Oneohtrix Point Never – Age Of
2018
Jéré Mignon
Oneohtrix Point Never – Age Of
Imaginez un seul instant que l’humanité s’écroule… Bon, ça, c’est cadeau. De nos jours, lourdement chargés en vapeurs anxiogènes, il ne se passe pas une heure sans qu’on imagine au moins un scénario possible à la chute de toute forme de société et plus globalement de l’Humanité. Facile, j’avoue. Le tout c’est « comment » la raconter. Comment l’imaginer, la mettre en scène au vu de notre environnement, de nos comportements, de notre état d’esprit et de la place qu’on daigne s’accorder dans le monde qui est le nôtre. Au milieu de ce joyeux bordel apocalyptique où le terme revival devient un symptôme de schizophrénie rassurante, et où la référence n’est synonyme que d’une bouillabaisse stylistique voilant l’incapacité de nous raccrocher au présent, débarque Daniel Lopatin.
Daniel Lopatin, lui, est tout juste auréolé au festival de Cannes pour la bande-son du film Good Time (avec Robert Pattinson). Il a préféré prendre du recul quant à sa position déjà en tant que musicien de la sphère électronique dite « arty », mais aussi en tant que simple être humain à tendance gredin qui ricane dans le dos après une bonne vanne. Ça on oublie un peu. C’est que le bonhomme a su s’attirer les rangs du « mainstream » mais jamais ce dernier ne s’est fait bouffer par la machine. Toujours rester maître à son bord, libre de ses gestes.
Pourtant le monsieur est nostalgique. Son look de geek est nostalgique, sa vie est nostalgique, sa musique est nostalgique. Nostalgique, oui, ce qui ne veut pas dire passéiste. Lopatin a peur. Peur de l’effacement, de l’accumulation jusqu’à l’engorgement. De quoi ? De l’information, des musiques actuelles, des théories du complot, des réseaux sociaux etc… Depuis que Kanye West expose sa vie sur Instagram telle une réalité virtuelle aussi aliénante que déformante, ben, désolé, mais on arrive déjà à un point de rupture.
Est-ce la fin ?
A – Oui, on est foutu
https://www.youtube.com/watch?v=9rbhB_u9lfs
B – Oui, mais prenez un chewing-gum d’abord
https://www.youtube.com/watch?v=ZP33IXD4nRs
Si vous avez choisi la première réponse, vous êtes bon pour lire la suite en métro. Si au contraire vous avez choisi la deuxième réponse, au moins vous aurez une bonne haleine pour ce qui suit…
Age Of est ce qu’on pourrait grossièrement appeler un space-opera fantasy (oui, comme ça, ça fait peur). On y rajoute une culture pop jeux vidéos pour inoculer à tout ce bordel une sorte de virus extraterrestre à base d’abstraction cubiste, à moins que ce ne soit du Mondrian interprété par Lacan… Là où les derniers albums de Lopatin tiraient vers une essence textuelle proche d’un sound-design atone, le dernier rejeton se montre à la première rencontre plus écrit, plus dans le cadre même. En résulte des trames quasi identiques à un certain format pop qu’on écoute à longueur d’ondes et de temps. Amis de l’Auto-Tune cet album est votre nouvel ami imaginaire tant Lopatin semble en raffoler et d’en abuser comme prise d’accroche glissante au réel et de son inévitable destruction au passage (ricanements). Parce que oui, vous croyez que c’est fait pour faire joli ? L’algorithme, les recommandations sur la droite de la page, le ventre qui fait mal avant le pet libérateur. On bouffe, on bouffe, on bouffe, sans digérer, tout le temps. Pas le temps ! Passons à autre chose. Clique ! Clique !
C’est qu’on aime se faire du mal, un mal normé où il est de bon ton de s’empiffrer de manière robotique. Ah ! Douce loi de l’hyper-consommation… Crise identitaire ou choix identitaire ? Tout n’est qu’un module qu’on imbrique dans un système.
Et là, on se dit :
A – Hein ?
https://www.youtube.com/watch?v=YHi1stAtzlQ
ou
B – Hey Oh ! On l’a perdu !
https://www.youtube.com/watch?v=m5kURsPznXw
Poursuivons.
C’est que pour parler de Age Of, il faut se rendre compte qu’il n’y a pas que la musique stricto sensu mais aussi des ressortissants plus esthétiques et sociologiques. D’ailleurs Lopatin a imaginé et construit son space-opera électronique en quatre parties distinctes (Age Of Ecco, Age Of Harvest, Age Of Excess et Age Of Bondage). Celles-ci représentent un cycle imaginé par une entité extraterrestre qui nous rendrait visite après la chute de l’Humanité. Je préviens, quand on arrive sur Age Of Excess, ça sent plutôt le sapin. Le problème c’est que… Au lieu de découvrir et de gagner en savoir, les extraterrestres deviennent aussi cons que nous. C’est un comble ! On l’a fait aussi, en film, ça s’appelle Idiocracy.
Il faut donc imaginer que les chansons écrites par Lopatin semblent se détériorer à mesure que l’album se déroule, la face B devenant plus abstraite et fragmentée. Les interventions vocales se font moins présentes, la structure change, plus hachée et abrasive où surnage une sorte de mélancolie mécanique sans qu’on y reconnaisse un début ou une fin. C’est d’ailleurs le piège de Age Of, l’album s’écoute d’une traite, étant plus facile d’accroche, et pourtant on n’est pas sûr de pouvoir coller les morceaux dans l’ordre. Des repères, oui, il y en a. « The Station », « Black Snow » ou « Same » mais tous ces morceaux choisis semblent s’entrechoquer, se bousculer, se parasiter entre eux (on est pas loin des labyrinthes d’Autechre) sur des fréquences, un piano aérien ou des notes de guitares.
Parce que le pire c’est qu’il s’y dégage une émotion comme si Oneohtrix Point Never avait décidé de poser un doigt, hasardeux, sur le réel et qu’il l’aurait enlevé, dégoûté. Oui, le garçon est alarmiste. Enfin bon Walter Benjamin avait déjà dit que l’Humanité « est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. » Alors bon…
Entre un Mac Book qui acquiert une symbolique mystique et réconfortante (la pochette) et les réminiscences d’instruments classiques (clavecin, hautbois etc…) rappelant les compositions de Wendy Carlos pour les films de Stanley Kubrick, Lopatin a structuré un discours électronique, ambient et pop sur une possible nostalgie (celle qu’on fabrique ou celle dont on pense faire partie).
Age Of est un disque cérébral, un hommage à 2001, l’Odyssée de l’Espace, (avec du sexe et des monstres) certes, qu’on décortique comme on analyse une œuvre d’art mais aussi un pur voyage qui amène autant sourire et concentration que devenant un véritable jeu de piste aussi intérieur que solaire. Gratifiant.
D’ailleurs, selon la grille de Lopatin vous pensez qu’on est plus dans quel âge maintenant ?
A- Celui de l’Excès
https://www.youtube.com/watch?v=QnxpHIl5Ynw
ou
B- Celui du Bondage
https://www.youtube.com/watch?v=3QWb-kvFXQ8
http://www.pointnever.com/