Hudson – Hudson
Motéma Music
2017
Thierry Folcher
Hudson – Hudson
En faisant un petit tour (ou plutôt, un grand tour) dans la carrière de John Scofield, je ne pouvais manquer de m’attarder sur le projet Hudson dont l’album éponyme, sorti en 2017, rassemblait ce qui se faisait de mieux parmi les géants du jazz encore de ce monde. En effet, cette réunion au sommet regroupait les illustres John Scofield à la guitare, Larry Grenadier à la basse, Jack DeJonette à la batterie et John Medeski aux claviers. Un quatuor d’élite que l’on qualifierait sans peine de supergroupe (all-stars band) dans les milieux du rock. Une rencontre brillante destinée à partager l’expérience, le talent et le plaisir de vivre une épopée musicale inspirée par la beauté et l’histoire de la rivière Hudson. Un cours d’eau qui traverse l’État de New York et dont la particularité est de passer à proximité du célèbre site de Woodstock. Et si le groupe reprend sur ce disque la chanson « Woodstock » de Joni Mitchell, ce n’est certainement pas par hasard. À présent, il va bien falloir vous convaincre de franchir le pas (à moins que ce ne soit déjà fait) et vous inciter à écouter ce satané jazz qui impressionne parfois et rebute souvent. Les anciens amateurs de rock progressif (un peu déçus par les productions actuelles) y adhèrent de plus en plus et deviennent de gros consommateurs attentifs. Il faut reconnaître que l’on retrouve beaucoup de similitudes dans ces deux courants musicaux. Que ce soient la liberté de création, la mise en avant des solistes ou encore la fougue, la haute technicité et les improvisations, tous ces éléments se retrouvent dans le prog et dans le jazz. Alors oui, ce sont peut-être les effets mélodiques qui changent et qui font preuve de moins de facilité dans le jazz (ça se discute). En revanche, si vous décidez de dépasser vos repères d’antan, tout un monde merveilleux va s’ouvrir devant vous et contenter votre soif de belles aventures musicales.
Mais revenons à Hudson, car je pense que cet album est bien armé pour vous mettre le pied à l’étrier. Sur les onze titres, six sont des compositions originales et cinq, des reprises de Bob Dylan, Joni Mitchell, Jimi Hendrix et Robbie Robertson. On voit bien que le lien avec l’univers pop, rock, folk n’est pas rompu, mais attention, il faudra les trouver ces petites touches qui se réfèrent aux versions originales. C’est bien là tout l’intérêt et tout le charme de ces interprétations jazz. Et c’est parti avec les dix minutes de « Hudson », et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce titre, écrit à quatre mains (le seul, d’ailleurs), n’est pas le plus facile d’accès. Mais rappelez-vous « 21st Century Schizoid Man » de King Crimson, ce n’était pas non plus le plus accueillant des morceaux pour ouvrir In The Court Of The Crimson King. Et pourtant, quel succès ce disque ! J’exagère peut-être, car « Hudson » est loin de ressembler au coup de poing dévastateur de l’homme schizoïde. Au contraire, c’est un joli tapis moelleux qui se met en place pour accueillir dignement des fragments de guitare et de claviers. Et c’est là où il faut faire preuve de patience et ne pas attendre à tout prix des lignes mélodiques bien construites. Après les débuts discrets (mais terriblement porteurs de feeling) de la basse de Larry Grenadier et de la batterie de Jack DeJohnette, John Scofield et John Medeski s’installent à leur tour par petites touches aigrelettes, sans doute destinées à tester leur capacité à se fondre dans l’ambiance et à trouver la bonne harmonisation. Et cela fonctionne, l’auditeur finit par s’accrocher à ce convoi, moins bancal qu’il n’y paraît, et par déceler des éléments de grande attractivité. Un moment particulier qui peut gêner au début, mais qui trouvera son accomplissement grâce à des écoutes répétées.
Changement de décor avec l’entraînant « El Swing ». Ce titre, écrit par John Scofield remet le swing en scène et la guitare sur des rails un peu plus luisants. Bien sûr, rien ne vous empêche de faire abstraction de « Hudson » (ce serait quand même dommage) et de commencer par ce morceau plus abordable et certainement plus récréatif. Les percussions virevoltent, la guitare et le piano sont à la fête dans un mouvement jazz très classique, mais absolument irrésistible. On continue avec le « Lay Lady Lay » de Bob Dylan revu ici avec une pointe de reggae plutôt bien trouvée. Tout le monde accepte le défi et se fond dans ce paysage jamaïcain sans aucune difficulté. John Scofield se charge de restituer la mélodie, mais avec ce décalage naturel qui l’éloigne d’une reproduction trop précise et inutile. Il en sera de même avec le « Woodstock » de Joni Mitchell et encore plus avec « A Hard Rain’s A-Gonna Fall », l’autre reprise de Bob Dylan. Sur la fin de ce long morceau, John Medeski frise une interprétation à la Keith Emerson amenant le disque sur des terres rock fort accueillantes et très bien accueillies. Tout paraît simple avec de tels musiciens et peu importe le style abordé, les jongleries sont maîtrisées et ne tombent jamais au sol. Un petit mot nécessaire sur l’enregistrement de Scott Petito aux NRS Studios de Catskill. Ici, tout a été mis en place pour offrir à Hudson le meilleur des écrins possible. Le lieu, la renommée du studio et le savoir-faire des techniciens ont tous œuvré pour faire de ce projet une réussite exemplaire. Rien n’a été laissé au hasard et chaque note est restituée avec le plus grand soin. Ce que l’on ressent en écoutant « Wait Until Tomorrow » de Jimi Hendrix est tout simplement un authentique voyage dans le temps qui résonne très fort dans nos mémoires. Une jam des étoiles, jouée sans paroles, mais avec un feeling de malade et une approche innovante qui donne à la chanson originale de 1967 un petit côté étriqué (c’est dingue de dire ça pour du Hendrix).
Le souci avec Hudson, c’est que je pourrais en parler pendant des heures et peut-être finir par lasser nos amis lecteurs. Alors avançons vers l’essentiel, même si la suite possède beaucoup d’attrait. À commencer par « Song For World Forgiveness », un titre écrit en deux parties par Jack DeJohnette. Un free jazz improvisé pour commencer et une romance très touchante pour terminer. Tout cela par le truchement de deux accords de piano qui changent la donne et lancent le quatuor dans un irrésistible exercice de séduction. Vous le savez désormais, Hudson emmagasine des pièges à chaque escale et il semble bien difficile de les éviter. À l’image de « Dirty Ground », une chanson folk, coécrite par Jack Dejohnette et Bruce Hornsby en 2011 et qui surprend par cette première incursion chantée. Après quoi, la guitare de John Scofield remet la gomme sur « Tony Then Jack », un splendide boogie jazz sur lequel tous les musiciens auront leur moment de grâce. Ensuite, le blues sera à l’honneur sur « Up On Cripple Creek », une version instrumentale de ce vieux titre de Robbie Robertson, membre des légendaires The Band. Et pour clore ce mémorable Hudson, il fallait rendre hommage aux amérindiens, premiers occupants de ce territoire spolié, mais admirablement soigné par l’humilité de quatre musiciens reconnaissants. Avec ses flûtes et ses tambours, « Great Spirit Peace Chant » n’est pas déplacé, bien au contraire, car tout a commencé ainsi, il y a très longtemps sur cette terre sacrée.
Soixante-douze minutes de bonheur à mettre entre toutes les oreilles, sans exception. Avec un disque comme Hudson, cela ne m’étonnerait pas que vous ressentiez cette fameuse excitation qui précède la tombée du diamant sur les premiers sillons d’un vinyle. Un cérémonial jubilatoire qui prélude aux grands moments des écoutes attentives et des mises à l’arrêt réconfortantes. Pochette en main, matériel hifi en action, laissons ces quatre immenses musiciens prendre possession des lieux pour un voyage jazz qui vous promènera le long des berges d’une rivière magnifique. Au-delà de la beauté du paysage, la vallée de l’Hudson possède un patrimoine artistique exceptionnel où chacun d’entre nous aimerait venir se perdre. Pas étonnant que beaucoup de célébrités y aient élu domicile (c’est le cas de nos quatre lascars de Hudson).
https://hudson-music.bandcamp.com/album/hudson