une richesse tout aussi sidérante (qui lui est en partie inspirée par son frère Paddy), unissant instruments classiques ou folk et expérimentations ou manipulations électroniques, notamment les synthétiseurs les plus puissants du moment, Minimoog, Prophet 5 et Yamaha CS-80 (complétés dès l’album suivant par le monstrueux Fairlight CMI, la Rolls absolue des synthés… y compris pour son tarif prohibitif). Ce melting pot ancien/moderne parfaitement digéré et assumé donne à sa musique une touche de sophistication jusque-là quasi inconnue dans le monde pop rock, et doit a priori beaucoup à l’érudition musicale de son frère Paddy qui, dès l’enfance, a insufflé à sa sœur ses propres goûts pour le mélange des genres, le décalé, le bizarre et l’inouï, et l’usage d’instruments anciens passés de mode.
De fait, dès ses débuts en musique, la jeune Kate Bush étonne par son aplomb et sa maturité, tant ceux qui l’interviewent que ceux qui l’assistent dans le studio (producteur, techniciens…), où elle se mêle de tout et apprend vite, avec l’objectif explicite de tout maîtriser des complexes processus d’enregistrement et de production, voire de tout piloter et diriger seule. Ce, malgré la présence d’un « vrai » producteur parfois débordé par sa naïveté et son assurance, l’un n’empêchant pas l’autre ! Loin d’avoir épuisé avec Lionheart sa créativité débordante et ses partitions et carnets intimes, elle reprendra le chemin des studios dès 1979 pour les premiers enregistrements de Never For Ever, son troisième opus. Un album qui, pour des raisons de marketing dont le label EMI semble expert, ne sortira qu’en septembre 1980 – le temps de laisser les singles faire leur chemin dans les charts et « préparer le terrain » pour ce nouveau LP. Celui-ci conclura avec bonheur une sorte de trilogie des albums préférés des fans de Kate Bush, avant qu’elle ne prenne des chemins bien plus aventureux et complexes avec The Dreaming, un album sans lequel elle a tout dirigé et produit – sans doute même « surproduit », tant ce quatrième album est chargé et même surchargé en couches sonores, instruments, bruitages divers et événements sonores de toute nature, très loin du folk romantique de ses débuts. Au point de surprendre, voire rebuter ses fans de la première heure avec ce virage stylistique brutal, percussif, presque ethnique, introduit dès son premier titre « Sat In Your Lap » par le didgeridoo et les chants aborigènes.
Mais c’est là un autre chapitre de la saga Kate Bush. Et de même, en 2022, le rebond inattendu du titre « Running Up That Hill » de l’album Hounds of Love, boosté par la série Stranger Things sur Netflix et qui prend la première place des charts et des téléchargements sur ITunes et Spotify ; qui dit mieux ! Un tube « venu de loin », à nouveau écouté et/ou redécouvert par des gens qui n’étaient sans doute pas nés lorsque ce morceau est sorti, en 1985 ! Mais Kate Bush est et restera l’artiste de tous les records, celui de la précocité n’étant pas le moindre. Il n’est donc pas inutile se replonger aux origines du très « étrange phénomène » qu’est cet elfe nommé Kate Bush, une artiste qui en a inspiré tant d’autres. On pense notamment à Tori Amos, Joanna Newsom, Michelle Young, Emily Jane White, Björk, Louisa John-Krol, Emilie Simon et quelques autres encore.

https://www.katebush.com/

 

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