Il était un 1er album de… Roxy Music (1972 : Roxy Music)
Island Records
1972
Frédéric Gerchambeau
Roxy Music – Roxy Music
C’était avant que Bryan Ferry ne se prenne la grosse tête à force de se croire l’homme le plus irrésistible de la Terre. C’était avant qu’Eno ne devienne l’inventeur de l’ambient music et un producteur couru par les plus grands groupes de rock. Et c’était surtout avant que Roxy Music ne se transforme en machine à tubes et à cash, marquant les années 80 à coups de millions d’albums vendus à des jeunes filles énamourées. Ce fut le premier album ébouriffant d’un groupe improbable. Enfin, a priori. La suite s’est chargée – ô combien ! – de démontrer que ces zigotos-là en avaient très gros sous le pied. Ben quoi, regardez-les ces frimeurs qui prennent la pose sur la photo façon Andy Warhol de la pochette de l’album. Qui aurait donné cher alors de leur avenir ? Sauf que ce premier album-là, moi, quand je l’ai découvert en 1973 – bénis soit mon grand frère et sa discothèque – il m’a bouleversé, retourné, dévoré, touché au coeur. Mais avant d’en reparler, un petit cours d’histoire.
Suite à ses études d’art à Newcastle où il découvre le Pop Art, l’art conceptuel et Andy Warhol, Bryan Ferry déménage pour Londres en 1968 et enseigne l’art de la céramique tout en composant des chansons, étant aussi très bon pianiste et excellent chanteur. Après le départ de Greg Lake de King Crimson, notre fier Bryan postule en tant que remplaçant. Vainement. Mais comme il n’a franchement pas démérité, Robert Fripp lui donne l’adresse de son agent, David Enthoven. C’est à la même époque que ce cher Bryan fait la connaissance de Brian Eno, un non-musicien extrêmement doué dans l’art de jouer les claviéristes, et d’Andy Mackay, un fantastique saxophoniste, tous deux étudiants à la Winchester School of Arts, section musique contemporaine. Ce trio fondateur va devenir Roxy Music avec l’addition de Phil Manzanera, hallucinant à la guitare électrique, et de Paul Thompson, impérial à la batterie.
Il s’en fut d’un cheveu que l’album ne voit jamais le jour. Il fut en effet enregistré en vitesse, en un peu plus de deux semaines, enregistrement financé par les cadres d’une maison de disques qui croyaient fermement au projet alors qu’aucun contrat n’avait encore été signé par leur patron, qui doutait pour le moins du groupe. C’est le parolier de King Crimson lui-même, Peter Sinfield, qui produisit l’album. Après de grosses frayeurs, c’est Island Records qui signera finalement Roxy Music et qui sortit l’album le 16 juin 1972. Pour l’anecdote, le modèle féminin qui a figure sur la pochette est Kari-Ann Muller, qui devient l’heureuse et légitime épouse de Chris Jagger, le frère du beaucoup plus célèbre Mick Jagger.
L’album débute par le tonitruant « Re-Make/Re-Model ». Imaginez-moi à 13 ans découvrant ce monument de folie musicale et vocale. Je n’avais jamais entendu un truc pareil. Et je pense que ce fut idem pour tout le monde à cette époque. Mais le plus effarant dans cette dinguerie furieuse est qu’elle est aussi précise qu’un coucou suisse. Tout y est dément et pourtant parfaitement à sa place. Jusqu’à cet espèce de pet électronique, une oeuvre magistrale de l’EMS VCS3 de Brian Eno, qui achève génialement le titre. Ce n’est pourtant pas cette chanson qui me fera définitivement chavirer, c’est tout le reste de l’album. D’où suinte une sorte de mélancolie profonde, que je qualifierais de tristesse métaphysique, certainement surjouée mais tellement bien jouée tout au long de l’opus. Et cela commence dès le titre suivant, « Ladytron ». Ecoutez l’intro, avec son mélange de mellotron, de synthé sifflant comme le vent dans les branches d’un arbre et de clarinette pleurante. N’est-ce pas à vous remuer l’âme ? Et il y a ensuite la voix littéralement déchirée et déchirante de Bryan. D’accord, c’est du glam-rock dans toute sa splendeur. Mais qu’est-ce que c’est beau ! Ou alors n’est-ce déjà plus du glam-rock, mais autre chose, du Roxy Music, une alchimie musicale et vocale d’une nature inimitable. Dans le même genre, mais élevé au carré, il y a aussi « Sea Breezes », aussi magnifique et poignant qu’une longue et douloureuse agonie amoureuse. « Chance Meeting » est un autre exemple de la capacité de Roxy Music à transmuter la solitude et le chagrin en morceau sublime et intemporel.
Mais le titre qui m’a toujours le plus pétri d’admiration pour cet album est « 2HB ». Il y a d’abord cette intro « fantôme » constituée d’un clavinet noyé de réverb. Il surnage à peine dans cette brume sonore et c’est juste superbe. Puis on l’entend enfin dans sa plénitude et le morceau démarre vraiment. C’est fabuleusement imaginé. Ensuite il y a la voix écorchée vive de Bryan chantant cette mélodie à la fois chaloupée et infiniment triste. C’est alors que survient ce moment de grâce musicale extraordinaire, ce rythme de batterie envoûtant et obsessionnel au-dessus duquel s’élèvent en volutes aériennes des vapeurs de saxophones entremêlés. Une minute et cinq secondes complètement hors du temps. Quarante-deux ans après, ce passage continue encore de me donner la chair de poule.