Arman Méliès – Obake (+ interview)

Obake
Arman Méliès
Bellevue Music
2023
Fred Natuzzi

Arman Méliès – Obake

Arman Méliès Obake

La carrière d’Arman Méliès a toujours été marquée par la transformation. Il se réinvente constamment, musicalement et physiquement. Il n’est pas donc étonnant de le voir s’attaquer à ce thème, mais il le fait via l’appellation japonaise Obake. Ce nom est dérivé du verbe bakeru (convertir) et fait référence à quelque chose qui diffère considérablement de ce qu’il devrait être. Dans la culture japonaise, les fantômes, les monstres, les fées, les lutins et les ogres sont tous considérés comme des obake (https://www.paradis-japonais.com/?s=obake). Ce nouvel opus ne sera donc pas identique aux précédents, mais prendra les attributs caractéristiques de ceux-ci pour les transformer et les amener vers un état autre. Il s’agit d’une expérience. Obake est un double album, il s’apprécie donc avec le temps en se laissant glisser dans cet univers fait d’errances et de rencontres. On y parle d’absence et d’héritage, mais aussi de la vie elle-même. Un disque qui est sombre de par ses thèmes, mais qui cherche également la lumière. Pour y arriver, on passe par des phases d’errance, d’analyse, de concertation, mais aussi de partage, de spiritualité. Un Obake peut être farceur ou maléfique. Le disque joue aussi sur cette ambivalence, créant des atmosphères étranges, déformant la réalité des sons, jouant sur la ou les voix. Il n’y a plus de repères dans Obake, sauf le son Méliès qui reste si singulier. C’est une invitation à vibrer, à explorer son propre ressenti face à ces morceaux qui explorent les frontières musicales et foncent à la rencontre de nouveaux mondes.

Pour ce faire, Méliès a invité des musiciens à venir partager l’espace sonore : La Féline, Adrien Soleiman, Fredrika Stahl, Jonathan Morali (Syd Matters), Mondkopf et Abd Al Malik. La pop, l’électronique et le rap sont donc présents dans ce disque qui entrechoque les univers, les font se rencontrer pour mieux les mélanger. Chaque étape représente une expérience dans le voyage d’Obake. Quatorze morceaux, quatorze haltes tissant une carte d’un monde où se côtoient les absents et les vivants, les joies et les peines, la mélancolie et une certaine gaîté. Le premier cd s’ouvre avec « Ta Peine » sur plus de dix minutes. Une intro électro pour inscrire le paysage, puis une guitare caractéristique et de magnifiques paroles poétiques. Le disque est lancé. On est propulsé dans un ciel à la fois électro et cinématographique. Le titre se développe, c’est inventif, osé, et ça donne le frisson ainsi que le vertige. « Le Ventre Monde » évoque cet état de transformation et de cycle perpétuel. Il y a la vie et la mort dans tous les mondes, tout le temps. La voix de Méliès est des plus présentes. Elle semble vouloir rassurer tandis qu’un Obake nous dit « Mange Tes Morts ». Cette expression donne aussi son nom à ce premier cd (voir l’explication d’Arman dans l’interview ci-dessous). Puis l’instrumental « Obake 1 » nous emmène errer sur des chemins électro à la rencontre de l’esprit de Morricone. Soulignons ici le très beau travail aux percussions et batterie d’Antoine Kerninon (sur tout le disque), ainsi que le sax d’Adrien Soleiman qui emporte le titre vers les sommets. Changement d’univers avec « Agora ». Ici la voix de La Féline se mélange (et parfois se désagrège) avec celle d’Arman, créant ainsi une impression d’écho de ce qui a été et qui n’est plus, ce qui résonne encore, si on tend bien l’oreille, dans l’histoire des mondes. Cet héritage que l’on accepte ou non. Jonathan Morali prend ensuite le lead avec « Neon Demon », un titre qui parle des esprits et de leur présence invisible. Pauline Denize hante la chanson avec ses magnifiques chœurs, tandis qu’on est transporté dans ce monde intangible des esprits. « Vanisher » retrouve la voix de Méliès cette fois-ci mélangée avec celle d’Adrien Soleiman. On se questionne sur la tangibilité du monde, de son existence même, et de l’inexorabilité de la disparition. « Un Royaume » parle donc de cette disparition non sans évoquer le Nick Cave de Ghosteen à qui il emprunte cette atmosphère poétique emplie d’apaisement et de sagesse. Une beauté émouvante, un état de grâce.

Arman Méliès Obake Band 1

Déjà, Obake est surprenant, hypnotique, envoûtant. Le deuxième cd, La Chancelle, l’est tout autant. « Les Douleurs Fantômes » parle d’héritage dans un écrin solennel. L’espace est hanté par des sons, des voix, qui suggèrent cette omni présence fantomatique du passé. Puis la voix d’Arman disparaîtra pendant quatre morceaux. Fredrika Stahl prend le micro sur « Haunted » et emmène l’instrumental d’Arman vers un monde inconnu où le personnage devient un Obake. Logique d’avoir donc une nouvelle errance avec « Obake 2 » dans laquelle on retrouve la patte Méliès, l’identité d’origine. Un titre qu’il hante donc lui-même, une mise en abyme foudroyante d’inventivité. Retournement de situation avec un choc des mondes : « Les Mondes Périphériques » se rencontrent et donne un Abd Al Malik délivrant un rap (plus qu’un slam) qui prône la prise en main de l’individu par lui-même pour se sortir d’un futur/présent trop sombre. C’est Mondkopf qui rejoint Arman sur l’instrumental « L’Atoll ». Les sens se brouillent, le paysage défile, le temps se distord, il n’existe plus de repères. Puis, l’univers se remet en place, plus distinctement, et le voyage reprend. « La Chancelle » retrouve Arman au chant pour un grand titre qui se questionne sur ce moment où tout bascule. Un morceau singulier, saisissant de poésie, qui rappelle également les arrangements de l’album Casino. Enfin, « Tombé Dans La Nuit », grand moment également, nous serre le cœur avec cet espoir que l’on se doit de garder.

Arman Méliès Obake Band 2

Il y aurait tant de choses à dire sur cet album : la façon dont Méliès a joué sur sa propre voix, sur les superpositions de textures, l’agencement des compositions, des titres eux-mêmes, de ce jeu sur l’absence / présence continuelle (sa voix, ses influences, ses invités qui sont également des Obake avec chacun des objectifs différents)… C’est un album riche, dense, intense parfois, qui mérite de larges écoutes d’exploration. Obake est maintenant présent dans notre monde, accueillons-le comme il se doit, à la japonaise, et interprétons-le comme un signe. Celui qui nous dit qu’Arman Méliès n’a pas fini de nous surprendre, quitte à aller jusqu’à l’abstraction métaphysique musicale. C’est très fort.

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Interview Arman Méliès

Avec un album aussi dense, il fallait bien poser quelques questions à Arman Méliès afin d’apporter un éclairage supplémentaire à sa démarche. Chose à laquelle il a bien voulu se prêter au jeu.

Arman Méliès Obake Band 3

Frédéric Natuzzi : Ton nouvel album s’intitule Obake. Que signifie ce nom ? En quoi la culture japonaise est-elle importante dans ce disque ou à tes yeux ?

Arman Méliès : Obake signifie « fantôme » en japonais. Je ne suis pas particulièrement sensible au culte des esprits, ou au surnaturel en général, mais c’était pour moi le moyen d’évoquer les absents et comment on tente de vivre avec eux au fil du temps. J’avais été particulièrement touché par une exposition du Musée du Quai Branly sur la culture des fantômes au Japon il y a quelques années, et je me suis replongé dans cet univers pour avoir un regard un peu décalé sur ces sujets.

FN : Quand as-tu commencé à travailler pour cet album ? Avais-tu une idée musicale en tête ? La direction électronique s’est-elle imposée d’elle-même ?

AM : L’album a été écrit et enregistré en un an, durant toute l’année 2022. Je disposais déjà de quelques bribes de chansons, mais c’est en travaillant sur la direction artistique, sur les textures de son et sur l’instrumentarium (essentiellement des synthétiseurs récents), que les choses se sont réellement décantées pour aboutir au résultat final. Très rapidement, l’idée de déconstruire les chansons et d’utiliser des sons très modernes s’est imposée et a donné une identité très marquée au disque.

FN : Les thèmes abordés sont assez sombres : l’absence, la disparition, les fantômes…. Il y a pourtant une certaine célébration de la vie. Qu’est-ce qui a déclenché cette envie d’écrire sur ces thèmes ?

AM : J’ai perdu mes parents lorsque j’étais assez jeune, et j’éprouvais le besoin de revenir sur cette période, même si j’avais déjà consacré un album (Casino en 2008) à ce sujet. Avec le temps, je me suis rendu compte que tout n’avait pas été réglé, et qu’il fallait que je me penche à nouveau sur ces évènements. Mais je souhaitais aborder ce disque sous un angle différent. Il s’agit certes toujours de deuil, mais c’est aussi une histoire de compagnonnage et de fidélité.

FN : L’expression « Mange Tes Morts » qui donne son titre au premier CD est saisissante. Pourquoi une telle expression ?

AM : C’est une insulte couramment employée par les gens du voyage, avec qui je trainais souvent enfant, mais je l’utilise ici dans un sens totalement différent. Les peuples qui pratiquent le cannibalisme le font très souvent pour s’approprier les vertus des êtres qu’ils mangent. J’imaginais donc que, symboliquement, manger « ses » morts, c’était assimiler les propriétés et l’énergie de ses ancêtres.

FN : Avoir des invités sur ce disque était-il une évidence ?

AM : Cela faisait longtemps que je souhaitais réaliser un disque « chorale », mais le fait de travailler seul entretient parfois un geste « autarcique » qui, in fine, débouchait toujours sur des disques très personnels où j’étais quasiment le seul intervenant. Avec ce disque très intime, je me suis dit qu’il fallait l’intervention de personnes extérieures pour que le disque, assez complexe, voire assez tordu, reste généreux et accessible.

Arman Méliès Obake Band 4

FN : Trouver Abd Al Malik sur un album d’Arman Méliès, c’est un peu le choc des cultures musicales, d’où peut-être le titre « Les Mondes Périphériques » ? Comment s’est passée cette collaboration ?

AM : J’ai découvert la musique Malik à la sortie de son premier album, et j’ai tout de suite été séduit par son écriture et son phrasé si singulier. J’ai par la suite beaucoup écouté l’album qu’il a réalisé avec Laurent Garnier. Nous collaborons tous les deux au Théâtre de la Ville de Paris et avons donc eu l’occasion de nous croiser et de travailler ensemble à plusieurs reprises. J’étais certain que nos univers réciproques pouvaient créer quelque chose de singulier et de complémentaire. Cela s’est fait très simplement et avec une facilité et une rapidité déconcertantes.

FN : Le traitement sur la voix pour les morceaux avec La Féline ou Adrien Soleiman est assez particulier : les voix se mélangent. Un sentiment d’étrangeté s’en dégage. Pourquoi as-tu choisi cette façon-là ?

AM : Au vu de la thématique du disque (les revenants, les esprits), j’avais dans l’idée d’altérer ma voix, pour la rendre plus spectrale, voire désincarnée à certains endroits. J’ai à cet effet utilisé certains logiciels, mais sur certains titres j’imaginais mélanger ma voix à d’autres pour créer un timbre hybride qui soit inédit, presque asexué. J’ai proposé à Agnès et Adrien ces sortes de duos qui n’en sont pas, puisqu’il n’y a pas de dialogues comme on l’entend habituellement lorsqu’on parle de duo et ils ont très gentiment accepté les règles du jeu. D’ordinaire, ce genre de collaboration sert à mettre en avant l’un et/ou l’autre. Là, il s’agissait de tous disparaitre. Cela peut paraître étrange, mais ça me paraissait illustrer à merveille ce que j’essayais de raconter sur cet album.

FN : La durée des morceaux ne semble pas (ou plus) être une contrainte pour toi et Obake est un double album. Tu as toujours été un artiste libre mais on te sent de plus en plus libre depuis Vertigone. Le ressens-tu ainsi ?

AM : Ce n’est pas quelque chose que je conscientise et que je recherche particulièrement. J’essaye avant tout de faire en sorte que le forme soit cohérente avec le fond. J’imaginais un disque paysagiste, qui prenne le temps d’installer des climats, où les acteurs n’étaient pas des personnages mais des souvenirs, des impressions. Le format des chansons a logiquement épousé cette démarche, et Obake est devenu un double album d’une heure et demie.

FN : Écrire des textes est-il toujours aussi difficile pour toi ? Dans Obake ils sont d’une poésie folle, énigmatiques parfois et semblent très personnels. Comment s’est déroulée l’écriture ?

AM : L’écriture est toujours un peu laborieuse, c’est vrai, mais au vu du colossal travail de composition et de production que représente le disque, cela m’a presque paru facile. Beaucoup des idées de textes étaient déjà là à l’état embryonnaire, cela a aussi grandement facilité le travail d’écriture. Pour le reste, je reste fidèle à ma méthode, qui consiste à ne pas en avoir et à tâtonner durant des jours avant d’enfin comprendre ce que je tente de raconter. Avec le temps, j’y prends même un certain plaisir.

FN : Qu’aimerais-tu qu’il reste dans l’esprit des personnes qui auront écouté et vécu Obake ? Comment vas-tu traduire l’atmosphère du disque sur scène ?

AM : L’envie d’y retourner ? Ce serait déjà beaucoup…
Quant à la scène, c’est un sujet épineux. Je tâtonne, mais je n’ai toujours pas trouvé la formule qui me convient. Une chose est sûre, ce sera fort différent du disque. J’ai toujours apprécié revisiter mes chansons pour en proposer des relectures inattendues, il est fort probable que je m’éloigne de l’aspect synthétique pour ré-insuffler un peu de vie dans tout ça… Mais c’est encore en gestation…

Propos recueillis par Fred Natuzzi (Août 2023)

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