The Crusaders – Street Life
MCA
1979
Thierry Folcher
The Crusaders – Street Life
Comment peut-on passer à côté d’un groupe comme The Crusaders ? C’est la question que je me suis posée en lisant une récente interview de Michael Franks dans laquelle il revenait sur l’enregistrement de The Art Of Tea, son album de 1975. Lorsque le producteur Tommy LiPuma lui demanda avec qui il aimerait travailler, le nom des Crusaders s’est vite imposé. Ce dream band, comme il le nommait, est donc au complet sur son album où figurent aussi les saxophonistes Dave Sanborn et Michael Brecker, excusez du peu. Il n’en fallait pas plus pour titiller ma curiosité et aussitôt me lancer dans une édifiante séance de rattrapage. Séance qui m’a laissé complètement pantois. Je dirais alors que mon intérêt tardif pour The Crusaders est né de mes affinités avec Michael Franks et son jazz mâtiné de pop et de bossa. Par ailleurs, si je dois à tout prix justifier ce manque de discernement, il faut savoir qu’en 1979, la scène progressive accaparait toute mon attention (et mon argent) et qu’au moment de la sortie de Street Life, de vaillants prog héros faisaient encore de la résistance. En revanche, je connaissais bien Wilton Felder qui avait littéralement squatté ma platine au début des années 80 avec son album Inherit The Wind. Sans oublier Randy Crawford, cette chanteuse soul américaine, découverte sur « Hoping Love Will Last », une chanson de l’album Please Don’t Touch ! de … Steve Hackett. Cela fait beaucoup de monde tout compte fait et sans savoir qu’ils avaient tous un point commun : The Crusaders. À présent, il ne me reste plus qu’à remonter le temps et à vous présenter ce fameux Street Life qui a fait danser la planète entière.
À cette époque, les membres de The Crusaders ont déjà une longue carrière derrière eux. Leur épopée commence au tout début des sixties sous le nom de The Jazz Crusaders, une première appellation très prolifique qui deviendra The Crusaders avec la publication en 1971 de Pass The Plate, une première galette prometteuse et bien dans l’esprit jazz fusion du moment (les seize minutes de « Medley : Pass The Plate » sont un beau méli-mélo de styles en tout genre). Du quatuor d’origine composé de Joe Sample aux claviers, Wilton Felder au saxo et à la basse, Nesbert « Stix » Hooper à la batterie et Wayne Henderson au trombone, on retrouve les trois premiers sur Street Life accompagnés d’une ribambelle d’invités dont notre sémillante Randy Crawford au chant. Cette dernière portera à bout de voix les dix minutes du tubesque « Street Life » et donnera, dans la foulée, un extraordinaire coup de projecteur à sa carrière ainsi qu’à celle des Crusaders. Sur ce titre, tous les gimmicks du disco naissant sont bien présents et feront le bonheur des dancefloors du monde entier. Au-delà de son aspect rengaine, « Street Life » est un extraordinaire symbole du savoir-faire d’un groupe bien rodé et sûr de l’approche sexy de sa musique. Les paroles sont idéalement bercées par la vie nocturne de la rue et par tous les phantasmes qu’elle suscite : « Hear the lonely sound of the music in the night, Nights are always bright » (écoute le son solitaire de la musique dans la nuit, Les nuits sont toujours lumineuses). Ici, le saxo de Wilton Felder est brillant (comme sur tout le disque d’ailleurs) et diffuse un timbre à la fois soyeux et puissant. Les frissons sont garantis et lorsque, de son côté, Joe Sample nous délivre un impeccable solo de Fender Rhodes, c’est un autre aspect des immenses capacités sensuelles de la musique des Crusaders qui nous est proposé.
Cela dit, malgré une rythmique sans équivoque, le beat disco n’est pas obsédant, loin de là. À tel point que la sensation dance ne sera flagrante que sur ce premier titre. Le reste de l’album, entièrement instrumental, ayant recours à l’habituel cocktail des Crusaders fait de smooth jazz cuivré enrobé de funk et de soul. La boule à facettes de « Street Life » vient donc de s’éteindre et « My Lady » installe aussitôt ses lumières tamisées et son déhanchement discret. Wilton Felder nous régale une fois de plus sur ce titre où règne une merveilleuse ambiance d’abandon, gentiment cadencée par les percussions de Paulinho Da Costa. Et lorsque le rythme reprend de l’allant, les notes ensorcelantes de « Rodeo Drive (High Steppin’) » remettent un coup de chaud à ce disque plus charnel que jamais. La phrase au saxo est diabolique et la guitare de Barry Finnerty s’emploie à réanimer les souvenirs passés de Larry Carlton (membre des Crusaders de 1971 à 1976). La magie nocturne continue avec « Carnival Of The Night » et son air de samba toujours bien soutenu par les baguettes de Paulinho Da Costa. Ici, pas moins de quatre guitaristes prêtent leur dextérité à ce titre, un peu plus convenu dans la forme, mais parfaitement imprégné de l’atmosphère festive du disque. Pour sa part, « The Huster » est sensiblement plus accrocheur avec, encore une fois, un air de saxo venu d’un autre monde. Sur ce morceau écrit par Nesbert « Stix » Hooper, le tempo est moins linéaire et assène de percutants coups de cymbales comme autant de gifles à répétition. L’album s’achève très jazz avec « Night Face », une autre ritournelle imparable sur laquelle la basse d’Alphonso Johnson discute tranquillement avec le sax de Wilton Felder et le piano de Joe Sample. Un drôle de numéro vocal sans paroles ni voix.
Street Life des Crusaders sera leur plus grand succès et donnera un beau gage de sécurité à la poursuite de leur carrière. Les albums suivants essaieront de répéter les mêmes prouesses en invitant des chanteurs de gros calibre tels que Joe Cocker ou Bill Withers, mais sans connaître un aussi beau résultat. Jusqu’au bout, les membres fondateurs (tous décédés depuis, à l’exception de Nesbert Hooper) continueront leur croisade musicale avec compétence et talent. Leur dernier opus, Rural Renewal sorti en 2003, verra même le grand Clapton venir se positionner sur deux titres. Pendant toutes ces décennies, la musique des Crusaders (et celle des Jazz Crusaders) n’aura jamais faibli en remplissant à chaque fois sa mission de propager du bonheur à beaucoup d’oreilles attentives. Les miennes ont certes manqué d’à-propos, mais le trésor que je viens d’exhumer ressemble à une belle malle pleine de joyaux tous plus éclatants les uns que les autres. La chasse aux vinyles est ouverte.