Thom Yorke – Suspiria
XL Recordings
2018
Jéré Mignon
Thom Yorke – Suspiria
Quand Thom Yorke est appelé par Luca Guadagnino, réalisateur transalpin ayant la charge de réaliser le remake du film culte de Dario Argento « Suspiria », on a comme une bonne grosse charge sur les épaules. Le genre pesant. Déjà c’est pas simple, certains diront suicidaire, voire blasphématoire, de proposer une nouvelle version de ce film hautement baroque. Mais alors, quand il est question de composer une bande-son qui sera évidemment différente de celle, forcément culte aussi, des Goblin… Désolé, je préfère arrêter ma phrase. C’est que je suis sur un site de musique, pensez donc ! Thom Yorke de Radiohead, cette musique de babtous fragiles, qui ose proposer sa version. Film intouchable, musique intouchable. Cliquez sur ce lien pour vous en rendre compte !
https://www.youtube.com/watch?v=BY6QKRl56Ok
Oui, mais là, c’est juste superbe… Guadagnino a la bonne idée (ou les couilles c’est selon) d’avoir manifestement pris un autre angle d’approche de celle d’Argento. C’est donc bien une variation du film, ou d’un concept, et non un copié coller abscons. À Thom Yorke de s’atteler à cet exercice périlleux, celui d’accompagner les images (ayant trait à une époque, un ancrage sociologique, une peur, la mort) et de créer un dialogue, le réalisateur de « Call Me By Your Name » (2017) et « A Bigger Splash » (2015) étant connu pour être pointilleux sur le rapport entre image et son. Eh bien, Thom Yorke a aussi une bonne paire de glaouis et vu la dangerosité de la tâche, c’était pas gagné.
Suspiria, nouvelle version, est une plongée dans un onirisme de portes dérobées, d’architecture distordue et d’inquiétante étrangeté. Une déambulation au sein de cette académie de danse (bien plus mise en avant que dans le film original), le long de ses couloirs labyrinthiques, le tout dans une discrétion aussi inquiète qu’audacieuse. Discrétion de l’exploration qui force à regarder dans les coins, cet autre ailleurs, présence d’une peur diffuse qui va emplir d’avantage l’espace jusqu’à ne faire qu’un avec le lieu. Cette impression que l’académie prend vie sur la fin de l’album, ces onomatopées, ces lignes glaçantes, cette abstraction de plus en plus invasive et prononcée, ces chœurs fantomatiques (un petit air à la Ligeti)… Plus on avance dans l’écoute et plus elle prend une teneur opaque comme une dilution contrastée des corps et des gestes, bien que l’ouverture a le mérite de poser les choses d’emblée par de simples notes de piano aussi lapidaires qu’étouffées sur des sons de borborygmes. Comme quoi, il s’y cache autre chose et Thom Yorke de prendre la main du visiteur égaré qui effleure une surface sans réellement la toucher.
Cohérente, aussi primitive qu’organique (l’entêtant « Volk » comme rappel à la bande-son des Goblin), Suspiria version 2018 sait se balancer entre expérimentations orchestrales et électroniques, devant tout autant à Stockhausen, Pierre Henry, Krzysztof Penderecki et Massive Attack (« Has Ended ») qu’aux recherches personnelles de Yorke, mélodiques et bruitistes. Ainsi n’est-il pas étrange d’entendre ces pièces tout aussi minimales que mélancoliques dont seul l’anglais a le secret. Je parle bien évidemment de « Suspirium » morceau phare (et médiatisé) de l’album, proprement hypnotique, de la même teneur d’un « Videotape » ou de « Daydreaming ». Le genre de morceau qui te fait écouter à en goûter chaque micro-volute alors qu’en bien même le monde s’effondre et qu’on s’en bat les steaks.
Des plages d’aérations et de fausses quiétudes ramènent la bizarrerie et la monstruosité tapies à la première bifurcation, tel l’imposant « A Choir Of One », longue descente particulièrement angoissante dans un rêve pas trop tranquille jusqu’à un épilogue noyé dans les basses. De retournements d’atmosphères radicaux à de pures sensations de terreur, mélangées à une mélancolie gravide, la version de Thom Yorke de Suspiria est prenante, par instant étouffante, logique et construite, voire linéaire dans son déroulement et d’une minutie rare. Pour tout dire, elle n’est constituée que de sensations, longues, étroites, terrifiantes, tristes, vaporeuses, occultes… Difficile de dire, au moment où j’écris ces lignes, si le film de Guadagnino marquera les esprits dans le bon sens. La bande-son, elle, restera une des pierres majeures. On peut oublier peut-être le film, pas sûr qu’il en soit de même de sa musique.
Oui, parce que là, c’est juste superbe…
http://www.radiohead.fr/thom-yorke/
https://www.radiohead.com/deadairspace