John Cale – Mercy
Double Six Records
2023
Thierry Folcher
John Cale – Mercy
Comment peut-on être avant-gardiste à 80 ans ? La réponse est toute simple, il suffit de s’appeler John Cale. Et le bonhomme le sera jusqu’au bout car c’est dans son ADN et dans sa façon de fonctionner. Et puis les artistes, les créateurs, les précurseurs ne vieillissent pas comme nous, les pauvres diables aux préoccupations forcément plus terre à terre. Rappelez-vous le Velvet Underground, cet ovni sans avenir, sans structure, jouet de la malice d’un Andy Warhol aussi parasitaire qu’indispensable. Un groupe improbable qui va secouer une planète pop rock beaucoup trop lisse à l’époque. John Cale et Lou Reed étaient des punks avant l’heure, des provocateurs indésirables dont la reconnaissance ne viendrait que plus tard, bien après la dissolution du Velvet. Il est à noter que le fameux « album à la banane », celui avec la chanteuse Nico, ne s’est pas bien vendu à sa sortie en 1967. Il a fallu attendre de nombreuses années et la bénédiction des plus grands pour qu’il devienne un incontournable et indispensable maillon du rock. La vérité, c’est que le quatuor new-yorkais était en avance sur son temps et que les sujets sulfureux qui avaient sabordé le groupe, feront plus tard son succès. Il ne faut pas oublier qu’au milieu des année 60, la drogue, l’homosexualité et les déviances de toutes sortes n’avaient pas le même impact que les chansons inoffensives des hit-parades. John Cale ne regrettera pas ses années Velvet, elles ont été fondatrices pour lui et sa carrière solo possédera toujours ce petit décalage qui fait la différence et attire un public devenu plus mature. Mercy, son dernier album en date est un disque de pardon, de miséricorde. Il arrive dix ans après l’étrange et un peu décousu Shifty Adventures In Nookie Wood sur lequel figurait le très demandé Danger Mouse. Pour ses créations, notre ami gallois a toujours su bien s’entourer et Mercy ne déroge pas à la règle.
Sur ce nouvel opus, la liste des collaborateurs est aussi longue qu’un générique de film. Il va falloir s’y retrouver et surtout vérifier si cela ne nuit pas à la cohésion de l’album. C’est vrai que Mercy est touffu, débordant de musique et de chant. La sensation première ressemble à une bonne cure de douceur malsaine à peine relevée par quelques beats inoffensifs. C’est peut-être là le seul bémol, ce manque d’aspérité dans des compositions qui auraient tendance à se fondre dans le même moule. Mais l’intérêt de ce disque est ailleurs. John Cale a pris en compte toutes les misères du monde pour lancer un cri d’alarme teinté d’amertume mais aussi d’espoir. Il faut s’arrêter aux discours car Mercy le réclame et tire sa valeur sur des textes graves touchant à l’actualité, ou pas. Cela dit, la voix profonde de Cale domine les débats et prend le dessus sur tout le reste. On pense à Leonard Cohen, David Bowie, Brian Eno ou David Byrne, dans des registres faussement apaisés prêts à se déchirer à tout moment. Mais ce que je retiens avant tout, c’est cette ambiguïté qui enrobe de tendresse des thèmes glauques, d’une noirceur frappante et bien loin de réclamer une symphonie de cordes ou des chœurs célestes. Mercy est une œuvre difficile d’accès, mais on est chez John Cale, il fallait s’y attendre. C’est le genre de disque qu’on écoute avec sidération et concentration se demandant à chaque instant ce que l’on fait là alors que le soleil brille au-dehors et qu’une belle journée nous demande de sortir à l’air libre. Seulement voilà, on reste figé car la musique nous piège de sa beauté incertaine tel un chant de sirènes irrésistible ou une toile d’araignée fatale. Le cas de « Noise Of You » est frappant avec son ambiance nostalgique marquée par le regret mais portée par une orchestration riche de sons et de feeling. Ce n’est pas la chanson la plus gaie du moment mais rien n’y fait, on aime ça. C’est toute la magie de ces œuvres à part, ne se référençant à rien de connu mais qui s’imposent et finissent par devenir indispensables.
Un peu à l’instar du regretté David Crosby qui avait formidablement relancé sa carrière avec son jeune Lighthouse band, John Cale ne s’est pas gêné pour puiser dans la nouvelle génération et réussir son come-back. Le choix, par exemple, de la chanteuse américaine Natalie Mering aka Weyes Blood qui ressuscite Nico sur « Story Of Blood » est frappant de justesse et d’opportunité. J’adore ce titre à plusieurs facettes qui passe de classiques accords de piano à des climats plus aventureux sur lesquels flotte la voix de Natalie au-dessus de celle de John, merveilleuse de présence. Et c’est pareil sur « Everlasting Days » avec un Animal Collective plus expérimental que jamais rendant coup pour coup dans un duel fratricide de toute beauté. Me voilà englué dans la toile d’araignée et sans la moindre envie de me débattre. Je souhaite seulement vous y retrouver car votre place est ici en faisant juste preuve d’un peu de patience, comme pour le Blackstar de Bowie. Et puis, tout n’est pas funeste dans la vision du patriarche. « Not The End Of The World » par exemple, ressemble à une lente promenade dans le désert pendant laquelle il martèle que ce n’est pas la fin du monde. Et je veux bien le croire, tellement son homélie est appuyée. Il y a aussi « Moonstruck (Nico’s Song) », cet hommage direct à Nico disparue en 1988 et dont la longue silhouette hante encore la mémoire d’un John admiratif et peut-être coupable de ne pas avoir cru en cette non chanteuse plus ou moins imposée par Andy Warhol. Au rayon des invités, il faut signaler l’intervention du duo Sylvan Esso sur le très atmosphérique « Time Stands Still », une chanson poétique dénonciatrice des dérives européennes (toujours cette ambivalence). Et pour finir ce rapide tour d’horizon (l’album dure plus de 70 minutes quand même), « I Know You’re Happy » voit la chanteuse argentine Tei Shi se laisser embrigader dans une romance un peu convenue mais qui fait un bien fou grâce à sa mélodie imparable et son orchestration luxueuse. La musique de Mercy vaut le détour croyez moi et l’aspect recueilli que l’on retrouve sur la plupart des titres se transmet instantanément. Un peu comme une forme de mysticisme quasi religieux qui vous pénètre et ne vous lâche plus.
Il y a beaucoup d’autres bons moments sur Mercy que je vous laisse découvrir et apprécier sans devoir imposer ma propre vision. Écouter John Cale se fait dans l’intimité et de façon personnelle. A l’image de la pochette pas vraiment engageante, ma seule volonté est de vous inciter à ne pas rejeter cet album, assez peu commun je dois dire, mais terriblement attachant et hors des sentiers battus. John Cale n’est pas loin des soixante années de carrière et n’a plus rien à prouver ni même à espérer. Mais il serait bien dommage de se passer de son travail alors que pas mal de ses contemporains quittent la scène à tout jamais. Je suis malgré tout bien obligé de rester lucide et ne peux m’empêcher de penser que Mercy ressemble à une œuvre testamentaire qui clôturerait à merveille son incomparable carrière. J’espère seulement me tromper.