Limiñanas/Garnier – De Pelicula
Because Music
2021
Thierry Folcher
Limiñanas/Garnier – De Pelicula
Plusieurs mois après la sortie de De Pelicula, il semble presque inutile de reproduire ici tout ce qui a déjà été dit et redit sur l’aventure commune (et peu commune) du couple Limiñanas avec Laurent Garnier. Mon analyse sera donc plus personnelle, cinématographique et certainement nostalgique. C’est le prénom de Juliette qui apparaît en premier lorsqu’on retire le livret de la pochette du CD. Une Juliette…née sous X, en 1970 sur un coup de rein fatal d’un soir, que sa mère encaissa… Naissance tragique d’une héroïne alors qu’au même moment, la jeune Melody percute à vélo la Rolls Royce Silver Ghost de Gainsbourg. Pure coïncidence ? Je ne crois pas. D’autant plus que De Pelicula va se balader sur des chemins où l’ami Serge a laissé une empreinte inaltérable. Les frissons sont garantis car l’Histoire De Melody Nelson refait surface avec toute la naïveté et la provocation de cette œuvre majeure, incontournable, mais presque ignorée à sa sortie. Deux histoires urbaines qui s’entrechoquent et s’embarquent dans des décors de cinéma où la vie et l’amour sont à la fois merveilleux et tragiques. Les personnages ouvrent leur cœur, s’interrogent et s’animent, poussés par une force irrésistible, une sorte de quête existentielle qui va les engloutir. De Pelicula est la bande son d’un film imaginaire, à la marginalité assumée mais en définitive, assez banal. C’est l’histoire d’amour de Saul, un lycéen largué, et de Juliette, une jeune prostituée cabossée par la vie. De cette rencontre va naître une passion torride et belle (« Que Calor ») mais aussi, vouée à l’échec (« Saul S’est Fait Planter »). Ce projet un peu fou est né de la collaboration du grand manitou de la scène électro française, Laurent Garnier, avec les deux trublions du rock psychédélique « made in Catalogne » que sont Lionel et Marie Limiñanas. Une association presque naturelle tellement leur façon de ressentir la musique et de travailler se ressemble.
Le parti pris de la narration (comme l’avait fait Gainsbourg en son temps) est un risque intellectuel qui peut dérouter et manquer sa cible. Mais c’est aussi une façon de donner plus d’espace à la musique une fois que les choses sont dites. Car De Pelicula est avant tout une transe hypnotique qui emporte l’auditeur dans ses propres délires avec juste quelques mots lâchés comme autant de pistes à suivre, ou pas. L’important dans tout ça, ce sont les vibrations que le corps reçoit et de ce côté là, c’est une véritable félicité qui s’introduit dans nos cellules dès les premières notes de « Saul ». On est dans de l’électronique chaude aux accents rock prononcés qui démontre que l’alchimie du trio fonctionne pleinement. Sur ce premier titre, l’intensité monte crescendo grâce au son cristallin de la guitare de Lionel et aux nappes de synthé qui vont et viennent pour envelopper tout ça. On est bien et totalement agrippé à ce road trip qui repart de plus belle avec « Je Rentrais Par Le Bois..BB » (Initials?) et sa cavalcade échevelée. La recette est éprouvée mettant en scène le fiévreux tempo métronomique de Marie sur lequel vont s’empiler des couches successives de clavier et de guitare. Saul et Juliette, ce sont deux paumés qui découvrent enfin une porte de sortie (ou d’entrée) dans leur existence en souffrance. Situation illusoire, aussi brève qu’ardente, bien illustrée par un « Que Calor » d’une urgence et d’une frénésie incroyables. C’est le chilien Edi Pistolas du groupe Pánico qui se charge de faire grimper la température et de plonger nos deux héros dans la moiteur et les vapeurs d’alcool d’une nuit d’oubli réconfortante. C’est direct, intense et presque agressif. L’auditeur suit la cadence et s’embarque, sans qu’il puisse faire autrement, sur le grand huit monumental des morceaux qui vont suivre.
C’est un bolide lancé à toute allure qui prolonge la fête sur « Promenade Oblique », un titre au nom peu approprié tellement c’est rapide et dirigé droit devant. Les lignes de basses sont à la fête et les envolées rythmiques omniprésentes. Celles de « Tu Tournes En Boucle » se font plus légères et plus jazzy amenant De Pelicula vers un ralentissement salvateur où une voix féminine se distingue enfin au milieu de ce tumulte. Le temps de reprendre son souffle, voilà que « Steeplechase » réanime le patient un peu sonné et balance son électro démoniaque tout droit sorti des usines Garnier. C’est simple, efficace et surtout, complètement indomptable. Le film déroule ses séquences les unes derrière les autres mettant notre sensibilité à rude épreuve. Ce sera le cas avec « Juliette », un morceau terrible qui va porter notre charge émotionnelle à son paroxysme. Ici la narration est dramatique et la mise en scène extrêmement poignante avec les échos chuchotés et presque coupables d’une mère abusée. Superbe moment intime, porté par un groove lancinant que l’on aurait aimé voir se prolonger. Le public est secoué, transpirant et entouré de fantômes du passé, de princes de la nuit dont l’absence se fait douloureuse. Les Gainsbourg, Bashung, Higelin ou Bevilacqua avaient cette faculté de la mise en scène un peu trash, celle que De Pelicula ressuscite aujourd’hui. Les orphelins crient au miracle et l’épisode Bertrand Belin qui s’annonce juste après ne fait que confirmer la formidable passation. Si son interprétation très (trop?) Bashung de « Au Début, C’était Le Début » peut faire sourire, force est de constater qu’elle s’intègre parfaitement dans l’univers du disque. La voix est fragile, presque douloureuse et semble-t-il, annonciatrice d’une fin prévisible. « Saul S’est Fait Planter », la dure réalité est là et la musique pleine de nostalgie se cale sur le travelling arrière d’un générique de fin qui nous laisse un peu groggy.
La salle se rallume et le public applaudit. Le rock français se porte bien, c’est désormais une certitude et ce De Pelicula, signé Limiñanas/Garnier, s’épingle direct au tableau d’honneur des œuvres différentes, intemporelles. Regardez bien la pochette, tout est là. Une représentation rétro-futuriste dominée par des ondes hypnotiques irrésistibles. Une fois cet univers pénétré, il est difficile, voire impossible, d’en ressortir sans être marqué durablement. La création musicale est ainsi faite, on se noie souvent dans un fourre-tout commercial sans réelle saveur jusqu’à ce qu’une bulle sucrée (ou salée) se détache de temps en temps de cet océan huileux. De Pelicula en fait partie et il ne tient qu’à nous de nous accrocher à elle.