Return To Forever – Romantic Warrior
Columbia Records
1976
Thierry Folcher
Return To Forever – Romantic Warrior
Cette fois ci, j’aimerais vous amener sur une autre planète, dans un lieu où vous n’êtes peut-être jamais allés. Une chose est sûre, les anciens dont je fais partie, seront ravi d’y retourner et de replonger dans l’extraordinaire épopée d’une équipe qui n’a jamais trouvé d’équivalent dans le monde de la musique qu’on appelle rock, jazz, jazz-rock ou plus précisément jazz-fusion. Ce mirage que l’on nomme Return To Forever a produit, entre 1972 et 1977, pas moins de sept albums, tous très bons, autour d’un casting à géométrie variable où seuls le claviériste Chick Corea et le bassiste Stanley Clarke ont assuré la continuité du début jusqu’à la fin. Le disque dont il s’agit aujourd’hui est peut-être leur meilleur, c’est du moins ce que je pense et je l’assume. Romantic Warrior, car il s’agit bien de ce monument, est sorti en 1976 avec Al Di Meola à la guitare et Lenny White à la batterie. Tous ceux qui ont fréquenté le monde foisonnant de la musique populaire (au bon sens du terme) des années 70 se souviennent certainement de ces articles dithyrambiques pondus à chaque sortie de Return To Forever. Et le plus beau, c’est que cela faisait partie de la routine. Pourquoi j’aime autant Romantic Warrior ? Peut-être à cause de son aspect progressif avant-gardiste qui me fait penser aux compositions alambiquées de Gentle Giant ou de Yes. Ceci dit, l’essence même du groupe se situe ouvertement ailleurs. Dans des contrées surdimensionnées où l’à-peu-près et la médiocrité n’existent pas. Le genre d’univers élitiste qui peut rebuter ou faire fuir, j’en suis conscient. Mais si on fait sauter tous les verrous, on se retrouve vite emporté dans un monde fabuleux où plus rien ne ressemble à quelque chose de connu. Return To Forever est né en 1971 sous l’impulsion du regretté Chick Corea, suiveur attitré de Miles Davis dans les années 60 et pionnier incontesté du jazz-rock aux côtés de Herbie Handcock et de Keith Jarrett.
Le nom de Return To Forever est tiré du premier album éponyme publié en 1972 par Chick Corea. Pour bien mesurer l’emprise du génial pianiste sur le groupe, il faut savoir que le nom de Corea sera toujours associé à Return To Forever jusqu’à No Mystery en 1975. L’écart entre ce premier album et Romantic Warrior est énorme. La reconnaissance et le succès sont passés par là et toute une cohorte de fans plus orientés rock s’est greffée aux habituels et plus discrets consommateurs de jazz. Cela n’a pas manqué de faire réfléchir l’ami Chick qui s’est empressé de troquer son piano électrique des débuts pour une multitude de claviers plus en rapport avec les attentes de ce nouveau public. Et puis, il y a des signes ne trompent pas. La volonté de goûter au rock progressif se voit d’emblée sur l’artwork et à la lecture des titres à connotation médiévale. Les outrancières productions de Rick Wakeman ont dû taper dans l’œil (et dans l’oreille) de notre gars du Massachusetts même si la mue de ce quatuor jazz, typiquement américain, semblait difficile voire impossible. Et il faut bien reconnaître que malgré les petits ajustements pour se fondre dans le paysage prog britannique, la couleur musicale de Romantic Warrior a conservée l’essentiel de son identité d’origine et c’est tant mieux. Depuis l’arrivée d’Al Di Meola dans le groupe, le rapport de force à changé. Chick Corea et son piano ne sont plus au centre de tout et le partage avec la guitare (carrément absente sur les deux premiers albums) est désormais acquis. Cette dualité a forcément fait du bien et a donné plus de consistance et de variété à la musique. Si vous n’avez jamais prêté attention au jeu ébouriffant de ce guitariste du New Jersey, vous êtes ici au bon endroit pour combler cette lacune. La vélocité avec laquelle il déplace ses doigts sur le manche est tout bonnement hallucinante et la façon dont il étouffe le son de ses cordes n’appartient qu’à lui.
Dés l’introduction de « Medieval Overture » les choses sont claires et nettes, ce Romantic Warrior sera plus guerrier que romantique. Il faut voir qu’avec une telle section rythmique, cela ne pouvait pas sonner comme du Barclay James Harvest, si vous voyez ce que je veux dire. Ce titre de Corea n’en demeure pas moins passionnant avec des alternances de rapidité et de calme bien mesurées. Lenny White, toujours fidèle à son style nous envoie quelques déferlantes dévastatrices qu’il arrive à rendre crédibles dans cette atmosphère qui n’a de médiéval que le nom. Chick Corea est à la manœuvre dans une débauche (lui aussi) de notes variées et cohérentes. Une composition qui ressemble à un travail d’équilibriste à deux doigts de se casser la figure, chose qui bien sûr, n’arrivera pas. Ensuite « Sorceress », écrit par Lenny White, se charge de nous filer la chair de poule avec son funky puissant où la basse de Stanley Clarke fait un job du tonnerre. Curieusement, Lenny ne se met pas trop en avant, laissant la direction des affaires aux deux solistes pour des interventions absolument merveilleuses. C’est incroyable aussi, comment quelques nappes de clavier peuvent soudainement rendre l’ensemble plus…romantique. L’enregistrement est d’une qualité irréprochable et fait honneur au travail de Dennis MacKay, déjà aux manettes l’année précédente sur Venusian Summer, l’album solo de Lenny White. La première face du vinyle se termine par « The Romantic Warrior » et son parti pris acoustique qui met en avant les influences flamenco d’Al Di Meola dont le jeu ultra-rapide laisse pantois. La construction est ici aussi d’une extrême complexité capable de donner la « parole » à chacun des musiciens tout en maintenant un fil conducteur mélodique très accrocheur. Celui qui me dit sortir indemne de ce premier round est soit menteur, soit sourd. Je plaisante bien sûr car il est pratiquement impossible de faire l’unanimité avec ce genre de musique où se manifeste un tel étalage de virtuosité.
La face B de la galette sera du même acabit, sans faiblesse ni remplissage. « Majestic Dance », le titre composé par Al Di Meola, ouvre le bal dans une alternance de rock, de jazz et de baroque où chaque intervention, chaque riff seront propices à secouer nos neurones et notre corps. L’avantage de Romantic Warrior est de présenter la contribution de chacun dans des visions musicales à la fois communes et différentes. De ce fait, le disque se trouve exonéré de déplaisantes répétitions et de couverture à soi. Pour preuve cet étonnant « The Magician », œuvre de Stanley Clarke qui sera la seule à nous faire entrevoir le monde médiéval avec ses sautillantes mélodies guillerettes. Ce morceau est une fantaisie qui fait du bien et qui montre à quel point la légèreté est possible chez des musiciens trop souvent qualifiés de sérieux. Le dernier rendez-vous intitulé « Duel Of The Jester And The Tyrant – (Pt. 1 & Pt. 2) » est signé Corea dans son style habituel où les claviers, complètement déchaînés, sont bien sûr à leur avantage. L’occasion de rendre à César ce qui lui appartient et de classer ce monstre de technique parmi les plus grands claviéristes de tous les temps.
Avec Romantic Warrior, Return To Forever est allé bien trop loin et bien trop haut pour continuer de la sorte. Chick Corea l’a bien compris et le dernier Music Magic de 1977 verra une toute autre formation s’essayer à la difficile confirmation du disque précédant. Chose impossible, bien entendu. L’aventure s’arrêtera là et pendant très longtemps le groupe restera en sommeil jusqu’aux retrouvailles sur scène en 2008 où ce beau quatuor rallumera une flamme toujours aussi éclatante. Voilà, j’espère avoir fait le nécessaire pour vous inciter à ouvrir les portes (si ce n’est déjà fait) de ce monde fantastique, encore un peu fermé mais qui vous tend les bras. Les choses les plus proéminentes sont souvent perçues comme les plus arrogantes et c’est bien dommage. C’est à vous de voir, vous êtes prévenus.
https://chickcorea.com/bio/1972-78/