Svaneborg Kardyb – Over Tage
Gondwana Records
2022
Thierry Folcher
Svaneborg Kardyb – Over Tage
Cela fait déjà un bon moment que la musique de Svaneborg Kardyb traverse mon espace musical pourtant bien encombré et la plupart du temps, assez hermétique. Et quand je dis, traverse, ce n’est pas vraiment le cas puisqu’elle a tendance à s’y incruster et à éloigner un peu tout le reste. Alors, pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour vous parler de ce sympathique duo dont le dernier ouvrage Over Tage, publié en novembre 2022, vaut réellement la peine qu’on s’y attarde ? Comme explication, je n’ai rien d’autre à vous donner qu’une mauvaise appréciation pour une musique à priori minimaliste que je pensais marginale, voire élitiste.
Je sais, c’est idiot et pas du tout fondé. Jonas Kardyb et Nikolaj Svaneborg se sont rencontrés il y a un peu plus de dix ans dans la ville danoise d’Aalborg où leur passion pour le jazz, le folk et le blues a débouché sur une authentique merveille de création et d’originalité. Jonas à la batterie et Nikolaj aux claviers se font face pour mieux se connecter et ne plus faire qu’une seule entité. À se regarder d’aussi près, il faut vraiment bien s’entendre et les regards complices ainsi que leur extraordinaire dualité ne peuvent que rendre leur musique pleine de sincérité. Il faut que vous regardiez leur Tiny Desk sur YouTube pour comprendre à quel point ce duo est magique et fusionnel. De leur propres aveux, ils admettent s’inspirer de la tradition folk scandinave et du courant jazz nordique popularisé entre autres par le regretté Esbjörn Svensson (E.S.T.), Nils Frahm ou encore Jan Johansson. Le mot minimaliste que j’ai accroché à leur musique n’est pas à retenir, car c’est tout l’inverse que l’on découvre au fil des écoutes. Au départ, les notes semblent répétitives et les rythmes plutôt basiques, mais ce n’est qu’une illusion car tout se dévoile et s’enrichit au fur et à mesure que l’on prend possession des dix titres de ce disque hors du commun.
C’est pour cela que je vous exhorte à passer le plus de temps possible avec ces boucles réverbérées et ces percussions inventives. Jonas et Nikolaj sont des explorateurs qu’il faut accompagner dans leurs recherches tonales et dans leurs improvisations fertiles. Les morceaux sont au départ relativement simples à suivre, mais vous verrez que chaque petit décalage, chaque superposition ou chaque changement de rythme n’est pas dû au hasard et forment à l’arrivée une structure d’une richesse incroyable. J’insiste, mais le terme de minimaliste est vraiment à bannir, croyez-moi. Over Tage est le troisième album du groupe et certainement le plus abouti. Le fait d’avoir signé chez Gondwana Records n’est assurément pas étranger à ce passage dans une autre dimension. La boutique fondée par le trompettiste Matthew Halsall est maintenant assez réputée pour accueillir ce qui se fait de mieux en matière de recherche sonique orientée jazz (Portico Quartet et GoGo Penguin en tête). À mon sens, il y a deux façons d’écouter Over Tage, soit vous laissez la musique vous emporter sans la moindre résistance (un peu comme on le faisait avec Klaus Schulze ou Tangerine Dream, soit vous accomplissez un travail intense de concentration pour comprendre comment Jonas et Nicolaj en sont arrivés là. Les deux attitudes sont possibles et à mon avis autant gratifiantes l’une que l’autre. Le choix entre la détente ou la réflexion (ou les deux, bien sûr) vous revient, mais je pense qu’il dépend avant tout de votre sensibilité ou des circonstances du moment. C’est « Op » qui ouvre le disque au son de cet antique Wurlitzer dont la richesse harmonique n’est plus à démontrer. C’est à partir de ce légendaire piano électrique que Nikolaj a pu construire sa formidable partition en l’aménageant, brique après brique, de boucles lancinantes et d’envoûtantes réverbérations. La mélodie est riche et fait son nid rapidement dans notre cortex cérébral pour y demeurer durablement. De son côté, Jonas va jongler avec ses multiples percussions pour insuffler les indispensables pulsations de vie au monde rêveur de Nikolaj.
Maintenant, on ne peut s’empêcher de craindre la répétition d’une recette bien trop évidente. Et c’est à partir de là que tout devient clair et limpide. Si le succès grandissant de la paire Svaneborg Kardyb commence à interpeller la planète musicale, c’est qu’à aucun moment, on a le sentiment de tourner en rond ou de s’ennuyer. La peur d’un remplissage un peu facile s’envole assez vite lorsqu’on passe de « Op » à « Fragt » avec autant d’enthousiasme. La nouvelle mélodie est d’une beauté saisissante et les couches successives s’en donnent à cœur joie pour nous faire fondre de plaisir. Et comme si cela ne suffisait pas, un duo de trompettes (Jakob Sørensen et Jonas Scheffler) vient se superposer aux claviers pour ne pas oublier qu’à la base, c’est le jazz qui a fait tourner cette musique. « Fragt » est assurément un des titres les plus intenses du disque avec son crescendo diabolique que l’on se sert et se ressert comme des affamés. Et dans la foulée, le trépidant « Orbit » ne sera pas en reste pour valider ce début d’album en tout point réussi. Désormais, le monde de Svaneborg Kardyb vous appartient et sera, sans nul doute, un nouveau compagnon accroché à vos errances et vos émois. Par ailleurs, j’aimerais revenir sur l’importance des rythmes, qu’ils soient tribaux (« Orbit », « Island »), ferroviaires (« Over Tage ») ou inventifs (« Orkaner », « Ubermærket ») pour bien comprendre la force de cette communion artistique. Un titre comme « Blik » par exemple, fait la part belle aux cadences et aux pulsations, jusqu’à inciter le piano à suivre le mouvement. Ici, c’est le swing qui mène la danse et dirige l’avancée du morceau, preuve que les percussions ne se limitent pas qu’à un simple accompagnement. On voit bien que la parité est assurée et que chacun des deux compères ne s’impose pas au détriment de l’autre. Je crois qu’il était nécessaire de le souligner. Sur ce disque, tout est possible (« Everything Possible »), rien n’est écrit d’avance et lorsque des nappes rêveuses enveloppent notre espace sonore, c’est complètement inattendu, surtout avec l’ajout de trompettes en guise de friandise. Alors oui, vous dire qu’il faut passer du temps avec Over Tage pour en découvrir toute la luxuriance, tombe sous le sens. Seulement, je n’ai pas de meilleur conseil à vous donner et c’est le prix à payer (mais c’est loin d’être une torture) pour que rien ne vous échappe.
Avec ce troisième album, le duo Svaneborg Kardyb s’est élevé un cran au-dessus de ses débuts expérimentaux et pleins de promesse. La maturité est là et Over Tage est aussi intéressant à écouter dans sa globalité que par petits bouts pris séparément. Au-delà d’une formule et d’une attitude tout à fait originale, il y a cette façon unique de créer des paysages sonores fort accueillants et vite indispensables. On est ici dans un courant musical nouveau pour lequel il est difficile d’accrocher une étiquette. Pour ma part, j’ai l’impression que ces deux musiciens se sont libérés de beaucoup de contraintes pour laisser germer leur inspiration sans limites. Voilà un disque dont vous n’êtes pas près de vous séparer et vous comprenez pourquoi je devais le partager, même si j’y ai mis le temps. Pour être complet, il faut savoir qu’il existe une Deluxe Edition (en numérique seulement) avec quatre morceaux supplémentaires tout aussi passionnants (surtout « Vejene »).