Bastien Jouvin – Rïga (+interview)

Rïga
Bastien Jouvin
Makara Records
2018
Frédéric Gerchambeau

Bastien Jouvin – Rïga

Bastien Jouvin Rïga

Je vous ai déjà parlé de Bastien Jouvin, c’était en juin 2017, à propos de son précédent EP intitulé Anima.

Je ne changerais pas un mot de cette ancienne chronique. Sauf à dire mieux. Car le Rïga qui fait l’objet de cette présente chronique, encore que très différent d’Anima, démontre sans déni possible les énormes progrès accomplis par Bastien Jouvin en dix-huit mois, et son niveau d’excellence était déjà très haut il y a un an et demi. Ecoutez Anima, c’est vraiment fort, prenant, superbe ! Cependant, la musique de Bastien Jouvin est désormais plus orchestrale, disons même néo-classique, avec l’addition parfaitement maîtrisée d’une pléïade de rythmes, parfois fluides, parfois lourds, mais toujours composés avec le talent d’un vrai percussionniste dans le sang. Ceci confère à ce Rïga tout neuf des allures de bande originale d’un film à imaginer soi même, en se laissant porter par la musique.

Bastien Jouvin Rïga band 1

Né au Mans en 1980, Bastien Jouvin réside dans une petite ville de l’Orne où il grandit avec un père qui écoute les Cure, Bashung, Randy Newman, Magma, Tangerine Dream, Klaus Schulze, Kraftwerk, Brian Eno, et beaucoup de musique contemporaine. Sa mère possède quant à elle des disques des Beatles, Joan Baez, Richie Havens, Bob Dylan… Enfant, il a la liberté de mettre les vinyles qu’il souhaite sur la platine, et la musique aura une grande importance dans son quotidien, Très réceptif et excité par toutes ces mélodies, il voue une grande admiration au groupe The Cure dont il voit un concert dans l’émission les Enfants Du Rock. Le fait qu’il y ait deux batteries sur scène l’impressionne beaucoup, d’autant plus qu’il est souvent focalisé sur le jeu des batteurs. Il découvre l’album Disintegration. Cet univers sombre mais très mélodieux le touche. Il l’écoute en boucle dans son walkman et à la maison. On est encore à l’époque où l’on possède peu de disques. Du coup, malgré son jeune âge, il écoute ceux qu’il possède avec une grande profondeur. Globalement son attention se porte en particulier sur la batterie et les percussions, et c’est en découvrant Carlos Santana qu’il va s’enflammer encore davantage pour ces instruments. Les parties congas endiablées, les solos de batterie incroyables de la période 70’s de ce groupe le rendent fou. Il commence à taper sur tout ce qui lui passe sous les mains. Avisés, ses parents l’inscrivent à l’école de musique la plus proche. Après un an d’initiation musicale, il accède à la classe de percussions et commence par la technique de la caisse claire. Très assidu, pratiquant sans cesse, il progresse vite et commence la batterie, puis le xylophone et les accessoires. Le cursus étant fluide, il est très à l’aise quand viennent les examens de percussions tout comme ce qui concerne le chant au sein d’une chorale.

Son professeur de percussions commence à parler à ses parents de l’éventualité d’intégrer une classe à horaires aménagés afin de mieux exploiter son potentiel. Il démarre l’année scolaire suivante à Caen après un examen réussi pour l’entrée au conservatoire. II y pratique alors de nouveaux instruments, comme les timbales, les cloches tubulaires, le glockenspiel, les tambours de bois, les woodblocks, mais aussi le marimba et le vibraphone, avec lesquels il est formé au jeu à quatre baguettes. Parallèlement, il prend aussi des cours de piano pendant quatre ans. L’effectif riche d’élèves pratiquant à bon niveau permet aussi la pratique d’œuvres pour ensemble de percussions, ce qui l’amènera à travailler en trio sur une pièce de Taïra, un compositeur contemporain japonais, qu’il ira jouer en sa présence au Conservatoire National Supérieur de Paris lors d’un grand rassemblement de percussionnistes venus de toute l’Europe. L’interprétation du trio fait sensation et ils reçoivent de nombreuses félicitations. Un grand moment pour lui, ses camarades et leur professeur. À coté de ça, il y a aussi l’orchestre symphonique des élèves du conservatoire de Caen. Son souvenir le plus marquant dans ce contexte, c’est le travail sur les Douze Tableaux D’une Exposition de Moussorgsky, qui comporte une grosse partie percussions. Le concert au grand auditorium est un succès, il en est très ému. Durant toute cette période, paradoxalement, il travaille moins, cravachant à chaque approche d’examen mais le reste du temps, l’éloignement géographique avec sa famille restée à Alençon est difficile.

Cela n’entame pas sa passion et c’est durant ces années qu’il va dévier progressivement de l’interprétation vers la création et l’improvisation. Son professeur remarque que dans les pièces qu’il étudie, il déforme les lignes mélodiques en les remplaçant par des traits personnels. C’est aussi à cette époque qu’il intègre la classe de jazz du conservatoire, pour y jouer de la batterie et du vibraphone. Sans y être très assidu, cela introduit d’autres harmonies dans son imaginaire, et le côté improvisé lui plaît. Il poursuit son cursus classique jusqu’au diplôme de fin d’étude en percussions et solfège et obtient son bac assez facilement. Mais son esprit est déjà ailleurs depuis un moment. Tous les ans a lieu au conservatoire un stage entièrement dédié aux percussions, et à chaque édition un atelier de percussions extra-européennes a lieu. Le plus marquant pour lui est celui animé par Tapha N’Dyaye, l’un des fils de Doudou N’Daye Rose, un maître tambour sénégalais auteur d’un répertoire de rythmes énorme. Suite à ce stage, il commence à suivre des cours de djembé et de sabar, en parallèle avec le classique, et juste après le bac, il part à Bruxelles pour prendre des cours avec Mamady Keita. Un voyage en Guinée s’ensuit dans le cadre d’un stage organisé par Mamady dans sa maison à Conakry. Il sèche rapidement les cours, part en vadrouille et rencontre des musiciens. Ce séjour est révélateur d’une grosse capacité d’improvisation et d’un goût prononcé pour la polyrythmie.

Bastien Jouvin Rïga band 2

De retour en france, il donne des cours de djembé et fait les solos pour des cours de danse africaine. En addition, il est batteur dans plusieurs groupes de hardcore/punk, ce qui l’amènera à tourner dans toute l’Europe. Il écoute beaucoup de dub : Zenzile, High Tone, Improvisators Dub, Kaly Live Dub… On est alors en 2001 et les free party sont nombreuses en France. Suit une longue période d’errance, mais aussi la découverte de la musique assistée par ordinateur. Il produit ses premières tracks, de la tribe d’abord sur Fruity Loops avec un ordinateur tout pourri, puis il élargit sa palette petit à petit. En rencontrant des rappeurs, il commence à produire des instrumentaux hip hop sur MPC. Il investit dans plusieurs synthés, Studio Electronics ATC X, Waldorf Blofeld, Nord Electro 3 et des moniteurs de qualité. C’est à ce moment qu’il produit ses premières compositions électroniques. Mais ses aptitudes au mixage sont limitées et les morceaux pauvres, répétitifs et trop mélancoliques. Les progrès sont lents. Il vivote, fauché, donnant quelques cours, peu confiant, pendant plusieurs années. Et puis ce sont les retrouvailles avec un vieux copain qui va le booster.

Début du projet Nodwès, chroniqué ici-même, et construction d’un album avec un rappeur de Caen, HVJ, l’album étant encore à sortir. Quelques concerts, mais finalement l’envie d’autre chose. Il quitte alors Caen, désireux de se reposer, de se retrouver et de savoir réellement ce dont il a envie, de manière personnelle et musicale. Achat d’un plug de percussions d’orchestre et quatuor à cordes et début d’un travail sur des productions avec utilisation de techniques de sampling (musique contemporaine, classique, jazz) et superposition avec ses plugs pour donner plus de corps aux orchestrations. La technique consiste à utiliser des samples très courts, pas de boucles, qu’il étire et ajuste en hauteur au besoin pour obtenir la texture adaptée. Il utilise également le resampling et le redécoupage de ses propres éléments composés et traités. Cependant, l’influence la plus marquée dans son travail est sûrement Godspeed You ! Black Emperor, qu’il a beaucoup écouté fin des années 90. Ses longs morceaux progressifs, il les adore vraiment et s’en est imprégné. Il a aussi beaucoup écouté The Mars Volta et Dälek (l’album Abandonned Language en particulier) et puis il y a sûrement des restes de sa culture hardcore. Il utilise beaucoup de distorsion pour traiter ses sons. Il a aussi écouté beaucoup de dubstep dans les débuts de ce courant, on retrouve cette influence dans le final du premier morceau de son nouvel EP, de la drum’nbass et jungle, qu’on retrouve dans la montée finale du deuxième morceau.

Bastien Jouvin est également un grand fan de Mogwai (de l’album Hardcore Will Never Die, But You Will en particulier), du hip hop dans le style classic boom’bap (Dj Premier, Wu Tang, Mobb Deep, Mos Def, Common, Talib Kwelli, Akrobatik, Mr Lif…), ce qui lui a fait découvrir les techniques de sampling qu’il utilise toujours dans ses productions actuelles et du trip hop (depuis Portishead, Massive Attack et Tricky jusqu’à Dj Shadow, RJD2, Blockhead…). En jazz, il apprécie surtout des choses modernes du genre Esbjorn Swenson Trio, Tigran Hamasyan, Go Go Pinguin, sachant que tous ceux-là ont été baignés dans Keith Jarrett, qu’il a beaucoup écouté et qui a été un des premiers à mélanger des mélodies pop avec le jazz et le rendre accessible à un plus grand nombre.

https://rigamusic.bandcamp.com/releases

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Dix questions à Bastien Jouvin.

Frédéric Gerchambeau : Pourrais-tu te présenter d’une façon personnelle, ainsi que ton parcours ?

Bastien Jouvin: Bonjour aux lecteurs et lectrices de Clair et Obscur. Je m’appelle Bastien Jouvin, je vais avoir 39 ans en mai prochain et je vis actuellement à Alençon dans l’Orne après avoir vécu 25 années à Caen. Je suis né au Mans, mais j’ai grandi en premier lieu dans un petit village de l’Orne, fils de parents enseignants, avec un grand frère et une petite sœur. J’ai été pris par la musique très tôt, il y avait quotidiennement des disques sur la platine familiale. Je n’ai pas été celui qu’on inscrit à l’école de musique pour l’occuper ou qu’il ait un hobby en dehors des cours. J’ai désiré la musique de plus en plus fort en grandissant et à l’âge de 7 ans après avoir tapé sur des casseroles pendant un bon moment, j’ai été inscrit donc, à l’école de musique la plus proche. Après une année d’éveil musical, j’ai pu intégrer la classe de percussions. Je voulais surtout jouer de la batterie, mais j’ai commencé par apprendre les rudiments de la technique sur une caisse claire à l’école, et sur mes genoux à la maison.

J’ai été très assidu à la pratique et les progrès m’ont permis d’avoir le niveau suffisant pour toucher à la batterie et à d’autres instruments de percussions mélodiques. Mes parents ont été mutés et nous avons emménagé à Alençon, mais j’ai gardé le même professeur à l’école de musique jusqu’en 5ème, période à laquelle il a pensé que ce serait mieux pour moi d’être formé dans un conservatoire pour mieux tirer parti de mes aptitudes, dans un contexte de classe à horaires aménagés. J’ai passé un petit examen d’entrée, et après un moment de réflexion pour mes parents, il a été décidé que je partirai à Caen pour l’année scolaire suivante. J’ai été hébergé chez une logeuse et j’ai passé mon collège dans cette classe de musiciens en herbe, avec l’alternance, donc, de cours classiques le matin et l’après midi au conservatoire pour la musique. Au lycée j’ai pu rentrer à l’internat, et j’ai suivi ce cursus jusqu’au bac, pour lequel le plus gros coefficient était l’épreuve de pratique instrumentale. Sans surprise (le taux de réussite dans cette branche était de 100 % depuis sa création), j’ai eu mon bac assez facilement. Mon attention s’était portée depuis un moment sur les percussions d’Afrique de l’Ouest et après le bac je faisais des allers/retours à Bruxelles pour suivre des cours de Djembé avec Mamady Keita. Dans ce cadre j’ai eu l’opportunité d’aller trois semaines en Guinée, à Conakry, où Mamady organisait un stage international chaque année dans sa maison. Les cours m’ont vite ennuyé, je connaissais déjà la plupart des rythmes et rapidement je suis parti en vadrouille pour rencontrer des musiciens locaux. J’ai fait la connaissance d’un gars super avec qui j’ai découvert la ville autrement que je ne l’aurais perçue en restant dans le cadre occidentalisé et protégé du stage. Ce voyage m’a changé, aussi bien humainement que musicalement. J’ai vu que beaucoup de jeunes voulaient partir en Europe, on était alors en 1998, et j’ai essayé, avec mes moyens de leur souffler que l’El Dorado était bien relatif, aussi déplacé que ça puisse être lorsqu’on y vit et plutôt bien… A coté, mon sens et goût pour la polyrythmie ainsi que l’improvisation ont été très stimulés durant le séjour. En rentrant, j’ai pas mal déprimé. Ce voyage a été très intense sous tous ses aspects. Tout me paraissait fade et futile en France et il m’a fallu un moment pour rebondir. J’ai trouvé un job comme prof de djembé dans une assoc’ et j’accompagnais des cours de danse comme soliste. A la même époque j’étais aussi batteur d’un groupe de metal/hardcore (Soar) avec des potes que j’avais rencontrés au lycée.

FG : Pourrais-tu nous parler de ta musique jusqu’à Anima ?

BJ : Eh bien le groupe en question s’est dissous et j’ai participé à la création d’un autre (Amanda Woodward) avec lequel j’ai fait beaucoup de concerts en France et dans d’autres pays européens toujours comme batteur. J’ai commencé à aller dans des free party, il y en avait beaucoup à l’époque. J’ai pu chopper un ordinateur sur lequel j’avais la première version de Fruity Loops, le seul logiciel que mon pc pourri pouvait faire tourner… J’ai fait un peu de techno, sans conviction, et puis j’ai surtout été saisonnier à l’époque, mais les sonorités électroniques et le fonctionnement d’un séquenceur sont restés dans un petit coin de ma tête. Après plusieurs années de ce que je qualifierais d’errance, j’ai revu les potes hardcoreux de Soar et on a remis le couvert dans un groupe de punk/hardcore (le groupe s’appelait Mogadiscio). Il y a eu quelques concerts et c’est à ce moment là que j’ai commencé à acheter du matériel de production. Une Groove Box, puis une MPC. J’ai rencontré des rappeurs et j’ai fait des prods pendant un moment, tout en commençant à composer mes premiers morceaux, les prémices de Nodwès. Mais je n’étais pas content de comment ça sonnait et il m’a fallu un moment pour assumer un premier projet et le mettre en ligne (Fragments D’Existence). A cette période, j’ai revu un vieux pote et il a vraiment adhéré à ma musique. Ça m’a reboosté et ensemble on a construit Anima.

FG : Tu viens de sortir Rïga, qui contient « Reganèl ». Pourrais-tu nous parler de ce nouvel EP ?

BJ : « Reganèl » veut dire « L’ardeur du soleil » en Occitan. C’était la langue maternelle de mon grand père maternel. Dans mon imaginaire un soleil peut être noir et contraster par son opacité dans la lumière. Ou, au contraire, il peut briller d’une lumière claire et irradier par sa puissance. Cette puissance peut être aveuglante mais il finit toujours par disparaître à l’horizon. J’ai essayé d’exprimer tout ça dans Reganèl, à travers ces fluctuations, ces teintes sonores presque contradictoires mais qui se mêlent pour former un ensemble le plus harmonieux possible. L’humain, sa condition, ne sont pas constants, ma musique non plus. La nuance a été mon point central, qu’elle soit harmonique ou dynamique. Cet EP, c’est aussi pour moi un retour aux sources, celles de la musique classique et du travail sur la texture. C’est l’exploitation réelle de mes capacités d’orchestration et de travail sur le rythme. C’est aussi la confirmation de mon désir de faire une musique progressive, sans concession. J’aime cette absence de format, cette liberté de s’emmener soi-même aussi loin qu’on le veut/peut, et d’emmener l’auditeur de la même manière, tout en lui laissant la place pour avoir ses propres images en tête, avec peut-être un ressenti différent à chaque écoute, parce que je pense que ce travail sur la texture permet de se concentrer sur différentes couches ou sonorités à chaque fois. Peut être que ce sont des pièces de musique, autant que des morceaux. J’ai baigné pendant mon enfance dans la musique contemporaine qu’écoutait mon père, et durant tout mon cursus dans des œuvres longues et complexes. Cela a façonné la musique que je fais aujourd’hui.

FG : Comment décrirais-tu ton évolution entre Anima et ce nouveau Rïga ?

BJ : Je vais mieux ! J’ai fait beaucoup de tri dans ma vie et il y a beaucoup de choses qui se sont simplifiées pour moi. Parfois on se rend compte qu’on retourne indéfiniment vers des schémas qui nous font souffrir, presque au-delà de son entourage, victime de ses mauvaises habitudes, de ses failles. Et puis on peut se réveiller, décider que rien n’est fatalité. Cela amène à des choix qui peuvent être drastiques, mais le résultat en vaut vraiment la peine. Souvent un confort apparent et une peur de sortir de celui-ci peuvent révéler un profond inconfort global. Je crois que c’est ce qui a influencé ma musique d’un projet vers l’autre. Je n’essaie plus de faire, je fais. J’ai arrêté de calculer ma musique pour la rendre noire ou puissante. Et plus l’intention est pure, plus la puissance est naturelle. Elle n’est pas liée aux sons qu’on emploie ou aux effets qu’on y applique, elle est puissante par essence. Cette puissance peut se retrouver la plus effective dans un passage le plus dénudé qui soit, et mise en valeur par la densité de ce qui se passait juste avant. C’est une question de tension, qu’elle soit harmonique ou dynamique là aussi. J’ai l’image de la sophrologie en tête, qui utilise les tensions musculaires comme moyen d’accentuer la détente ressentie après le relâchement. Je pense que la musique peut fonctionner de la même manière.

FG : D’une façon plus profonde, quel est le moteur ou quelle est la philosophie qui animent ta musique ?

BJ : Je suis quelqu’un qui ne souffre pas de l’ennui. Je peux me poser sur un canapé pendant des heures sans aucune stimulation extérieure et mon esprit voyage, mes projets se forment, changent, fluctuent, évoluent. Je suis très souple, et même si je suis constitué d’une base, d’une volonté très forte qui me tire vers l’avant, je peux me montrer très changeant dans la construction ou dans les choix que je fais. Cela me définit en tant qu’homme et aussi en tant que musicien. Je me méfie de ce qui est définitif, parce que j’estime qu’à tout moment on doit pouvoir avoir la liberté de bifurquer ou de mettre fin à quelque chose, que ce soit un projet, un sentiment, une impression, une idée, un nœud, une souffrance, sans quoi la vie me paraîtrait bien cloisonnée. Musicalement, cela se traduit par l’absence de peur de mettre à la poubelle un morceau, ou des heures de travail sur un passage, si j’estime que la substance ou la couleur de ce que j’ai produit ne me convient pas totalement. Ce qui laisse la possibilité de changer toute la teneur de la pièce, d’aller ailleurs, de me surprendre, et souvent de laisser la place aux erreurs comme terreau constituant d’intéressantes expérimentations. Peut-être que la philosophie, c’est de ne pas réellement en avoir, et que le moteur, c’est d’expérimenter, et de ne pas projeter la musique pour garder la place aux intentions pures. C’est le meilleur moyen selon moi, de garder un processus créatif libéré de tout parasite.

Bastien Jouvin Rïga band 3

FG : Quelles sont les racines de ta musique, tes influences en tant que musicien ?

BJ : Hormis les bases de ma formation de percussionniste classique à laquelle je dois mémoire et rigueur rythmiques, et le solfège qui me permet de pouvoir identifier les accords que j’entends et les reproduire (ce qui me permet de m’imprégner de tout ce que j’écoute au fil du temps), je crois que ce sont l’Afrique de l’Ouest et la musique afro-cubaine qui résonnent encore beaucoup en moi. La musique de Doudou N’Dyaye Rose que j’avais vu en concert avec une troupe de 30 batteurs (quelle claque !), la polyrythmie de celle-ci (qu’on retrouve dans certains types de techno que j’ai écoutés), celle des rythmes mandingues étudiés avec Keita, l’usage de gammes pentatoniques, pour l’une, et puis la musique de la période 70’s de Carlos Santana, avec ses grosse parties de percussions, ses solos de congas, de batterie, ou les performances de Carlos «patato» Valdes et plus récemment celles de Giovani Hidalgo, pour l’autre. Finalement deux cultures sœurs et multiples en elles-mêmes, selon les pays, les régions… qui m’ont donné beaucoup d’excitation créatrice depuis que je suis petit. Le gout de l’improvisation, l’envie de progresser, de travailler pour s’améliorer, le partage et le plaisir de jouer pour jouer. Je peux citer aussi DJ shadow, les premiers albums de Bonobo, The Cinematic Orchestra, Portishead, les productions de DJ Premier, le groupe de hip hop noise Dälek, The Mars Volta, la scène dub française de la fin des années 90 avec Zenzile, High Tone, Kaly Live Dub, Improvisators Dub, Lab°. Mais aussi Le grime de Deezee Rascal, le dubstep de Benga, la techno aux accents hip hop de Crystal Distortion, ou le jazz teinté de pop de Keith Jarrett et son héritage à travers le trio d’Esbjorn Svennson…

FG : Au-delà de ces racines et de ces influences, quelle est ta façon de te démarquer, d’être original ?

BJ : Je visionnais il y a quelques temps la vidéo d’une interview de Floex (que je pourrais rajouter dans mes influences), le musicien tchèque, dans laquelle le journaliste lui demandait quels étaient ses conseils aux jeunes artistes pour réussir. Et Floex lui répondait : « Ne pas chercher à être connu ». Je crois que pour répondre à ta question que le fait d’être original n’est pas quelque chose qu’il faut chercher non plus, et surtout que ça n’appartient pas à l’artiste de le déterminer. C’est l’auditeur, en fonction de sa sensibilité, de ce qu’il connaît, qui y verra une originalité selon ses critères, ou pas. Tout ce que l’artiste peut faire, c’est être le plus sincère possible dans sa démarche, envers lui même et par extension envers l’auditeur, et après c’est le principe du « qui m’aime me suive ».

FG : Pourrais-tu nous décrire ta manière de faire quand tu composes et le matériel que tu utilises ?

BJ : J’ai toujours des mélodies et du rythme en tête, qui se nourrissent des disques que j’écoute ou qui me viennent lorsque je me balade. Lorsque l’excitation est forte, je m’installe dans mon studio et je m’attelle à la création d’un son, souvent sur mon synthé analogique (ATC-X de Studio Electronics). Ensuite je pars sur l’une de ces mélodies, qui est souvent décomposée en deux parties (question, réponse) pour éviter la redondance d’une boucle simple. A partir de cette ligne, j’étoffe en utilisant d’autres nappes que je crée soit avec des samples de disques numérisés (sachant que j’utilise des samples très courts, pas de boucles et que ça revient finalement à composer avec petits bouts de musique qui ne m’appartiennent pas mais que je m’approprie en les découpant, les étirant et en changeant la hauteur des sons pour coller à la construction harmonique qui se met en place), soit avec mes propres samples issus de VST. Je possède un quatuor à cordes virtuel (VSL solo strings) et un pack de percussions d’orchestre de la même marque. Dans les deux cas les sons sont souvent lourdement traités (utilisation du resampling, passage dans des effets assez déformants, souvent le pack Pluggo for Live d’Ableton). J’utilise aussi la technique de layering (qui consiste à renforcer un son avec un autre qui lui est proche, par exemple dans le final du deuxième morceau de l’EP (Incandescent), j’ai utilisé des samples de cordes de musique contemporaine pour renforcer mes cordes virtuelles composées. Il faut chercher les concordances harmoniques du sample avec les accords de sa compo et le résultat cumulé est pour le coup plus puissant et authentique. Une fois que les premières couches sont posées, j’étoffe, j’enregistre souvent des choeurs avec ma propre voix, à l’aide d’un micro statique qui passe dans un préampli à lampes (Rode NT2A et Ridge Farm Gas Cooker respectivement). J’enregistre aussi par ce biais mes propres percussions sur des bongos ou en frappant diverses surfaces (bols, verres…), des frottements, des craquements, qui seront découpés, manipulés et séquencés par la suite. J’écoute de nombreuses fois mon travail et des idées pour la suite émergent. Les mélodies m’inspirent des éléments rythmiques et tout se met en place progressivement. Souvent les prémisses du morceau s’avèrent ne pas être le début de la compo finale. J’expérimente beaucoup et la construction est souvent tortueuse. Le tout, c’est d’avoir le premier élan et ensuite les idées en découlent rapidement. Je compose dans le mode arrangement d’Ableton Live. J’ai mes habitudes avec ce séquenceur et je trouve le flux de travail plutôt fluide. Je possède aussi un bon piano virtuel, avec des émulations de piano à queue Steinway, Bosendorfer et Yamaha (Synthology Ivory Grand Piano) avec lequel je joue moi même les parties sur mon clavier-maître pour éviter le feeling trop machinal de la compo à la souris tout en ayant la possibilité d’éditer le résultat pour fignoler la dynamique et les nuances, ou gommer certaines approximations peu esthétiques. Ce piano ou mes cordes seront souvent placés dans l’espace sonore à l’aide d’une bonne réverb à convolution.

FG : Quel serait ton rêve en tant que musicien, ce vers quoi tu tends de manière ultime ?

BJ : Ce serait de créer un spectacle vivant combinant une trame électronique, un orchestre symphonique et des musiciens rock, le tout agrémenté par un visuel créé par mes soins.

FG : En attendant, quels sont aujourd’hui tes projets pour un avenir proche ?

BJ : Je continue mon travail de fourmi. Je me remets au boulot bientôt, avec pour but principal d’enrichir ma discographie, une diffusion tranquille sur le net, et je réfléchis à la construction d’un live set. Pour l’instant je manque de matière et je suis dans une petite ville, sans voiture, avec peu de possibilités, mais je vais probablement déménager dans quelques mois et pouvoir y songer plus sérieusement, pourquoi pas avec d’autres musiciens, nous verrons… Je profite de cette dernière question pour te remercier, Frédéric, de me laisser l’espace à me (la) raconter un peu (beaucoup !), et de donner un écho à ma musique, c’est précieux. Merci aussi à ceux et celles qui auront lu ce roman jusqu’au bout !

Propos recueillis par Frédéric Gerchambeau (Novembre 2018)

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