Jérôme Alberola : Tout pour la musique !
Après une présentation sommaire des ouvrages documentés de l’auteur français Jérôme Alberola, tous édités chez Camion blanc, au début de l’été (voir article « Jérôme Alberola, Voyages en musique« ), Christophe Gigon de Clair & Obscur a fait le voyage jusqu’aux rives du lac d’Annecy afin d’y rencontrer l’érudit, qui, contre toute attente, ne se terrait pas au fond d’une pile de vieux vinyles. C’est un homme sportif et dynamique qui nous a reçus, autour d’une bonne table de la vieille ville. Une discussion pleine, riche, philosophique et parfois ardue mais tellement vivante. La seconde partie du compte rendu de cette rencontre mousseuse paraîtra vers l’arrière-automne, période propice à l’écoute des musiques émouvantes. Puisqu’il s’agira avant tout de cela. Et pas du tout de France Gall…
C&O : Jérôme Alberola, vous êtes déjà l’auteur de quatre ouvrages musicaux édités chez Camion Blanc, vous êtes également rédacteur en chef du magazine et du site Culture Cuisine après avoir obtenu une maîtrise d’histoire. Mais qui êtes-vous finalement ? Le lecteur de Clair & Obscur ne vous connaît probablement pas malgré l’article qui vous a été consacré début juillet. Pourriez-vous brièvement présenter votre parcours de vie, votre profession et la motivation qui vous a poussé à rédiger ces « pavés » de plusieurs centaines de pages à chaque fois ?
Jérôme Alberola : Le parcours de vie, pour être rapide : j’ai grandi en région parisienne, à Créteil, où j’ai vécu jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans. J’ai déménagé à Annecy il y a trois ans. Je suis titulaire d’une maîtrise en histoire contemporaine consacrée à l’histoire et l’évolution de l’aviation, parce que je faisais mon service militaire au même moment et j’étais affecté au Service historique de l’Armée de l’air. Rien à voir avec la musique donc. Je voulais devenir journaliste. Grâce à l’aide de mon père à qui je dois une curiosité d’esprit transdisciplinaire et un appétit de connaissances exactes, j’ai pu commencer à exercer ce métier au sein d’un magazine de presse professionnel consacré à l’habitat domestique. Cela m’a appris à garder à l’esprit une approche très économique, sociologique voire anthropologique des choses, ce qui est important dans le domaine de la musique. Les lecteurs le remarqueront en découvrant mes ouvrages. En 2006, j’ai créé ma propre société de presse, éditant d’abord le magazine Culture Cuisine qui est devenu en 2009 le premier site Internet de France. Voilà ma principale activité. Ma passion pour la musique est bien plus ancienne. Né en 1966, j’ai avalé de la disco pendant mon adolescence, puis j’ai écouté de la pop et du rock mainstream (Police, Supertramp), mais aussi Bob Marley, période fabuleuse, de « Kaya » à « Uprising ». Je me suis mis ensuite au punk, surtout les Clash et, enfin à Scorpions, période cérébrale, avec le trop méconnu Uli Jon Roth. Cette découverte marque mon entrée dans le monde du hard rock et du heavy metal. Eric S, alias Chorizo, un ami passionné prénommé m’a initié en 1984 et on avait l’ambition de connaître toujours davantage de groupes, quitte à aller sans argent à la Fnac Montparnasse chaque samedi ou presque, pour le plaisir avide de voir les dernières sorties sur les rayons de K7 et vinyles. Ceci est relaté dans mon premier livre Anthologie du hard rock, De bruit, de fureur et de larmes, paru en 2008, écrit « de tête » sans trop de recherches, car avant tout autobiographique. Des quatre ouvrages, et bientôt cinq rédigés, c’est le seul qui relate une expérience musicale que j’ai réellement vécue de l’intérieur. Ce qui explique, je pense, en partie, son succès éditorial. C’est l’histoire d’une décennie musicale dorée pour le heavy metal que j’ai eu la chance de vivre activement : les années quatre-vingts. En 2004-2005, alors que j’avais découvert plein d’autres styles de musique, y compris le rock progressif, dont on reparlera plus tard, une jeune journaliste pigiste, qui travaillait dans le magazine dans lequel j’étais rédacteur en chef, m’avait questionné sur le hard rock de cette époque, époque qu’elle n’a naturellement pas connue. C’était surprenant. Elle m’avait demandé de lui dresser une liste des formations et disques les plus intéressants. D’abord, j’ai constitué une liste de cent groupes. Une bonne quinzaine de pages format A4. Et c’est là que des amis m’ont dit qu’en s’étoffant, ce fichier pourrait devenir un bouquin. Je pensais transformer l’essai en un petit livre de la collection « Que sais-je », édité aux P.U.F. Le hasard, qui fait toujours bien les choses, a fait que ma proposition a été déclinée, ce qui m’a obligé à revoir ma copie en l’augmentant de manière significative et Camion blanc, que je connaissais déjà par ailleurs en tant que lecteur, a souhaité lire mon manuscrit puis a décidé de le publier. Je voulais être un témoin parmi des centaines de milliers d’autres de cette plus belle décennie du hard rock et de ses styles dérivés.
C&O : Un premier ouvrage sur le hard rock, en 2008, « Anthologie du hard rock, De bruit, de fureur et de larmes », un autre sur le rock progressif, en 2010, « Anthologie du rock progressif », « Voyages en ailleurs », encore un autre sur les chanteuses dans le rock, en 2012, « Les Belles et les bêtes, Anthologie du rock au féminin, de la soul au metal », une somme interdisciplinaire en 2014 (« Anthologie du bonheur musical moderne, Pourquoi aime-t-on le rock, la pop, le metal, l’électro, etc. ») en attendant votre prochain travail sur les musiques extrêmes à paraître. Vous êtes donc « spécialiste en tous genres musicaux », si vous nous passez la formulation volontairement oxymorique. Avez-vous néanmoins un style de prédilection ?
JA : Je ne suis pas spécialiste en tous genres musicaux, loin s’en faut, car j’ai de sérieuses lacunes dans certains, même si « Les Belles et les bêtes, Anthologie du rock au féminin », et mon ouvrage bientôt achevé sur les musiques extrêmes, m’ont permis d’élargir considérablement mes connaissances. Celles-ci sont anciennes et fournies depuis longtemps dans les domaines du hard rock/heavy metal et du rock progressif, mais d’autres en ont autant ou plus que moi, ayant écrit eux aussi des livres sur ces sujets, ou de nombreuses et passionnantes chroniques comme vous-même, n’en déplaise à votre modestie (rires, ndlr). La galaxie du rock est composée d’une kyrielle de planètes qu’il est impossible de toutes connaître. Ainsi, même si j’en apprécie les artistes fondamentaux, je ne suis pas fin connaisseur de la new wave, du rock gothique, de l’indus, du néo-folk ou de l’électro dont les versants obscurs ou radicaux seront toutefois abordés dans mon prochain ouvrage. Bien que je possède beaucoup de disques de jazz ou de classique, je reste un amateur, sans être connaisseur.
C&O : Parcourons, si vous le voulez bien, vos quatre volumes en s’attardant davantage sur celui dédié au rock progressif, peut-être le plus à même de plaire à notre lectorat. 2008, parution de votre « Anthologie du hard rock ». Expliquez-nous comment s’est décidée cette manière d’organiser le livre (que l’on retrouve d’ailleurs dans vos autres essais) en deux grosses parties, une plutôt historique et encyclopédique et l’autre prenant la forme d’une succession de chroniques de disques particulièrement représentatifs du style étudié.
JA : Voilà qui est bien défini. La première partie est en effet « historico-sociologique », car rien ne naît ex nihilo et tout est produit de son environnement. La seconde partie est musicale, mais non musicologique car je ne suis pas musicien même si je rêverais de l’être. Cette partie musicale justifie le titre d’Anthologie. Alors comment est née cette volonté d’organiser mes livres de la sorte ? En qualité d’historien, je veux que les choses soient étayées et établies. Une anthologie seule serait sans intérêt et entièrement subjective. La première partie seule serait ennuyeuse et par trop théorique. La seconde seule serait nulle et non avenue. Les deux parties ensemble se complètent et s’enrichissent mutuellement. Même s’il ne s’agit pas de thèses de sociologie, les livres construits selon ce modèle me semblent plus pertinents.
C&O : Toujours concernant votre premier essai, pourquoi avoir décidé d’accorder une place si grande au groupe anglais Iron Maiden, au détriment d’autres formations peut-être plus attendues comme Led Zeppelin ou Deep Purple ?
JA : Deux raisons à cela, subjectives mais assumées. Le but de cet ouvrage était d’insister sur le fait que les années quatre-vingts constituaient l’âge d’or du hard rock. Iron Maiden apparaît ainsi comme la figure incontournable de l’époque. Les gens de ma génération, à tort, voyaient déjà Led Zeppelin et Deep Purple comme des dinosaures alors qu’il ne s’était passé que dix ans ! Voilà pour le coup de projecteur sur Iron Maiden. Led Zeppelin est trop grand pour rester circonscrit dans le cadre strict du hard rock, trop d’influences qui n’ont rien à voir avec le heavy metal se retrouvant dans son style unique et tellement riche. Ce qui ne veut pas dire que Maiden est trop petit pour cela, mais il ne l’a pas fait. Il est resté davantage cantonné dans son style, qui était le cœur de mon ouvrage, du reste. Led Zeppelin est peut-être un des plus grands groupes du monde toutes tendances confondues, mais Iron Maiden est bien le plus grand groupe de hard rock (ou heavy metal) de tous les temps. D’autant plus que les années le démontrent : Led Zeppelin a brillé dix ans. Iron Maiden, cela fait plus de trente ans que ça dure. On pourrait ainsi les comparer aux Rolling Stones ou à U2 sauf qu’ils font encore plus fort puisque leurs deux derniers disques « A Matter Of Life And Death » (2006) et « The Final Frontier » (2010) leur ont permis de réaliser les meilleures ventes de leur riche discographie. C’est unique dans l’histoire du rock, voire de l’ensemble de la musique moderne. Et cela pourrait se confirmer avec leur prochaine galette, « The Book Of Souls », double CD dont la sortie est prévue début septembre. L’autre raison est, évidemment, que je suis un fan du groupe. Mais pour toutes les bonnes raisons évoquées ! Je regrette néanmoins de ne pas avoir davantage parlé de Led Zeppelin, et notamment de « Houses Of The Holy », orné de cette merveille qu’est « No Quarter », car, comme le bon vin, on apprécie davantage ces disques en vieillissant.
C&O : Exposez-nous votre volonté affichée de refuser le terme passe-partout de « metal » au profit de celui, peut-être plus daté, de « hard rock » ?
JA: Cela est expliqué précisément dans le livre. En devenant « metal », le hard rock a perdu son côté « hard » ainsi que son côté « rock ». Pour moi, le metal reste un matériau, comme l’acier ou le cuivre. En plus, c’est un terme très froid. D’ailleurs, dans nombre de Fnac françaises, on a replacé en tête de gondole les termes « hard rock » et non plus « metal », le phénomène de mode est passé et c’est tant mieux. Il ne faut pas oublier que Hard Rock magazine, encore existant, était un des premiers mensuels destinés au hard rock en France, avec Enfer magazine. Il existe certes le hard rock de Led Zeppelin et le heavy metal de Judas Priest ou d’Iron Maiden. Ce sont des musiques cousines germaines entre lesquelles la frontière reste perméable. D’ailleurs, j’aurais pu ou dû intituler mon livre « Anthologie du hard rock et du heavy metal ». Enfin et surtout, on doit comprendre le terme « hard rock » comme un hyperonyme de celui de « heavy metal », comme c’était l’usage dans les glorieuses années quatre-vingts chez les fans hardos (eh, oui, on ne disait pas « heavy metalleux » ou « métalleux » sauf dans la sidérurgie du bassin lorrain…). J’ai pu constater récemment que ce réflexe sémantique se retrouve chez Stephen King qui écrit : un concert donné par deux groupes de hard rock, Anthrax et Megadeth (soit deux des Big four du thrash metal !) dans « Terres perdues », le troisième tome de son cycle « La Tour sombre ».
C&O : Comment ce premier livre a-t-il été reçu, tant au niveau des critiques que des ventes ?
JA : Très bien. J’en suis ravi. C’est l’une des meilleures ventes de Camion Blanc et il a fait l’objet de beaucoup d’éloges.
C&O : 2010, « Anthologie du rock progressif, Voyages en ailleurs ». On doit de suite vous avouer que votre somme apparaît comme l’ouvrage le plus captivant jamais rédigé sur le sujet. Pensez-vous que c’est grâce à votre parti pris de privilégier l’émotion au détriment de l’érudition ?
JA : Merci. (Visiblement gêné, ndlr). Euh… quelle question…
C&O : Ce que je veux dire, c’est que votre livre, contrairement à tous les autres traitant du même sujet, a le courage de sortir des sentiers battus en évitant les clichés. Pour une fois, on ne martèle pas que le rock progressif se réduit à Genesis, Yes ou Pink Floyd. On découvre qu’il existe bien d’autres groupes ! Et qu’il n’existe pas de hiérarchie dans les groupes progressifs.
JA : Ecrire sur un style qui apporte autant de bonheur musical et qui procure tant de « voyages en ailleurs », d’évasion de l’âme et de puissance évocatrice exige d’adopter un « angle spirituel », et non érudit ou encyclopédique. L’émotion doit rester maîtresse du jeu. Le sensible trouvera davantage écho qu’un exposé froid. D’autres auteurs ont choisi cette voie. Se contenter de l’érudition serait une grave faute. L’émotion et la subjectivité forment la force de ce livre.
C&O : Avant d’entrer plus avant dans l’analyse de votre livre, commencez par défendre votre position qui fera grincer plus d’un amateur de rock progressif : celle de mettre en exergue l’œuvre de Marillion, souvent perçu, à tort selon vous (et selon nous !) comme l’éternel second couteau du mouvement progressif à côté des « ténors officiels » que sont, encore une fois, Genesis, Yes et Pink Floyd.
JA: Un peu comme avec Led Zeppelin en hard rock, il existe bel et bien un snobisme musical en prog. Marillion devrait forcément être moins intéressant que Genesis. L’herbe serait toujours plus verte avant ! C’est pour lutter contre ces schémas de pensée que j’ai consacré le gros chapitre central de cet ouvrage à Marillion. C’est le seul groupe, sans discussion aucune, qui a su faire la liaison entre le passé, aussi riche fut-il, et le renouveau progressif actuel, en ayant été le fer de lance du néo-prog entre les deux époques. Il existe trop de procès injustes attentés à Marillion. Il ne faut pas oublier que la bande d’Aylesbury a tenu la baraque pendant toutes les années quatre-vingts et débuts quatre-vingt-dix ! Alors que ce style de musique était alors, à tort, complètement ringardisé. Les amateurs de rock progressif, surtout les fans de Genesis, devraient être très reconnaissants à Marillion, qui n’a jamais baissé les bras, même quand les ventes incroyables de leur best-seller « Misplaced Childhood » (1985), qui ont dépassé les deux millions, ne se sont pas reproduites, loin s’en faut. Il était temps de rendre à César ce qui appartient à César. Ensuite, qu’on me démontre que la musique de Marillion est moins forte que celle de Genesis. Absurde. En quoi « Foxtrot » (Genesis) serait-il meilleur que « Misplaced Childhood », « Brave », « Anoraknophobia » ou « Marbles » ? « For Absent Friends » ou « The Revealing Science Of God » plus beaux que « Easter », « Afraid Of Sunlight », « This Strange Engine »(pour ne citer que ceux-là) ? Comme Iron Maiden, Marillion affiche une longévité et une régularité artistique premium exceptionnelle. Le parallèle est saisissant. Le premier album de Marillion, « Script For A Jester’s Tear », sorti en 1982, est un chef d’œuvre. Le dernier, « Sounds That Can’t Be Made », paru en 2012, est également un chef d’œuvre. Trente ans d’écart ! Qui peut en dire autant ? Marillion n’a jamais vécu sur son passé contrairement à Yes, par exemple. Marillion a même davantage contribué à faire évoluer le genre que les ténors cités qui ont, à choix, pas évolué, hiberné ou complètement dénaturé leur musique (Genesis). Il existe des disques moyens dans la discographie de Genesis, après le départ de Peter Gabriel. Marillion, quant à lui, n’a produit qu’un seul album en-deçà du niveau d’excellence habituel, c’est « Radiation » (1998) qui contient tout de même quelques petits bijoux. Quel autre groupe peut se targuer d’une semblable discographie ? Les mélodies les plus belles et les plus fines se retrouvent chez Marillion dans une proportion plus élevée que chez les autres formations. Marillion, ce sont des musiciens extraterrestres, exceptionnels ! C’est une blague de penser que Marillion serait un clone de Genesis. Ce dernier lui-même ressemblait à d’autres choses. Encore une fois : rien ne naît ex nihilo. Dès Seasons End (1989), Marillion n’a plus rien à voir avec Genesis. D’ailleurs, on ne peut pas en même temps reprocher à Marillion de ne plus faire du prog et en même temps de toujours claironner que Marillion n’est qu’un clone du groupe de Peter Gabriel ! La période « Hogarth » de Marillion est largement plus volumineuse que la période « Fish ». Ainsi, plus de 80% de la musique actuelle que propose Marillion n’a rien à faire avec Genesis. C’est un faux procès qui tient autant de la facilité journalistique que du paresseux conformisme intellectuel et qui ne fait qu’opposer les deux époques au lieu de se réjouir des merveilles apportées par chacune. Le débat des anciens contre les modernes est aussi ridicule que sempiternel. J’ai écrit de nombreuses pages passionnées pour décrire le génie et les chefs d’œuvre de Genesis, Yes, Pink Floyd, mais aussi de Van Der Graaf Generator, Caravan, Camel et pas assez, je le regrette, de King Crimson (réparation faite dans mon prochain ouvrage). Cela n’empêche pas d’encenser Marillion. Au contraire.
C&O : Vous commencez votre ouvrage en essayant de donner les conditions nécessaires (et parfois suffisantes) pour brosser une description claire de ce qu’est le genre progressif. Voudriez-vous nous en donner les principales caractéristiques ?
Jérôme Alberola : Dois-je relire ce que j’ai écrit afin de répondre correctement à cette épineuse question ? (rires). Question piégée mais récurrente et obligée, car le prog est peu définissable. (rires). C’est un genre expérimentateur qui franchit les limites et qui phagocyte d’autres genres connexes comme le classique, le jazz, la folk, le blues ou le heavy metal. C’est un genre savant mais techniquement difficile à définir. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un groupe comme The Mars Volta a à voir avec Yes ? Deux groupes de rock progressif pourtant… Une autre façon de définir le rock progressif n’est pas dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il produit. Là est la clef. On ne peut en effet même pas dire que le rock progressif se définit par de longs titres puisque pleins de bijoux du genre sont courts, comme chez Gentle Giant ou Soft Machine. Ainsi, le prog est un style qui ne peut se définir que par ses effets et non par ses constituants, même si l’expérimentation (sauf quand le genre s’auto-parodie, ce qui arrive malheureusement souvent) et le caractère mélodique manifeste en constituent le modus operandi et l’ingrédient de base.
C&O : Pour rebondir sur vos explications, expliquez-nous le sous-titre de votre ouvrage, « Voyages en ailleurs ».
JA : Le rock progressif est un genre spirituel qui élève l’âme. Ce n’est pas un rock faber mais un rock sapiens. Si le hard rock ou le punk sont instincts, le rock progressif est tourné vers des ailleurs dans le temps (souvenons-nous de l’Angleterre de jadis fantasmée chez Genesis dans un titre comme « Time Table ») ou dans l’espace, pas seulement chez Pink Floyd. On décolle ! On est sur une autre planète, dans d’autres univers. Il est vrai que le rock progressif se mâtine souvent de science-fiction. Ce n’est pas pour rien que le célèbre écrivain Pierre Bordage, chef de file incontournable de la science-fiction francophone, a rédigé la préface de mon ouvrage. Les rapports sont réciproques entre ces deux genres.
C&O : Comme pour toutes vos productions, la partie « historique » de votre recherche, celle où vous contez la chronologie et la genèse du mouvement progressif, apparaît comme étonnamment brève au regard de la place que vous accordez à votre sélection de critiques d’albums. Comment justifiez-vous ce choix qui peut paraître critiquable ?
JA: Je ne suis pas d’accord ! C’est moi qui vais critiquer la question ! (rires). Certains ont salué le « travail de recherche monumental fourni » pour constituer cette première partie qui, croyez-moi, m’a pris un temps important en lecture d’ouvrages imprimés et de sites variés, Internet étant un outil fantastique ! Ecrire plus aurait tourné au pensum, et je ne voulais pas que ce livre ressemble à une thèse universitaire ! J’aurais plutôt tendance à me justifier en ce qui concerne leur longueur excessive ! Ce que d’aucuns pensent déjà… (rires).
C&O : Votre travail prend le risque de « braquer » les amateurs de rock progressif de la première heure par ce choix courageux de montrer que ce mouvement n’a, et de loin, pas tout donné pendant son prétendu âge d’or des Seventies. Comment justifier cette stratégie étonnante ? En d’autres termes, comment justifiez-vous le fait d’accorder une place somme toute restreinte aux années 70 ?
JA: Le rock progressif est né en 1967. Il serait mort en 1979. Au prorata temporis, la période de 1979 à 2015 est donc significativement la plus longue. Les mauvaises langues diront qu’elle n’est, par contre, pas la plus riche. A tort ! Faire le choix inverse du mien serait décider que le rock progressif est mort depuis trente-sept ans ! Et que Marillion n’a jamais existé ! D’ailleurs, ceux qui pensent que le rock progressif est mort avec la vague punk sont les mêmes qui ont crié à la renaissance du genre au mitan des années quatre-vingt-dix avec des groupes comme The Flower Kings, Spock’s Beard ou Porcupine Tree. Mais le rock prog n’est jamais « re-né » de ses cendres ! Le rock prog n’est pas mort avec « The Wall » en 1979. Tout ce qu’a fait Yes depuis 1979 serait nul ? Et Pink Floyd, King Crimson, Camel ? N’ont-ils produit que de la mauvaise musique ensuite ? Le genre n’est « jamais » mort. Un style défricheur ne peut, par définition, pas s’arrêter. Que l’on pense à Opeth, Mars Volta, After Crying et tant d’autres pour s’en convaincre. Mon choix n’était donc pas courageux mais logique.
C&O : Vous prétendez que le « style Marillion » a pris réellement naissance suite à l’arrivée de son second vocaliste, Steve Hogarth, prenant ainsi le risque de vous mettre à dos l’énorme majorité du très gros public que drainait Marillion (époque Fish). Décidément, vous voulez absolument briser certains préjugés tenaces.
JA : « Clutching At Straws » (dernier disque de Marillion avec Fish au chant, ndlr.) sort en 1987. Mon livre est paru en 2010. Vingt-trois ans après l’arrivée de Steve Hogarth en remplacement de Fish. Contre vents et marées, Marillion a continué et avec quel brio ! La discographie commentée du groupe, dans mon ouvrage, qui va jusqu’à « Happiness Is The Road » (2008), est forcément plus copieuse que celle des disques période Fish même si ceux-ci restent tous encensés, comme il se doit. Comme si j’écrivais que les meilleurs disques d’Iron Maiden seraient ceux avec Paul Di Anno, leur tout premier chanteur, ou que AC/DC n’a rien produit de valable après le décès de Bon Scott en 1980 : absurde. Chacun a le droit de se réserver son avis. Aujourd’hui, Marillion, c’est Steve Hogarth. Il a prouvé qu’il avait un autre charisme que celui du géant écossais même si on a voulu l’enterrer un peu vite. Musicalement, Marillion a accepté la rupture dès « Seasons End » (1989). Les albums de Fish se rapprochent davantage de la musique du « vieux » Marillion que ce que proposera Marillion lui-même après le départ de Fish ! Les musiciens ont ensuite proposé des structures plus linéaires, incontestablement plus planantes et lyriques, même si leurs titres fleuves suivent des méandres plus ou moins accidentés pour rejoindre un océan de beauté. Le côté cristallin apporté par Hogarth a « déteint » sur la musique. Et force est d’avouer que Fish ne possède pas la voix de Hogarth ! Personne d’autre d’ailleurs… Marillion aurait pu ne pas évoluer, ou engager un chanteur-clone, ou poursuivre une carrière sans reliefs. Si elle plus ouverte au grand public, sa musique n’est pas devenue moins sombre, contrairement à ce que l’on a pu lire ici ou là. « Brave » (1994) n’est pas un album joyeux, pour verser dans la litote. Leur style actuel est leur « vrai » style, qui a commencé en 1989. Après Fish, donc.
C&O : Pour conclure sur le groupe d’Aylesbury, vous affirmez que « Anoraknophobia » (2001) reste peut-être le meilleur album jamais produit par le groupe… alors que n’importe quel fan vous parlera de « Misplaced Childhood » (1985), « Clutching At Straws » (1987) ou même « Brave » (1994). Vous allez même plus loin puisque vous écrivez qu’il s’agit de l’un des albums les plus beaux de l’histoire de la musique moderne (page 382). Ni plus, ni moins. Vous comparez même « Happiness Is the Road » (2008) avec « In Rainbows » de Radiohead paru la même année, en défaveur de la formation de Thom Yorke. Goût de la provocation gratuite ?
JA : « Anoraknophobia », peut-être avec « Marbles » (2004) est, je le pense encore, le meilleur album de Marillion. Il est vrai que pour les fans, « Misplaced Childhood » semble être l’album préféré de la période Fish. Et « Marbles » pour la période Hogarth. Marillion, et c’est bien là le problème, a produit plusieurs disques qui sont parmi les plus beaux de l’histoire de la musique moderne ! Six ou sept albums peuvent concourir : outre ceux déjà cités, « Seasons End », « Brave », « Happiness Is The Road », « Anoraknophobia », « Afraid Of Sunlight », ou encore le méconnu « This Strange Engine ». La rupture est flagrante avec la période Fish. Tout le monde craignait l’après-Fish. Et l’arrivée du quasi-inconnu Steve Hogarth a rassuré tout le monde avec des morceaux sublimes comme « Easter » ou « The Space » sur « Seasons End ». L’album de Radiohead est paru la même année que « Happiness Is The Road ». On peut donc les comparer. J’adore Radiohead. Leur disque « OK Computer » (1997) est un des meilleurs albums jamais produits, c’est indiscutable. Le meilleur album des riches années 90 avec « Nevermind » de Nirvana, « Mezzanine » de Massive Attack, « Mellon Collie And The Infinite Sadness » de Smashing Pumpkins, « Version 2.0 » de Garbage, ou « Homogenic » de Björk pour ne parler que du rock mainstream (hors prog, metal divers et autres genres). Dire du bien d’un disque ne signifie pas rabaisser un autre. Il n’y aucune provocation dans mon analyse, mais je laisse à certains magazines français le monopole de la bien-pensance germanopratine et de la pensée unique pour se croire rebelle et intello. A trop porter de lunettes noires, on finit par ne plus voir les brillances du monde…
C&O : Vous poursuivez votre recherche par la présentation des meilleurs albums de rock progressif (ou affiliés) de 1981 à 2010. Le lecteur risque d’être très surpris de constater que Anekdoten, Arena ou Beardfish (présences immanquables) côtoient de plus inattendus invités comme Goldfrapp, Hooverphonic, Massive Attack ou même Röyksopp. Esprit d’ouverture ou brouillage des pistes ?
JA : Beardfish, voilà un excellent groupe ! Et Pendragon ou IQ ! Dire que le rock progressif meurt en 1979 est vraiment une blague, rien que pour ces groupes géniaux, les égaux de Genesis ou Marillion ! Pour en revenir à ta question, pas de brouillage des pistes chez moi. D’ailleurs, le rock progressif se charge bien de les brouiller lui-même ! Ma thèse est qu’est progressif ce qui participe d’un rock sapiens. Ainsi, « Close To The Edge » de Yes et « Echoes » des Floyd invitent chacun à sa façon au voyage en ailleurs, comme Goldfrapp, Hooverphonic et ce groupe fabuleux qu’est Röyksopp. Si je devais rencontrer le duo de musiciens de Marillion ou de Röyksopp, je leur demanderais quel effet cela fait d’être des génies. C’est la seule formation pour laquelle je serais prêt à m’astreindre aux démarches nécessaires à la rédaction d’une monographie. Leurs morceaux, méditatifs, mais aussi dansants, touchent à l’essence de l’âme, voire la définissent, à commencer par le parfait « In Space » sur « Melody AM » (2001), dont j’ai dressé le panégyrique. D’autres groupes électro, comme l’excellent Way Out West, pratiquent une sorte de transe progressive également très féconde en effets oniriques. C’est aussi le cas de certains titres de l’inclassable Coil.
C&O : Comme vous ne faîtes décidément rien comme tout le monde, vous n’accordez qu’une petite place à un genre pourtant très populaire qu’est le metal progressif. Pourquoi un tel choix qui peut s’apparenter à un « suicide commercial » puisque les plus gros vendeurs du genre restent Dream Theater, Opeth ou autres Porcupine Tree ?
JA : Trois raisons. Primo, je n’écris pas des livres pour qu’ils se vendent. Il me faut deux ans de travail intensif et continu pour écrire un ouvrage et la passion pour un sujet est la seule motivation efficace. Secundo, mon ouvrage sur le rock progressif fait déjà plus de huit cents pages. Si j’avais voulu explorer les sous-genres du rock progressif comme le metal progressif ou la musique électronique, mon bouquin aurait fait mille trois cents pages ! Tertio, je ne pense pas que ce soit le metal progressif qui ait remis au goût du jour le rock progressif mais plutôt des excellentes formations comme Spock’s Beard. En fait, Dream Theater vend bien moins de disques que le pensent les fans. C’est pire encore pour les ténors du néo prog : alors qu’il avait vendu plus de soixante mille exemplaires de son chef d’œuvre « The Masquerade Overture » en 1996, Pendragon n’attirait pas plus de trois cents personnes lors d’un concert organisé à Paris à la fin des années 2000 ! Qu’un groupe comme IQ soit obligé de bosser la semaine est une chose qui me hérisse, alors qu’ils produisent une musique si magnifique. Le sort réservé à Opeth est plus rassurant car son death metal progressif (« Blackwater Park », « Ghost Reveries ») puis son récent rock prog (depuis « Heritage »), exceptionnels rencontrent tous les deux l’adhésion d’un plus large public et de fans authentiques.
C&O : Votre livre aurait pu être la première véritable « Bible » du genre en français s’il n’était pas sorti très peu de temps après Rock progressif de votre compatriote Aymeric Leroy ou les très beaux livres de Frédéric Delâge. Quelle est l’identité propre de votre ouvrage ?
JA : Toi-même fais une différence entre les écrits d’Aymeric Leroy et les très beaux livres de Frédéric Delâge. Je cite toujours mes sources et j’écris des bibliographies commentées. Le livre de Leroy, je ne l’avais pas lu au moment de la rédaction de mon Anthologie. C’est un volume érudit. Mais j’ai une préférence pour celui plus passionné de Delâge, publié initialement chez La Lauze avec les pochettes en belles illustrations, et qui reste le meilleur livre écrit en langue française sur le rock progressif des années soixante-dix. C’est ce volume qui m’a donné envie d’acheter de nombreux disques et je lui ai téléphoné pour le lui dire. Mon ouvrage complète le sien car il fait la part belle aux années qui suivent, de 1980 à 2010. Nos trois publications ne sont donc pas concurrentes, même si chacune garde son identité propre. L’identité de mon travail est d’avoir fait primer le sensible sur le théorique, même si j’ai fourni un grand travail de documentation. Les plus beaux compliments qu’on m’ait faits proviennent d’un internaute qui, sur un forum, a écrit : « Je crois que l’auteur a trouvé la véritable définition du prog », et de mon directeur de collection, Christophe Lorentz, qui jugé que « j’habitais mes textes comme personne ». Il est normal et même souhaitable que les lecteurs ne soient pas toujours d’accord avec mes choix et mes commentaires des œuvres retenues. Car ce serait terrible si une seule personne détenait la voix de la vérité ou le jugement absolu. Mais lorsqu’ils ont le sentiment de lire un auteur sincère et passionné, et que cela entre en résonnance avec leur passion et leur vision intime des choses, a fortiori s’il ne parvenaient pas à l’expliquer, je pense avoir atteint mon objectif. Je reste sur ce que j’ai décrit dans l’Anthologie du bonheur musical moderne comme la seule philosophie qui vaille : « l’important c’est d’aimer ».
A suivre….
Propos recueillis par Christophe Gigon, juillet 2015
https://www.facebook.com/jerome.alberola
Une belle interview !
Merci d’essayer de « popularisé » cette musique pour laquelle je me « bats » depuis 30 ans..
Le rock progressif est malgré tout toujours présent, la preuve c’est qu’il existe aujourd’hui beaucoup plus de groupes que dans les années soixante-dix.
Amitiés.
George Pinilla. George’s Shop ( ex-Shop 33)
Merci George ! Et oui, 30 ans en effet que cette musique évolue d’un côté (l’essence même du « progressif ») et stagne de l’autre (son versant « conservateur », que les dinosaures tels que nous continuons aussi d’apprécier, car je pense qu’on ne défriche pas toute sa vie et qu’à un moment on tourne un peu toujours autour des mêmes références). L’important, c’est de garder l’esprit ouvert et la passion intacte !
A bientôt 😉
Amitiés,
Phil