The Delines – The Sea Drift
Decor Records
2022
Thierry Folcher
The Delines – The Sea Drift
Pourquoi j’aime The Delines ? Peut-être parce que j’aime l’Amérique qui va doucement, celle qui prend le temps de raconter des histoires toutes simples, comme dans les romans de Willy Vlautin ou dans les road trips du genre The Straight Story de l’immense David Lynch. Une Amérique profondément humaine, à l’opposé de celle que l’on nous sert très souvent. The Delines fabrique des films fictifs que l’on peut aisément se projeter tellement les paroles des chansons sont explicites. Son mentor, Willy Vlautin, est un écrivain talentueux, musicien et parolier qui a réussi la prouesse d’enregistrer la Bande Originale de son propre roman Don’t Skip Out On Me (2018) avec ses amis de Richemond Fontaine. De mémoire, je connais peu d’artistes capables de commettre un pareil exploit. The Delines, c’est quasiment Richemond Fontaine mais avec Amy Boone en plus et cela fait toute la différence. A tel point, que ce jeune groupe formé en 2012 est en train de détrôner son auguste aîné, en place depuis le début des années 90. The Sea Drift est leur troisième album et s’inscrit dans la continuité de The Imperial, véritable consécration de la formation country/soul de Portland. Mais le réel pas en avant, parce qu’il y en a un, se situe dans la dimension cinématographique de ces onze nouvelles chansons glanées à la dérive (found drifting) le long des côtes du golfe du Mexique. Pour le titre d’ouverture intitulé « Little Earl », c’est la ville côtière de Galveston qui va servir de décor à cette dramatique mésaventure. Comme souvent avec The Delines et malgré la noirceur du sujet (braquage qui a mal tourné), c’est de la tendresse et de la compassion que l’on ressent tout au long de ces quatre minutes de soul, sublimées par la voix caressante d’Amy Boone. « Little Earl », ou comment le petit frère devient subitement adulte en s’occupant de son aîné gravement blessé. La beauté éclatante du paysage contraste amèrement avec cette situation dont on ne connaîtra pas le dénouement. La musique et les mots de The Delines sont d’une évidente clarté pour nous aider à faire défiler les images et ressentir toute la misère de ce petit personnage obligé d’utiliser un coussin pour pouvoir conduire.
Il arrive parfois que la compréhension des paroles en anglais ne s’impose pas, surtout si l’on recherche le feeling ou la magie d’une voix pour prendre un plaisir charnel amplement suffisant. Mais ici, il me semble important d’aller fouiller les textes car ils révèlent une puissance et une émotion dont il serait dommage de se passer. En tout cas, ce qu’il me paraît suffisant, c’est de se laisser bercer par la musique tout en intégrant l’idée générale de la chanson. A partir de là, le film peut réellement prendre vie. En plus de Willy Vlautin et d’Amy Boone, l’équipe en charge de nous émouvoir est la même que sur The Imperial, à savoir les Richemond Fontaine Freddy Trujillo à la basse et Sean Oldham aux percussions plus Cory Gray aux claviers et à la trompette. Quelques invités supplémentaires vont donner de la matière à des orchestrations et des arrangements en progrès par rapport aux précédents enregistrements. The Sea Drift sera t-il l’album de la consécration ? Le potentiel est là, c’est certain. Après, cela dépend de beaucoup de choses, pas vraiment maîtrisables. Écouter The Sea Drift et plus généralement The Delines, c’est ouvrir la portière et tourner la clé de contact. La musique vous emporte alors vers des visites familières mais pas toujours roses. Tout à fait le cas de « Kid Codeine », surnom d’une barmaid un peu shootée, à la fois « cool and easy » et trimbalant un « boy friend » boxeur, souvent imprévisible. C’est du direct, sans fioriture et sans message à décoder. Sur la vidéo (en fin de chronique), Amy Boone en manteau de fausse fourrure (a full length fake fur coat) se transforme en héroïne déambulant dans les rues pendant que son petit ami reçoit une correction sur le ring. Trois accords de guitares pour commencer puis une jolie poussée rythmique histoire de nous sortir d’une douce léthargie et nous rappeler que le voyage ne fait que commencer. Superbe morceau, magnifié une fois de plus par la voix cassée d’Amy et enjolivé par une orchestration entraînante mais en léger décalage par rapport à la mélancolie du sujet.
Ce début d’album est conforme à nos attentes et les petites saynètes qui vont suivre s’inspireront, elles aussi, du quotidien de vies cabossées que seules la musique et la poésie peuvent rendre attrayantes. Dans ce registre Amy et Willy possèdent la bonne complémentarité et la bonne mesure pour ne pas tomber dans un pathos épuisant. C’est au contraire de l’empathie et de l’attendrissement que l’on ressent tout au long de ces escapades dans une région où Amy Boone a grandi et pour laquelle elle demandait souvent à Willy de lui écrire l’équivalent de « Rainy Night In Georgia », rien que ça. En fait, c’est leur attachement commun pour Tony Joe White ou Bobbie Gentry qui a scellé leur union artistique et permis à The Delines d’exister. Il faut bien le dire, de ces onze nouveaux titres se dégage un sentiment de mise à l’arrêt avec des moments contemplatifs où les flash-backs sont inévitables. C’est très doux dans l’ensemble, volontairement rétro et les deux complaintes instrumentales, signées Cory Gray, nous aident à réfléchir sur la chanson qui précède mais aussi sur nos propres vies. Ce qu’il se passe sur « All Along The Ride » est frappant, tant dans la construction que dans l’approche intimiste de ce moment où l’homme et la femme savent qu’ils arrivent au terme de leur relation. La voix poignante d’Amy joue avec les silences comme avec des non-dits tout au long de cette virée autour de Seadrift, la petite ville Texane qui donne son nom à l’album. C’est bien sûr très émouvant et le court « Lynette’s Lament » qui suit, permet l’achèvement en douceur de cette mini tragédie où la trompette se fond dans le décor avec beaucoup de compassion.
Lorsque Amy retrouve le chant sur « Hold Me Slow », tout est digéré et le groove reprend le dessus de façon magistrale. La fin du morceau se parant même d’une délicieuse envolée de chœurs qui arrive pile poil pour soulager l’auditeur malmené. Si vous êtes un habitué des thèmes chers à Willy Vlautin, vous vivrez ces histoires avec le recul et la bienveillance nécessaires à leur acceptation. C’est plein de détails que le peu d’espace d’une chanson arrive malgré tout à intégrer et à rendre crédibles. C’est toute la force d’une mise en scène où chaque mot tombe avec justesse au bon endroit. Toute proportion gardée, cela me rappelle les textes de Jacques Brel, d’un réalisme et d’une puissance rarement égalés. Et « Surfers In Twilight » ne va pas déroger à la règle. Sur un tableau extérieur plutôt aguichant, une épouse assiste de loin à l’arrestation de son mari et semble convaincue de sa culpabilité. Ce coup-ci, Amy y va doucement. Le chant est feutré presque susurré au creux de l’oreille, la guitare égrène des notes cristallines dans une ambiance recueillie malgré la violence de l’altercation. Superbe morceau qui nous renvoie dans son contenu aux chansons blues d’autrefois. Billie Holiday aurait très bien pu chanter « Surfers In Twilight ». Je viens de me rendre compte que je me suis sacrément appesanti sur cet album et qu’il reste encore beaucoup de choses à dire. Pour finir et faire court, j’ajouterai que la dernière partie est toute aussi belle avec une musique plus enjouée sur « Past The Shadows », que les arrangements de cordes et de cuivres sont d’une grande finesse sur « This Ain’t No Gateway » et qu’enfin « Saved From The Sea » conclut la partie chantée avec des chœurs et une guitare qui vous feront frissonner. L’ultime instrumental « The Gulf Drift Lament » ressemble à s’y méprendre à un générique de fin qui verrait défiler tous les protagonistes les uns après les autres. Du grand cinéma je vous dis.
Ce disque est dévastateur. Il n’accorde aucun répit dans les sujets abordés et s’en remet surtout à la musique pour procurer des ondes bienfaitrices. Et c’est déjà énorme. Les histoires sont ce qu’elles sont et font partie de notre monde pas toujours bien en place. La création artistique n’aime pas le plein soleil et les sourires éclatants. La pluie, la nuit et les regards bas ont certainement plus à offrir à l’imagination d’un romancier de la trempe de Willy Vlautin. The Delines et Richemond Fontaine sont les parfaits compléments de ses livres dont le dernier en date : Don’t Skip Out On Me (Devenir Quelqu’un) a été qualifié par The Guardian comme douloureux et tendre. Deux adjectifs qui symbolisent à merveille les chansons de The Sea Drift.