Feu! Chatterton – L’Oiseleur
Barclay
2018
Feu! Chatterton – L’Oiseleur
Pas facile d’aborder ce deuxième album de Feu! Chatterton, pas facile car cet « Oiseleur » est très dense, immensément lumineux, poétique et par moments insaisissable, et du coup on a peur de passer à côté de quelque chose, d’oublier l’essentiel. Après la première écoute, on a qu’une seule envie, c’est d’y retourner, car on a repéré des petits moments magiques qu’on aimerait bien réentendre. Il faut donc passer du temps avec L’Oiseleur pour pouvoir le domestiquer car ici on est à des années lumière du fast-food musical habituel. Les treize chansons sont des petites séquences cinématographiques tournant la plupart du temps autour du thème de la relation amoureuse et portées par des orchestrations diverses et soignées. Le piège serait de croire à un album de chanteur en minimisant la qualité des compositions. On a bien affaire à la multiple inspiration d’un groupe de grand talent où la musique et les mots se renforcent mutuellement.
Feu! Chatterton avait surpris son monde en 2014 en surgissant sur le devant de la scène avec un EP de belle facture rappelant Bashung, Gainsbourg, Ferré ou même Christian Décamps. Un petit OVNI prometteur qui allait promouvoir la sortie du premier album Ici Le Jour (A Tout Enseveli) en 2015. Une belle réussite qui détonnait dans le paysage habituel de la chanson rock electro-pop française. Avec quelques autres (Murat, Méliès, Dominique A…) Feu! Chatterton a réussi l’exploit de remettre la poésie et les textes travaillés au goût du jour et de rassembler le public (de tous âges), les médias et les institutions (Victoires De La Musique). La tournée qui suivit fut particulièrement enthousiaste et révélatrice de l’engouement qui règne autour des cinq parisiens. Néanmoins, malgré la qualité évidente de l’album, on pouvait regretter le lyrisme un peu trop appuyé d’Arthur Teboul qui pouvait par moment devenir gênant. Et puis Samy Osta, l’homme aux manettes, avouait ne pas être allé au bout de sa collaboration. Alors on se disait, c’est certain le prochain sera parfait.
Et parfait, il l’est, et même au-delà. Je n’ai pas peur de parler de chef-d’œuvre qui fera date dans le monde pourtant saturé de la chanson française. Quel bond en avant ! La voix est parfaite, maîtrisée et les musiciens inventifs. La production de Samy Osta est minutieuse et claire malgré la complexité des compositions. Alors par où commencer ? C’est bien là le problème vu la densité de l’édifice. Tout bêtement par le début et le slam de « Je Ne Te Vois Plus » qui n’est pas déclamé façon Grand Corps Malade mais plutôt murmuré comme Christophe dans Aimer Ce Que Nous Sommes, autre chef-d’œuvre. Les mots de L’Oiseleur sont comme des notes de musique, comme un assemblage harmonieux et pas nécessairement déchiffrables. Ils nous font entrevoir des moments intimes de la vie avec Grace, Ginger, Anna ou Juliette et c’est suffisant. Les séquences musicales sont particulièrement inspirées et abordent tous les genres, on passe des guitares très rock du puissant « Grace » à la chanson légère qu’on aime fredonner, « L’Oiseau », puis aux sonorités vintage de « Souvenir » avec ses superbes claviers et le chant d’Arthur qui fait penser par moments à Christian Olivier des Têtes Raides. Après seulement quatre morceaux, on a le sentiment que la partie est déjà gagnée tellement on a envie d’aller plus loin. La suite va confirmer cette impression.
« L’ivresse », autre ambiance, autre réussite ! Un montage inventif, moitié rap moitié ritournelle, avec bruitages et voix en arrière plan. Éternelle union entre le poète et l’alcool pour enfanter de la rage et de la passion. Sur « Ginger », Antoine Wilson à la basse et Raphaël de Pressigny à la batterie font des merveilles pour ressusciter toute l’atmosphère cinématographique des sixties. Le son des claviers et la folle cavalcade des chœurs de Louise Verneuil semblent tout droit sortis d’un vieux James Bond. Le Macédonian Symphonic Orchestra introduit « Tes Yeux Verts » qui reste pour moi un morceau de transition qu’on garde secrètement pour plus tard quand on aura trop écouté les autres. On retrouve la basse virevoltante d’Antoine Wilson sur la mise en musique du poème d’Aragon « Zone Libre » avec une touche orientale qui témoigne des voyages au soleil d’Arthur. Feu! Chatterton nous fait vivre des aventures rares et poétiques où la musique s’exprime en totale liberté. A ce stade on est déjà pas mal abasourdi sans savoir que la suite va nous achever. Que dire du magnifique « Erussel Baled (Les Ruines) » qui nous assomme de simplicité avec sa belle mélodie et ses paroles qu’aurait pu chanter Mouloudji. Être la plus belle chanson d’un album sans faiblesses c’est vous dire le niveau de la composition.
La dernière partie de L’Oiseleur commence avec « Anna » et ses claviers très new wave. Passer du rap et du slam aux accents vintages des années 70 ou 80 n’est pas un exercice facile si on veut garder de la cohésion et de l’unité. La production de Samy Osta et les sonorités de Clément Doumic et de Sébastien Wolf ont su créer une musique cohérente qui finalement n’a besoin que d’elle-même. Ensuite direction le soleil corse de « Sari d’Orcino » avec Juliette et sa robe orangée pour un hymne à la nostalgie et à l’abandon du jardin d’éden. Puis des plages de la méditerranée on passe à la grisaille sordide des cités de « La Fenêtre » et son tempo soutenu façon space rock. La poésie c’est comme le yin et le yang, il y a du laid dans le beau et du beau dans le laid. Les mots d’Arthur Teboul sont éloquents à ce sujet. L’album se termine comme il a commencé : par la longue introduction parlée de « Le Départ » qui permet d’adapter musicalement trois poèmes de Paul Eluard sans que cela soit pompeux ou inadéquat. Le son des cordes et de la basse font penser à L’Histoire De Mélody Nelson de Gainsbourg pour un dernier voyage dans le temps.
Voilà, vous l’aurez compris, je suis vraiment tombé sous le charme de cet « Oiseleur » qui a largement confirmé le potentiel musical et poétique de Feu! Chatterton. Cet album plus immédiat et plus abordable que le précédant va certainement élargir l’auditoire du groupe sans trahir et mécontenter les fans de la première heure. Pour ma part il trône pour l’instant au sommet de ma playlist 2018 en attendant des concurrents sacrément costauds pour le découronner.
Thierry Folcher