Brad Mehldau – Ride Into The Sun
Nonesuch Records
2025
Thierry Folcher
Brad Mehldau – Ride Into The Sun
Sur son nouvel album Ride Into The Sun, Brad Mehldau rend hommage à Elliott Smith, le grand auteur-compositeur-chanteur américain, disparu tragiquement en 2003 à l’âge de 34 ans. Si on ne présente plus l’illustre pianiste de Jacksonville, il me semble important de revenir d’un peu plus près sur la courte carrière d’Elliott Smith et sur son parcours de vie, pour le moins chaotique. J’avoue humblement ne pas bien connaître le personnage et j’espère que les fans ne m’en voudront pas si je dis qu’il n’a pas laissé une empreinte marquante par chez nous. La barrière de la langue, certainement, car ce sont ses textes aux profondeurs dramatiques qui ont façonné sa renommée outre-Atlantique. Mais paradoxalement, c’est en grande partie avec sa musique que Brad Mehldau aborde cet hommage à celui qu’il considère comme un des plus grands songwriter de son temps. Ce sont au total dix chansons de son répertoire qui passeront entre ses mains, complétées par quatre compositions originales et par des adaptations de « Thirteen » du groupe Big Star et de « Sunday » de Nick Drake. Voilà le programme, certes alléchant, mais qui demande du temps et de la patience pour être bien appréhendé. Presque une heure et quart de musique maîtrisée, surprenante parfois, mais jamais ennuyeuse ou convenue. Ceux qui côtoient Brad Mehldau connaissent ses fréquentes incursions dans l’univers pop-rock qu’il n’a pas hésité à reprendre à son compte et à sa façon. Ses reprises de Radiohead et des Beatles furent parmi les plus brillantes de ses réalisations, ralliant ainsi un large public autour de ses albums. Alors, fort de ces considérations, je convoque à la fête tous ceux qui ont bien aimé l’incursion progressive de Jacob’s Ladder (2022), ceux qui considèrent Largo (2002) comme une pièce indispensable à n’importe quelle collection de vinyles ou tout simplement, ceux qui aiment la bonne musique (en fait, tous nos lecteurs).
Rentrons dans le vif du sujet avec « Better Be Quiet Now », le premier titre du disque. C’est bien sûr intéressant de faire le parallèle entre les deux versions, ne serait-ce que pour se rendre compte à quel point la ligne mélodique écrite par Elliott Smith est riche et peut servir un musicien de la trempe de Brad Mehldau. Mais au-delà de la beauté des notes, c’est à une présentation de Ride Into The Sun que l’on a affaire. Sur ce morceau, les musiciens qui accompagnent Brad (John Davis à la basse, Matt Chamberlain aux percussions et l’orchestre de chambre dirigé par Dan Coleman) préfigurent la coloration générale du disque et vont « garnir », juste comme il faut, le délicat travail du piano. J’ai immédiatement accroché et particulièrement bien apprécié l’arrivée complice de l’orchestre ainsi que le « dérapage » jazz sur lequel Brad retrouve ses fondamentaux. Un excellent début qui inaugure une trilogie en tout point remarquable. « Everything Means Nothing To Me », puis « Tomorrow Tomorrow » sont à l’avenant et confirment le talent de compositeur d’Elliott au travers d’une affolante construction progressive pour le premier (je vous recommande vraiment ce titre) et d’une entrée fracassante de Daniel Rossen (guitare et chant) et de Chris Thile (mandoline) sur le second. Il est important de savoir que ces deux musiciens sont des fans absolus d’Elliott Smith qu’ils désignent comme l’héritier naturel de Nick Drake. L’excellence du répertoire, la richesse des adaptations et le contexte presque évident du projet font de Ride Into The Sun un des plus touchants témoignage de cette fin d’été 2025. Une première conclusion pas du tout prématurée, car avec seulement trois titres, je peux vous assurer que la partie est déjà gagnée.
Peu importe la façon dont il s’y prend, que ce soit en piano solo comme sur « Sweet Adeline », « Sweet Adeline Fantasy » et « Thirteen » ou en formation plus ou moins étoffée, Brad possède cette capacité hors normes à faire chanter son piano. Un savoir-faire unique qui échappe à la facilité du copier-coller et qui lui permet de rester maître de ses improvisations. Le meilleur exemple est peut-être à chercher du côté de « Between The Bars », une chanson poignante révélée grâce à la B.O. du film Will Hunting et qui se transforme ici en une version jazz absolument magnifique. Dans un premier temps, le piano chante la mélodie, puis Felix Moseholm se charge de caresser sa contrebasse avec sensualité avant le retour en force de Brad dans une impro libérée de toute contrainte. Du grand art à diffuser sans retenue autour de soi, autant pour l’interprétation que pour le caractère crucial de l’écriture de Smith. Je vous l’ai dit, Ride Into The Sun est long, très long et rentrer dans le détail serait aussi fastidieux qu’indispensable. Alors que faire ? Je vais m’en tenir à l’essentiel, c’est-à-dire vous inviter à plonger vous-même dans ce disque et dans l’œuvre d’Elliott Smith. C’est ce que j’ai fait et croyez-moi, j’en suis ressorti abasourdi par tant de beauté et de talent. Être passé à côté d’un tel artiste fait peur pour le soi-disant amateur de musique que je suis. Enfin, mieux vaut tard que jamais et d’être entré dans son monde par la porte Mehldau n’était pas forcément une mauvaise chose. Je le vois comme une bande son annonciatrice d’un grand événement à ne pas manquer.
Je vais juste revenir sur les élans cinématographiques de « The White Lady Loves You More » directement enchaînés au morceau-titre « Ride Into The Sun : Part I ». Ici, la démarche classique n’est pas du tout déplacée, ajoutant une forme de dramaturgie au contexte général du disque. Une approche grandiose que l’ultime « Ride Into The Sun : Conclusion » ne fera que compléter pendant presque dix minutes de musique orchestrale où le jazz se fait mutin, compréhensif et patient. En effet, la brusque cassure de la fin le voit renaître en redessinant la partition avec fougue et beaucoup de positivité. Par ailleurs, impossible de manquer la pop vintage de « Everybody Cares, Everybody Understands » superbement transformée en un « Somebody Cares, Somebody Understands » que Brad a voulu mitonner dans sa marmite classico-jazz, maintenant bien assimilée. Et puis, outre « Tomorrow Tomorrow », il y a « Southern Belle » et « Colorbars », les deux autres pièces chantées de l’album. Le parallèle avec les versions Smith est bien sûr plus évident, mais c’est là que je me dis qu’il vaut mieux éviter de le faire et garder les deux réalisations comme deux mondes différents possédant chacun leurs propres atouts. Daniel Rossen chante super bien, mais ce n’est pas Elliott Smith et réciproquement. Je me vois mal terminer sans évoquer « Sunday », le superbe titre de Nick Drake revisité par Brad et parfaitement transposé grâce au mimétisme bluffant de la flûte d’Alex Sopp. Que de beautés, d’âges et d’époques différents qui se mêlent et se répondent avec bonheur à travers le temps.
Vous voyez, même en voulant faire court, l’abondante matière du nouvel album de Brad Mehldau n’admet pas le survol et la brièveté. J’insiste aussi sur le fait que si vous abordez l’univers d’Elliott Smith avec humilité, vous allez vouloir (et devoir) en savoir plus sur son parcours artistique. Le monde de ce poète maudit, inadapté à la société moderne, est tellement porteur de coups de génie qu’il devient un formidable complément à la découverte de Ride Into The Sun. Comme à chaque fois, les productions de Brad Mehldau vont beaucoup plus loin que la simple écoute d’un piano virtuose et d’adaptations, le plus souvent réussies. Ce sont des pages d’histoire qu’il ouvre et qui remettent à leur place les vrais créateurs et leurs œuvres éternelles. Cet album est à la fois émouvant et porteur d’espoir, car il est l’assurance que le talent et la qualité intéresseront toujours les mélomanes et ne sombreront jamais dans l’oubli. Avec cette sortie, beaucoup d’entre nous pourront se réjouir d’avoir eu une double entrée d’excellente musique, et c’est assez rare pour ne pas en profiter.