Eidola – Degeneraterra
Eidola
Blue Swan Records
La relève musicale ne cessera jamais de me surprendre. Je ne suis pas très vieux, mais « dans mon temps », on grattait tous un peu la guitare, on fredonnait tous quelques airs à s’égosiller, on s’improvisait tous un peu batteur et tout cela nous convenait. L’authenticité de la musique de ma génération, celle des X, résidait dans l’agressivité, la sensibilité de ses auteurs. L’énergie des Cobain, des Weiland, des Cornell et des Staley nous suffisait. La musique de l’ère grunge, un peu crasseuse, avec ses voix un peu rauques et pas toujours justes, ses guitares aux airs minimalistes et saturés de distorsion et sa batterie lourde (quoique linéaire), faisaient le travail. Et ceux qui étaient les plus doués d’entre nous, les accrocs de metal technique, étaient considérés comme des demi-dieux. Or, ces demi-dieux de mon adolescence en plein cœur des années 1990, ont été depuis longtemps supplantés, dépassés par le talent d’une nouvelle classe de musiciens au talent absolument déconcertant (un ami batteur m’a d’ailleurs avoué qu’il considérait que son jeu était très banal lorsqu’il le comparait à certains jeunes batteurs du moment).
Plus tôt ce printemps, une découverte musicale des plus inattendues a ébranlé une autre de mes vieilles convictions : la nouvelle génération a quelque chose à dire, quelque chose à démontrer. Bref, certains d’entre eux ont un talent et une aisance que l’on a rarement vu jusqu’à maintenant. En me promenant sur le site de Bandcamp, quelle ne fût pas ma surprise lorsque je suis tombé sur Degeneraterra, le second album d’un groupe post-hardcore/fusion en provenance de Provo, une petite ville de l’Utah. Il est plutôt rare que j’éprouve l’impression de tomber en amour avec une œuvre musicale à la première écoute. Et lorsque cela survient, je me lasse immanquablement du dit-album en quelques écoutes à peine (c’est ce que me fait généralement la musique commerciale ou trop facilement accessible). Or, Eidola figure toujours dans la liste de mes artistes préférés, bien que le coup de foudre fût instantané.
Il y a dans la musique de ce jeune quintet, une énergie, une transcendance qui n’a rien d’humain. Chaque mesure surprend par son audace, sa technicité et son expérimentation, tout en étant sensible, légère et profonde (il suffit d’écouter la pièce « Contra : Second Temple » pour saisir l’essence de mon propos). Les anges, que dis-je, les fantômes de cette musique voilée et vaporeuse, nous transporte dans un univers où tous les sens sont mis à profit (le terme grec « Eidolôn », qui signifie « fantôme » ou « apparition », légitime d’ailleurs l’impression onirique que crée la formation). Comme une bonne littérature, Degeneraterra nous fait voyager de par la création d’ambiances diverses et la progression d’une pièce à l’autre. D’un ensemble post-hardcore où la guitare est à la fois lourde et exploitée de toutes les façons inimaginables, on passe à certaines pièces plus post-rock telles que « Divide » et « Omega : Third Temple » où le « reverb » et le « chorus » de la guitare font littéralement planer, comme dans un sublime « Paranoid Android » signé Radiohead.
Les guitares très lyriques de Branson Bascom et de Matthew Dommer sont en constante progression, exploitant le spectre sonore à la façon d’un électron en mouvement (bref, la guitare ne se repose jamais et rebondit sur toutes les surfaces immatérielles de ses partitions). La batterie de Matthew Hansen, elle aussi dynamique et irrémédiablement agitée, donne l’accent progressif à l’ensemble, usant de rythmes brisées, de combinaisons inattendues de toms et de cymbales, alors que le timbre très « british indie » d’Andrew Michael Wells comble les rares interstices de cette musique qui a horreur du vide.
Et dans toute cette ingéniosité et cette virtuosité à la fois incontestable et manifeste, il est impossible de supprimer un morceau de cet album. Ce serait comme priver l’univers d’une de ses galaxies. Car si les mecs d’Eidola ont un talent rare pour la composition, la réalisation et l’assemblage de cet album est toute aussi notable. Aucune pièce ne côtoie la médiocrité, ni même s’en approche. L’ensemble de l’opus est équilibré, complet en soi. Chaque instrument, chaque ligne a son importance individuelle et se greffe à d’autres lignes sans effort. Rien ne semble forcé, tout semble couler de source, comme une inspiration fluide et ininterrompue. On s’imagine mal les cinq musiciens du groupe s’asseoir un instant pour discuter si tel ou tel « riff » devrait être supprimé ou retravaillé. On éprouve davantage l’impression que leur musique est née d’un court accouchement sans douleur tant tout cela semble naturel et fluide.
Le contenu sémantique de cet album est lui aussi remarquable. Les paroles de Wells et de Dommer sont d’une poésie et d’une philosophie très efficace, complétant avec brio cette « expérimentation existentielle » (ce sont là les termes employés par le groupe pour désigner leur musique). Un passage de la chanson « Divide », l’une de mes pièces préférées, illustre d’ailleurs l’aspect très mystique qui soutient tout le concept d’Eidola, c’est-à-dire une musique cérébrale et émotive où tout est signification. Deux lignes en particulier résument fort bien ce que le leader et principal compositeur du groupe a à l’esprit :
« We were the invulnerable everything with nothing left to feel. As you and I divide, we’ll compromise and learn to know what’s real ».
« Nous étions ce « tout » invulnérable qui n’a désormais plus de quoi ressentir. Au moment où toi et moi nous nous séparerons, nous allons nous compromettre et nous apprendrons alors à reconnaître ce qui était réel ».
Le terme archaïque « Eidôla », relié à l’étude de la perception et de l’optique désigne, selon Épicure, désigne « les fines enveloppes d’atomes émanées de la surface des objets et qui nous les font voir en pénétrant dans nos yeux ». De par la définition ambivalente du nom retenu pour désigner leur groupe, on sent bien toute l’intelligence de ses membres. Rien d’étonnant alors à ce que cette musique stimule ainsi les sens, puisqu’elle renvoie à la sensibilité et aux perceptions de ses compositeurs, qui a leur tour s’insinue dans notre esprit. On est très près de l’œuvre d’art intégrale, celle qui suscite les cinq sens (d’accord, je l’admets, de la musique ça ne goûte rien… mais bon, disons qu’Eidola titille la cervelle, point à la ligne !). En ce qui me concerne, une musique qui stimule à la fois mes oreilles, mes yeux et mon esprit, ne peut que trouver une place de choix dans ma collection de disques. Oh, puis un dernier vers pour la route, histoire de vous donner le goût d’explorer plus avant cette pièce d’anthologie anticipée :
« It’s easy to get lost, swimming through the currents of absolutes. Now a history of vanity is all that we have left ».
« Il est facile de se perdre, de nager à travers le courant de l’Absolu. À présent, une histoire faite de vanité est tout ce qu’il nous reste ».
Inspirant, n’est-ce pas ? À vous maintenant de vous plonger dans cet univers sensuel (dans le sens empirique du terme), quitte à regretter d’avoir à revenir sur terre lorsque le dernier morceau sera joué…
Dany Larrivée
https://eidolamusic.bandcamp.com/
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Chronique parue simultanément chez Clair & Obscur (France) et Daily Rock (Québec).