Joni Mitchell – Shine
Hear Music
2007
Jean-Michel Calvez
Joni Mitchell – Shine
En juillet 2022, dans le cadre du Newport Folk Festival, a eu lieu le retour à la scène, assez poussif et néanmoins mémorable, de Joni Mitchell, qui avait disparu des médias en 2015 après un grave souci de santé, un AVC qui l’avait laissée sans jambes, mais aussi « sans voix », au sens premier et sévère de la formule. Ce qui serait déjà pénalisant pour vous et moi, mais un comble pour une songwriter dont la voix est le principal instrument ainsi que le lien au monde, pourrait-on dire. Triste retour dans l’absolu, car elle a dû chanter assise, sur un filet de voix d’une émouvante fragilité, rauque et d’une justesse très relative. Malgré tout, ce fut un retour à la vie (disons à la voix ?) vécu live par des milliers de fans qui l’attendaient et l’ont applaudie à la mesure de cette performance véritable, vu son état, encore bien loin d’un retour complet à la santé, à l’orée de ses 80 ans.
Ce happening et ce retour m’ont fait prendre conscience que la « très grande dame du folk » – la première ? Non, le titre est forcément partagé avec Joan Baez, sinon très peu de gens. Cette grande dame, disais-je, n’a plus sorti d’album studio depuis le génial Shine en 2007. Quinze ans déjà, la roue tourne… Et quel album ! Dans le long parcours de cette « Joni nationale » d’un autre continent, Shine offrait, après celle de la fin des seventies, une seconde rupture avec le folk pur et dur des débuts. On se souvient de Hejira (1976), puis de Mingus (1979), qui avaient marqué leur temps, flirtant largement avec le jazz et le blues et boostés par une belle palette d’« invités de marque » : Neil Young, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Peter Erskine, Larry Carlton, etc. excusez du peu. Ceci avant un certain virage pop des années 80 que je juge moins intéressant, tel ce Dog Eat Dog assez éloigné du folk, y compris par une production plus électrique et, en un mot, pop/rock. A l’exception, bien sûr, du magnifique Both Sides Now (1999), sans doute son chef-d’œuvre absolu même si, là aussi, Joni Mitchell y faisait un autre grand pas au-delà du folk vers un autre registre : des standards du jazz tournés vers le passé et une période faste d’un millénaire en fin de course.
Shine, quinze ans déjà, est l’objet de ce rappel nécessaire… ou de cette découverte, pour ceux qui n’auraient fait que survoler distraitement la carrière de Joni Mitchell. Et en seraient peut-être restés à l’image des débuts, la « red neck » à l’allure d’elfe et aux longs cheveux blonds, celle de Clouds, de Blue ou For The Roses, grattant sa guitare en solo ou presque, telle Joan Baez, sa sœur de combats. Car toutes les deux ont souffert dans leur vie privée, mais chanté aussi la souffrance des autres, au lieu de la leur. On évoquera seulement cette fêlure majeure de la vie privée de Joni Mitchell, le long parcours sans sa fille, par abandon, sujet resté longtemps secret et une fille qu’elle n’a retrouvée qu’une fois celle-ci devenue adulte. Sans tourner totalement le dos au folk, Hejira et Mingus venaient d’un autre moule, transformant le folk des débuts en autre chose de plus balancé et tonique. Or Shine les rejoint avec un pop/rock intelligent contaminé par le folk et le jazz, réouvrant donc une voie déjà abordée. Hélas pour un unique album, car on vient de le dire, ce fut le dernier. Et il n’y en aura sans doute pas d’autre, vu son état de santé actuel peu compatible avec la reprise du chemin des studios. L’avenir le dira, mais l’âge s’y ajoutant (bientôt 80 ans, disait-on), il est permis d’en douter… Cependant – surprise ! –, il est annoncé sur son site officiel pour le 10 juin 2023 une session live et le nouvel album associé, Echoes Through The Canyon, où elle sera certainement bien entourée, notamment en duo avec la chanteuse Brandi Carlile. A priori pour une session unique… mais qui sait ?
Revenons-en à Shine. Sa tonalité est moins jazzistique que les deux albums-phares déjà cités avec, notamment, son ouverture instrumentale piano et sax – orchestrale aussi, avec cordes et bois (dont le hautbois), assez insolite dans l’univers folk/pop/rock. Mais Joni Mitchell nous avait habitués à ces pas de côté vers d’autres registres musicaux et stylistiques, ouvrant son folk à des contrées parallèles comme dans le magistral et quasi symphonique Both Sides Now. Malgré cela, Shine « brille » (jeu de mots trop tentant !), le groove n’en est pas absent et If, le titre clôturant l’album, en est un superbe exemple. Certes, on y trouve aussi des ambiances plus acoustiques et feutrées, dignes de crooners des sixties. Pour l’accompagner, elle fait à nouveau appel à une belle palette de musiciens, colorant chaque titre d’un son très différent, telle une sorte de synthèse des étapes de sa longue carrière, de voyages dans différentes contrées de son passé. Serait-ce parce qu’elle savait, en 2007, que cet album-là serait le dernier ? Pas de réponse à cela, hormis qu’elle avait déjà boudé l’univers musical en 2002, dégoûtée du Star system à l’américaine, pour se consacrer totalement à sa peinture (on note que depuis ses débuts, Joni Mitchell a illustré elle-même nombre de ses pochettes d’album, notamment par des autoportraits). Et les faits sont là : nul autre album studio n’a suivi après ce dix-neuvième opus en 2007.
Malgré la variété des ambiances, on a presque affaire ici à un album concept. Cette impression d’unité vient des interventions ici et là du sax de Bob Sheppard, du hautbois et des cordes, et d’une tonalité d’ensemble mid-tempo assez cool (faut-il dire lounge ?) de tout l’album, avec une guitare électrique toujours discrète, jamais vraiment rock. Une exception à cela, le percutant « Hana » drivé par les percussions brésiliennes endiablées de Paulinho da Costa ou la batterie, plus standard celle-là, sur « Night Of The Iguana », un titre inspiré de la pièce de Tennessee Williams. « Bad Dreams » et « Strong And Wrong » sont caractéristiques de cette ambiance de club entre jazz et blues, et les bois (sax alto, hautbois) y font merveille sur un lit de piano et cordes, de même que le titre éponyme « Shine » avec la pedal steel guitar aérienne de James Taylor, invité de marque avec qui elle avait déjà travaillé et joué en concert dès les années 70. Mention particulière aussi pour « Big Yellow Taxi » avec guitare rythmique et… accordéon ! Voilà un instrument hautement insolite, non seulement chez Joni Mitchell, mais plus généralement, dans le registre pop/rock made in USA et qui, ici, donne à ce titre un parfum vaguement parisien, non ?
À noter le visuel assez étrange et décalé de Shine, pas du tout dans l’esprit de ceux des précédents albums. Cette photo de danseurs en plein envol est issue du ballet The Fiddle And The Drum qui s’est tenu au Sunshine Theater à New York en septembre 2007 et avait utilisé plusieurs titres de l’album Shine. Peut-être ce visuel en rupture est-il dû à son nouveau label Hear Music lancé cette année-là et qu’elle inaugurait à sa façon, avec ce « chant du cygne » de sa carrière musicale ?
Que conclure ? Il n’est pas si courant qu’une artiste de ce niveau change de vie et d’expression artistique, délaissant la voix pour autre chose et pour s’y consacrer totalement. Ce fut le choix de Joni Mitchell, il y a quinze ans déjà ; on le respecte, mais on regrettera ce qu’elle aurait encore pu nous offrir, si elle avait poursuivi dans cette voie réouverte avec le superbe Shine. Cet album a donc tous les atouts pour ne jamais faire l’objet de notre rubrique fouettarde « L’album de trop » ! Tout au contraire, il aurait aussi bien pu être la promesse d’un nouveau rebond dans la carrière à épisodes de la « grande dame » qu’est Joni Mitchell. Et si elle nous revenait ? On peut rêver !
https://www.discogs.com/fr/master/184726-Joni-Mitchell-Shine