Rïcïnn – Nereïd

Nereïd
Rïcïnn
Blood Music
2020
Pascal Bouquillard

Rïcïnn – Nereïd

Ricinn - Nereid

Vive le métissage ! Vive les mélanges et vive la musique. Les années cinquante puis soixante et soixante-dix ont vu l’essor d’une musique intellectuelle de plus en plus en marge des goûts du public. Jusqu’à Liszt, la musique savante avait gardé ses résonances parmi le peuple et les musiciens étaient ancrés en quelque sorte dans la société de leurs contemporains. Malheureusement à partir de Schoenberg et l’avènement de la musique dodécaphonique, sérielle puis atonale et concrète, les compositeurs, peu à peu transformés en chercheurs, sont inexorablement restés sur la touche, et le public s’est tourné vers une expression artistique plus populaire et surtout plus accessible. Ce n’est pourtant pas une période vide d’intérêt, ne serait-ce qu’au regard des synthétiseurs, nés grâce à ces recherches et tâtonnements (parfois insupportables) ! Eh oui les gars, c’est à des grands malades genre Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen ou Pierre Henri que nous devons ce qui formera  la base des sons synthétiques. Ces sons serviront un peu plus tard à des Moog, des Korg, des Roland et aux musiques rock, électronique et populaire en général. D’ailleurs Pierre Henri s’était déjà essayé au mélange des genres avec sa Messe Pour Les Temps Présents.
À l’inverse, dans les années soixante-dix, quelques musiciens classiques, au départ américains tels que Steve Reich, Philip Glass et Terry Riley, se sont détachés de la musique des chercheurs pour retourner vers une certaine tonalité et apprécier ainsi une certaine reconnaissance des mélomanes et du public de leur temps. Après des décennies de sectarisme, d’exclusion et d’intolérance, la musique, ou plutôt les musiques, s’accouplaient à nouveau ! Mais pourquoi cette introduction me diras-tu, cher lecteur ? Eh bien, parce que je perçois quelques signes avant-coureurs significatifs (Monoglot, Jack O’ The Clock et à présent Rïcïnn)  que nous sommes en passe d’être les témoins et les heureux bénéficiaires en quelque sorte, de l’aboutissement de ces différents métissages musicaux pour notre plus grand bonheur, en tout cas pour le mien ! Il y a quelques semaines encore je découvrais une œuvre de Steve Reich que je ne connaissais pas, composée en 1987 et qui trouve ses racines dans l’œuvre de Robert Fripp (Discipline est sorti en 1981), célèbre fondateur de King Crimson, interprété par Pat Metheny.

Ricinn - Nereid band1
Aujourd’hui avec Rïcïnn, Il s’agit du chemin inverse : l’appropriation des archétypes de la musique savante par des créateurs populaires. Et je ne parle pas de sympathiques tentatives tel que le Concerto for Group and Orchestra de Deep Purple qui date de 1969 et autres « classifications » de nos amis rockers progressifs (Yes, Peter Gabriel, ELP) qui habillèrent avec plus ou moins d’élégance leurs compositions très stigmatisées, je parle d’un vrai métissage et d’une véritable appropriation. Rïcïnn impose son langage au sens propre (elle chante dans une langue qu’elle crée sur le moment) comme au sens figuré, en mâchant, ingérant et digérant toute expression musicale, tout style confondu. Les plus scatologiques d’entre nous noterons sans doute qu’après une bonne digestion, ce que le corps expulse n’est pas sans manquer d’une certaine puissance olfactive et ne mérite le plus souvent qu’une bonne chasse d’eau. Mais Rïcïnn prouve ici, comme avant elle Josquin Des Prés, Jean-Sébastien Bach, Wolfgang Amadeus Mozart et Frank Zappa, que la synthèse des styles peut aboutir à de grandes œuvres.
Je t’invite donc à t’attarder sur Nereïd, cet opéra païen qui puise ses sources dans la Gaule des druides, la musique traditionnelle d’Europe de l’Est, la musique de chambre, la musique électronique et les grandes originales populaires comme Kate Bush et Björk. Je vais maintenant tâcher d’être un peu plus spécifique en mettant les trémas sur les « i » puisque ça a l’air d’être la mode (attends, attends, tu vas comprendre….). D’abord la créatrice de ce chef d’œuvre a une voix extraordinaire et joue avec maestria de tous les timbres de ses palettes vocales (Hey les poteaux, et en plus elle est française ! Elle s’appelle Laure le Prunenec). Les prises de son d’Hervé Faivre et Erwan Castel sont rudes et belles comme les terres agricoles d’avant les grandes fermes industrielles, les percussions sont tribales (et enregistrées à Clermont-Ferrand. Tu savais qu’il y avait des tribus là-bas ? et bien Sylvain Bouvier est leur grand sorcier ! sisi !), les instruments acoustiques (notamment l’ensemble de violoncelles conduit par Raphaël Verguin et la viole de gambe de Roland Kern) ainsi que les sons électroniques de Eran Segal sont célestes. Avant même de discuter de composition à proprement parler, je dirais que les ingrédients sonores qui interagissent dans cet opus sont l’illustration musicale des sensations que procure une balade en forêt en automne, quand la terre est grasse et pleine de puissantes senteurs et que le chant des oiseaux résonne entre les arbres (amis de la poésie bonsouaaaaaaaaar !).

S’agissant à présent de la composition, « Zéro » nous plonge immédiatement au coeur des chants folkloriques d’Europe de l’Est, très timbrés, proches du cri. “Doris” est très inspiré par Björk. « Nereïd » ajoute à ces influences un arrière goût de chant diaphonique mâtiné de Carl Orff (Carmina Burana) mais c’est aussi ici qu’apparaissent pour la première fois les instruments rock traditionnels (basse et batterie) dans leur fonction première de section rythmique. « Missäe » se rapproche davantage de la messe classique soutenue par l’orgue et quelques sons plus électroniques. « Artäe » débute par un trio à cordes du meilleur effet, que suit un florilège de sons dont l’originalité de la conjugaison n’a d’égal que la beauté du résultat. « Ëön » (non mais allô quoi ! Avec un clavier QWERTY, la galère tous ces trémas qui traînent partout sur ces lettres formant des mots qui ne veulent rien dire… Mais je m’égare, pardon) est le morceau qui s’apparente le plus à une chanson. « Psamatäe » (putain, ça recommence) est le premier morceau à présenter les sons synthétiques au premier plan, un peu comme le feraient Goldfrapp dans leur meilleurs opus. « J-C » (non non étonnamment pas Jésus Christ : Jean Claude) sonne comme la farce naïve (ce dernier tréma ne compte pas, il fait partie des ornements de la langue française, alors je ne dis rien et je poursuis) de l’album, l’instant où l’auteure-compositrice-interprète range sa panoplie de prêtresse pour nous faire entrevoir sa fragile féminité (non ! la féminité n’est pas toujours fragile mais là, oui !) et, de son délicieux petit accent français, elle vante en anglais pour cette fois, les mérites de son amoureux (Jean Claude donc) sur un tapis de guitare classique (?), cordes et chœur de vierges (en fait y’en a qu’une de vierge mais l’ingé son la multiplie. Oui, c’est ça, comme les pains du gros bouquin de ta grand-mère). C’est adorable. « Thaliäe » (y commencent à me gonfler ces trémas) et « Ele » (ça fera toujours un « l » de moins à taper) nous ramènent vers la messe diaboliquement métissée où tous les styles se retrouvent et copulent fiévreusement (on se croirait dans la BO d’un film d’Argento). « Sore » (normalement, y’a un tréma mais là je m’en fous, je ne le mets pas), plus apaisant, nous guide savamment vers la conclusion de l’album « I will get you out (of) this hell ». « Eranï » (là j’en ai mis un, mais normalement, y’en a pas…. Oh putain le hooligan !!), presqu’a capella et en anglais, sur fond de vagues et de crépitements de feu de bois, nous offre une dernière ode à J-C (en tout cas à l’être aimé, je suppute que c’est toujours le même) en forme de coda conclusive.

Ricinn - Nereid band2
Décidément, Laure est déjà une grande dame de la musique. J’aurais dû/pu vous parler de ses interventions dans différents autres groupes tel que Igorrr, Corpo Mente ou Oxxo Xoox (tu sais où tu peux te les foutre tes trémas ?) qui ne sont, à mon sens, que des ébauches tonitruantes, (Igorrr m’a fait immédiatement penser au Mr. Bungle de Mike Patton que j’aime beaucoup) et néanmoins essentielles, de ce que ce grand estomac musical nous apporte avec Nereïd et, dans une moindre mesure, son album précédent Lïan (allez, un petit dernier pour la route).

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