Ziskakan – 4 Ti Mo
Creon Musique
2006
Philippe Vallin
Ziskakan – 4 Ti Mo
Ziskakan est un groupe réunionnais mené par Gilbert Pounia, artiste pluridisciplinaire, à la fois poète, humaniste, musicien et chanteur. Cet homme est l’incarnation même de l’identité métisse de cette île magnifique, lieu de toutes les rencontres, et encore inhabitée il n’y a pas trois siècles et demi. D’origine indienne (ou « Malbar »), Gilbert Pounia a toujours milité pour cette créolité (à l’instar de ses compatriotes musiciens Firmin Viry, Ti Fock, Danyel Waro ou Granmoun Lélé), cette nouvelle culture insulaire née et nourrie de ces rencontres et échanges entre individus de tous les horizons. Cependant, quand Gilbert Pounia fonde Ziskakan en 1979, la langue créole n’a pas bonne réputation sur l’île, qui a rappelons-le obtenu son statut de département français à part entière une trentaine d’années plus tôt. Tout comme le Maloya (musique qui accompagne traditionnellement les fêtes populaires à la Réunion), celle ci est rejetée par la culture francophone dominante qui n’y voit que marginalité et élans indépendantistes. Malgré ce mépris ouvertement affiché, une frange importante de la nouvelle génération réunionnaise refuse de se laisser déposséder de ses racines culturelles, et se bat avec ses propres armes, des armes pacifiques : la poésie, la musique, l’organisation de manifestations culturelles et festives (ex : le Kabar), etc.Dans le courant des années 80, on assiste donc à une nouvelle émergence de la culture créole réunionnaise, et Ziskakan en sera l’un des plus fameux acteurs. Rien ne sera négligé pour aider le peuple réunionnais à retrouver ses racines : formation d’un groupe d’étude de la langue créole, création d’une radio libre, manifestations culturelles diverses en collaboration avec des associations locales, etc. Bien plus qu’un simple groupe, Ziskakan est un état d’esprit, une action militante active, un véritable groupe de projet à part entière ! Pour ce qui est de la simple musique (le sujet qui nous intéresse quand même !), Gilbert Pounia produira une multitude de jeunes et talentueux groupes et artistes, et ne sortira pas moins de six albums sous l’étendard Ziskakan durant cette période charnière ! Pour l’anecdote, ces ouvres, devenues introuvables depuis, viennent tout récemment d’être rééditées sous la forme d’un coffret 3 CD’s.
Dans les années 90, Ziskakan (ainsi que la musique réunionnaise dans son ensemble) fait un grand bon en avant. La production locale est quasiment multipliée par dix, la qualité suit, et la musique réunionnaise commence à trouver sa voix, en s’exportant même au-delà de ses frontières, un peu à la manière du model antillais (même si ce dernier connaîtra un bien plus large succès). 1994 verra pour Ziskakan la parution de Kaskasnikola, disque de la reconnaissance, enregistré dans des conditions somptueuses à Dakar et bénéficiant donc d’une production exceptionnelle (on trouvera entre autres sur cette merveille des musiciens de la trempe de Baaba Maal et Loy Ehrlich !).
A la manière d’un Peter Gabriel, Gilbert Pounia propose un étonnant disque de pop teinté de multiples influences ethniques, qu’elles soient de consonance européenne ou africaine. La modernité est le principal mot d’ordre de cet album intense et étonnant, s’inscrivant à merveille dans l’explosion de la world music qui commence à se faire sentir de toute part. L’artiste poursuivra dans la même voix deux ans plus tard avec l’extraordinaire Soley glasé (sûrement son disque le plus peaufiné et abouti à ce jour), sur lequel on verra crédité à « l’infinite guitar » pour notre plus grand bonheur le touche-à-tout Michael Brook, bien connu des mélomanes pour sa collaboration avec Nusrat Fateh Ali Khan et U. Srinivas chez Real World. Gilbert Pounia y atteint là son plus haut degré d’expression, tant au niveau de la richesse des textes, toujours aussi engagés, que de la musique, belle, émouvante et inspirée comme jamais.
Avec 4 ti mo, Ziskakan revient à un mode d’expression plus intimiste, plus traditionnel oserais-je dire (jamais les rythmes d’origine indienne, ainsi que le maloya réunionnais, n’auront été aussi omniprésents), et même à une production plus locale, plus artisanale… On y trouve toujours ce goût prononcé pour les métissages en tout genre (le son du blues américain côtoie allègrement celui du didgeridoo océanien !), mais sans effet superflu. Ziskakan revient à une musique moins sophistiquée, délaissant par exemple l’électronique pour une plus large utilisation d’instruments acoustiques (on est finalement parfois assez proche des oeuvres les plus épurées d’un Dan Ar Braz, mélopées de guitares obligent). Tout au long de cet album plane donc un réel parfum d’authenticité, aux travers ces douze merveilleuses compositions qui sentent le bon vivre, la famille, la fraternité. tels sont les sentiments qui me viennent à chaque écoute de ces précieux 4 ti mo que Ziskakan nous invite à partager. J’espère que cette chronique, bien plus que celle d’un simple disque, vous aura peut-être permis de découvrir un artiste rare, méritant une bien plus large reconnaissance qu’au sein de l’île natale à laquelle il a consacré tout son talent, son art, sa vie.