Jean-Louis Murat – Travaux Sur La N89
Pias
2017
Fred Natuzzi
Jean-Louis Murat – Travaux Sur La N89
Ah bah voilà. Je suis bien embêté maintenant. Pour une fois que je pouvais parler de Jean-Louis Murat. Et voilà que je me retrouve avec Travaux sur la N89… Non mais Jean-Louis, tu l’as fait exprès là ! Toi qui aimes taquiner le monde, tu t’es dit : « Tiens ! Y a Fred de C&O qui veut chroniquer mon prochain album, ok on va voir ce qu’il aura à dire là-dessus, allez hop ! » Bon ben d’accord, je vais en parler de tes travaux, Jean-Louis. Tu permets que je t’appelle Jean-Louis ? Non ? Ok. Murat n’appartient qu’à Murat. Depuis une trentaine d’années, il enchaîne les albums avec une régularité métronomique et s’est bâti une aura de légende, autant pour ses coups de gueule contre la chanson française que pour la qualité de ses propres chansons, artisanales, fabriquées avec amour (ou dégoût) et jetées au public qui en redemande. Avec sa voix d’éternel jeunot (il a 65 ans et sa voix n’a pas bougé d’un iota), il nous livre des classiques rock ou folk ou pop, ou même des choses inclassables, comme ces Travaux Sur La N89 qui semblent échappés d’une installation d’art contemporain, mais toujours avec la poésie qui le caractérise.
Alors oui Murat innove, s’aventure dans des territoires inconnus, pour lui comme pour nous, et expérimente à partir de rien. Le luxe ultime pour un musicien en somme. Sommes-nous loin des Dolorès, Lilith, Mustango, Babel, Morituri ou encore Tristan, par exemple, et pour essayer de couvrir l’ensemble du spectre musical et du talent de Murat (ou parce que j’ai aussi la flemme d’écrire d’autres titres d’albums plus long !) ? Eh bien, oui, mais en fait, pas tant que ça. C’est l’électro qui domine, et qui donne cette couleur inédite chez Murat dans cet opus. Trente-neuf minutes de musique qu’il faut écouter d’une traite, sinon on risque de ne jamais y revenir. Certains en ont fait les frais. Déjà honni par la majorité des fans, l’album n’aura sans doute pas de seconde chance. Murat s’en fout, sûrement, il est déjà en train de bosser sur le prochain disque. Pourtant ces travaux, même s’ils semblent inachevés (51 jours de studio chez le complice Denis Clavaizolle quand même, mais un travail achevé n’est plus en travaux…), recèlent quelques trésors dont Murat a le secret. Morgane Imbeaud est un de ces secrets. Sa voix fait mouche et s’inscrit très bien dans ces paysages particuliers.
Alors on essaye de se raccrocher aux mélodies parmi les dissonances, les bruits électroniques, et mine de rien, il y en a pas mal. Alors que « Les Pensées De Pascal » nous embarque dans un trip électro-jazzy élégant, on pense un peu à The Age Of Adz de Sufjan Stevens, pour vous donner une idée de la teneur musicale de cet album. « Cordes » est un morceau fascinant par ses mélodies, que je trouve vraiment très bon. « Dis Le Le » est excellent, avec une belle teneur électro, travaillée, plaisante tandis que le texte se dirige droit vers la chanson française (dixit Murat lui-même). Avec « Alco », Murat rentre de plain-pied dans l’électro qui perd en route ses fans. Sauf que… si c’était en anglais, et par un autre groupe, on ne s’en offusquerait pas. Le titre est plein d’idées, inventif, et assez fun finalement. « Johnny Roide », titre atmosphérique, continue dans la veine expérimentale, avec moult idées à la clé. Nombre de ces titres sont à défricher en les écoutant attentivement.
« Travaux Sur La N89 » est peut-être le morceau le plus difficile dans le sens où la déconstruction musicale est assez forte. C’est ici que Murat prend des libertés énormes, au risque de vraiment décontenancer. Courageux et… passionnant. Car Murat n’est pas un feignant (même s’il « n’aime pas le travail » comme il le déclare dans la chanson), et le titre est rempli de passages à décortiquer. On peut s’autoriser à penser ici au travail de Kate Bush. Morgane Imbeaud chante en duo sur « La Vie Me Va », invitation à la balade, plaisante, dans une chanson (oui on peut utiliser le terme ici) qui semble la plus aboutie en terme de format. « Coltrane » pousse à la rêverie, sur une route lancinante et fascinante. On se surprend à évoquer l’ombre d’un Chamfort ou les errances d’un Christophe. « Alamo » est une parenthèse quasi instrumentale, avec une mélodie sifflée. Comme un work in progress qui se suffit à lui-même, étape du voyage, repos sur une aire. « Garçon » fait assez années 80, porté par Morgane Imbeaud, une pop electro surprenante, avant de s’engager sur « Le Chat » dont le miaulement électronique me divertit à chaque fois. Murat s’amuse et nous aussi. Retour de la guitare avec « Quel Est Le Problème Moïse » et furieux sons sur « O Sole Mio » avant le final « Chanson De Sade », beaucoup plus classique dans sa forme.
Ces Travaux Sur La N89 sont remplis de pépites à dénicher dans chaque étape qui forme le voyage dessiné par Jean-Louis Murat. Certains tomberont direct dans le premier trou sur la route, quand d’autres le regarderont attentivement et poursuivront leur chemin, jusqu’au bout. Aux plus aventureux, je dis bravo, vous avez sans doute fait le voyage le plus exigeant que Murat vous ait proposé. La récompense finale ? Y revenir, encore et encore, pour continuer à défricher, construire ces travaux à notre manière, se les approprier, et y faire notre propre route.
Une chose est sure, c’est que cet album fait réagir, à la différence d’un Morituri que j’avais trouvé bien tiède.
Donc c’est déjà positif !
C’est vraiment délicat, même pour le public de Murat d’être déboussolé ainsi et comme tu le dis beaucoup de gens vont être abandonnés sur le bord de la route.
J’ai écouté cet album d’un trait et sans jamais me poser la moindre question, à la fin avec mon épouse on s’est regardé et on a dit… mais c’est un putain de bon album !
Tout est là, fan ou pas fan, tu adores ou tu détestes.
A l’époque j’avais ressenti les mêmes sensations avec le « Aimer ce que nous sommes » de Christophe, autre album fascinant.
Absolument !! Le Christophe est un peu sur le même modèle de ressenti . Cet album de Murat divise c’est certain. Peu feront l’effort de s’y plonger et de réellement l’écouter et c’est bien dommage.
Un disque qui a le grand mérite d’être déroutant mais pas indigne d’intérêt comme le prouve votre billet. Jean-Louis Murat à , je pense, pris son parti qu’il ne sera jamais un grand chanteur populaire alors que cette idée aurait être véridique à l’époque du « Col de la Croix Morand » mais aujourd’hui, il assume et innove quitte à perdre des fidèles en route. j’ai toutefois préféré (et de loin !) « Babel » et « Morituri » qui étaient des albums plus denses et plus travaillés à mon gout . je souhaiterai que Jean-Louis Murat nous revienne dans deux ans avec un album digne du « Moujik et sa femme » de 2002 qui était parfait à mes oreilles.
Merci Jerry pour ton commentaire. Pour ma part, Babel est un très grand disque. Morituri en comparaison est un peu fade mais quand même très bon. Il n’y a pas de mauvais albums chez Murat et chacun recèle de très bonnes chansons. Pour moi, c’est Lilith qui résume bien les talents de Murat.
Merci Fred’ ! ah !! « Lilith » un de mes favoris. Merci pour ce blog ! Au plaisir de vous retrouver un jour sur le mien, ou je parle musique de temps à autre.