Live report Ann O’aro au Studio de l’Ermitage de Paris le 14 mars 2024
2024
Lucas Biela
Live report Ann O’aro au Studio de l’Ermitage de Paris le 14 mars 2024
Ann O’aro a connu l’inceste dans son enfance. Elle y va sans détour pour l’exposer dans sa musique. C’est ainsi qu’elle teinte le maloya de son île de naissance, La Réunion, de noir anthracite et de rouge sang. Pour y parvenir elle s’est entourée de Teddy Doris au trombone, de Bino Waro aux percussions (roulèr, sati, pikèr, kayamb) et à la batterie, ainsi que de Brice Nauroy aux machines. Mais là je vous vois écarquiller les yeux en lisant le nom des percussions. Un petit descriptif s’impose. Le roulèr, c’est un gros tambour que le joueur frappe assis. Le sati est un pupitre métallique frappé avec les baguettes. Le pikér est un tronc de bambou, allongé sur le sati, et également joué avec les baguettes. Enfin le kayamb est un grand cadre en bois dans lequel des tiges de canne à sucre renferment des graines séchées. Même si la connotation ethnique est forte au sein de ce quatuor, les ambiances restent intimistes. Les thèmes allant de l’inceste à la mort, c’est le plus souvent des ambiances tourmentées qui se dégagent des compositions, interprétées en créole.
Ainsi, quand la jeune femme nous parle de ces cancrelats et de ces grains de riz qui passent à travers les trous des planches pourries d’un ponton pour se retrouver dans la bouche des poissons, vous vous doutez bien que ce sont des ambiances poisseuses et pleines de tension qui vont nous submerger. Le trombone joue un rôle décisif pour asseoir cette sensation de terreur. En effet, que ce soit avec les mouvements lents de son instrument, ou avec un motif répétitif, Teddy sait rendre l’atmosphère tendue. Les percussions apportent également leur lot d’angoisse. Ainsi, quand les balais tout de rouge couverts sont agités en l’air ou quand le kayamb est déplacé lentement, c’est une brume épaisse qui s’installe. Les machines, avec les basses, les boucles et les ambiances qu’elles créent, donnent également ce côté froid, indispensable pour alimenter l’effroi. Et n’oublions pas Ann, quand elle frappe les touches de son clavier avec ses coudes ou les cordes avec ses doigts. Par moments, on s’imagine vraiment dans un film de David Cronenberg, tellement l’atmosphère est oppressante.
Mais tout n’est pas qu’angoisse dans la musique de notre quatuor, autrement je n’aurais plus d’ongles une fois le spectacle fini. Les chorégraphies dignes de rituels vaudou et l’impression que la voix d’Ann est possédée sont en effet contrebalancées par ce chant angélique qu’elle adopte devant le piano duquel s’échappent des notes lentes mais délicates . Et que dire de ce chant a cappella qu’elle exécute en guise de rappel (« mes collègues m’envoient au casse-pipe » – ceux-ci ne la rejoindront effectivement pas sur scène de peur d’avoir à poursuivre la soirée jusqu’au bout de la nuit !). On y retrouve cette grâce enfantine que la Réunionnaise pouvait avoir quand elle entonnait petite cette chanson tout en regardant les tamariniers embrumés. Dans les pièces instrumentales, les percussions typiques du maloya redonnent des couleurs au tableau gorgé de tension, là où le trombone se saisit de l’opportunité pour offrir des sons plus enjoués.
Au travers de ce concert où la jeune femme a pu présenter une rétrospective vibrante de sa carrière, s’est offert à nous un univers unique où se mêlent les couleurs locales à une tension résultant d’une vie marquée par l’inceste.
https://www.facebook.com/AnnOaro