Devendra Banhart & Noah Georgeson – Refuge
Dead Oceans
2021
Thierry Folcher
Devendra Banhart & Noah Georgeson – Refuge
Jamais titre d’album ne fut aussi bien approprié. Et je voudrais m’adresser en priorité (mais sans exclure personne) aux fans de Brian Eno, de Klaus Schulze ou d’Ólafur Arnalds pour les alerter sur cet album qu’ils ne doivent en aucun cas laisser passer. Surtout que le nom de Devendra Banhart n’est pas forcément associé aux musiques instrumentales à tendance contemplatives, voire méditatives. Cela dit, tous ceux qui connaissent ce fier hippie aux multiples accents culturels, ne trouveront pas étonnant de le voir embarqué dans cette aventure cosmique en compagnie de son fidèle ingénieur du son, Noah Georgeson. Les chansons de Devendra ont toujours été fabriquées à partir de ressentis profonds et au prix d’une certaine élévation spirituelle. Pas étonnant que sur son dernier album Ma sorti en 2019, il prenne à témoin la Terre mère sur les inquiétants dommages que l’homme lui inflige et qu’il s’inflige à lui-même. Ce Refuge est devenu une nécessité et encore plus aujourd’hui avec cette folie pandémique qui risque de nous engloutir, et je ne parle pas que du virus. Cela faisait un bon bout de temps que Devendra et Noah, élevés tous les deux dans la culture New Age, mijotaient un projet qui rendrait hommage à ce mouvement né dans les années 80 et dont le label Windham Hill fut le principal promoteur musical. La COVID-19 avec son lot d’enfermements successifs a donné aux deux compositeurs l’opportunité de réaliser leur rêve. Comme quoi, d’une situation obscure peut naître de fort belles choses. Une situation paradoxale dont l’Histoire est coutumière. L’écriture de Refuge a donc débuté au printemps 2020 par une fructueuse collaboration à distance qui allait aboutir à plus d’une heure de musique et treize titres d’une apaisante beauté rare.
De la méditation tibétaine chez Clair & Obscur ce n’est pas fréquent, mais ici on est certain d’éviter l’écueil des musiques traditionnelles trop marquées. Sur le morceau « In A Cistern » par exemple, aucun motif oriental ne vient s’installer, ce n’est qu’une douce promenade très mélodique qui procure un bien être immédiat et qui amène à la méditation par son habile motif d’arpège répétitif. La force de l’ambient est de garder l’état d’esprit des mantras tibétains tout en le drapant d’un habillage moderne à forte présence de claviers. On rejoint de cette façon les longues pièces de l’électronique allemand des années 70, les paysages nordiques d’une nouvelle scène scandinave en pleine expansion et surtout le long et minutieux travail de Brian Eno dont le Music For Airports (1978) résonne ici de façon flagrante. Entrer dans Refuge (ou plutôt dans le refuge) se fait très lentement, sans heurt et sans précipitation. L’auditeur devra faire preuve d’un ralentissement corporel évident et d’une ouverture d’esprit indispensable. Ce n’est qu’à ce prix que la beauté et l’extase viendront vous réchauffer au plus profond de vos cellules. Chroniquer ce genre d’album est assez périlleux car on ne peut l’appréhender que de façon globale. Son acceptation ou son rejet ne se fera pas sur la qualité des morceaux mais sur la capacité à entreprendre ce voyage jusqu’au bout ou de lâcher l’affaire rapidement. Les fans de freak folk dont Devendra est l’un des porte-drapeaux ne trouveront ici aucun son auquel se raccrocher et devront se faire à l’idée que leur idole s’est complètement métamorphosée. J’ai bien cherché, au détour d’une mélodie, d’une séquence, d’un son, quelque chose que l’on aurait entr’aperçu chez lui mais ce travail à deux dans cet environnement très différent n’a rien puisé des œuvres du passé.
Le début de l’album est du pur drone ambient à peine relevé par quelques sensations célestes (« A Cat »). Le rythme des accords de clavier se cale sur notre respiration et procure un apaisement immédiat. Il faut attendre « In A Cistern » pour entrevoir une ébauche jazzy du piano, un peu maladroite, un peu improvisée mais finalement salvatrice. Si vous êtes arrivé jusque-là sans mal, je pense que la partie est presque gagnée et que vous pourrez aller jusqu’au bout. Ça et là, quelques invités vont se poser discrètement et de façon tout à fait originale aux côtés des synthétiseurs de Devendra et de Noah. Sur « Rise From Your Wave », je ne crois pas me souvenir d’avoir entendu une Pedal Steel Guitar (Nicole Lawrence) sonner de la sorte, tout comme la clarinette et le flugelhorn de David Ralicke absolument délicieux et envoûtants sur « Peloponnese Lament » et « Three Gates ». Et puis, il y a des moments forts, à l’image de « Into Clouds » qui met à l’honneur la basse de Todd Dahlhoff dans un exercice de pur ambient rythmé par un battement cardiaque très relaxant. Dommage que la fin soit un peu abrupte car on pouvait aller un peu plus loin dans cette aventure sensorielle. A ce propos, les espaces entre les morceaux sont plus longs que d’habitude comme pour laisser les dernières notes en suspend et ne pas sortir brutalement l’auditeur de sa concentration. Par ailleurs, d’éminents personnages interviennent verbalement comme l’écrivaine américaine Sharon Salzberg pour quelques mots sur « Sky Burial » et Neten Chokling Rinpoché (le maître spirituel de Devendra) pour réciter un mantra à la fin de « Asura Cave ». Ce dernier titre est assurément le plus mystique et le plus aventureux du disque avec son montage en forme de collage sonore très imagé.
Depuis le début je fais référence à Devendra Banhart car des deux compères c’est bien lui le plus connu. Mais il faut rendre à César ce qui lui appartient et donner à Noah Georgeson la place qu’il mérite. Sur les treize titres de Refuge, sept sont à créditer de sa seule écriture et de sa seule présence. Il y a notamment « Aran In Repose » qui va faire grimper la charge émotionnelle très, très haut. La harpe de Mary Lattimore, le piano de Tyler Cash et surtout la diabolique flûte de David Ralicke vont rendre les amateurs de rock progressif beaucoup plus attentifs. Superbe morceau, d’une beauté immédiate qui vaut à lui seul un intérêt appuyé pour ce disque. Enfin « Lament Return » clôt la partition de façon identique au début par un duo piano, synthétiseur en totale suspension.
On nous explique que Refuge est une une bande-son permettant d’atteindre des espaces musicaux lointains dans lesquels il faut s’attarder pour trouver répit et réconfort. C’est bien l’atout principal de ce disque qu’il faudra classer à part et rechercher aux moments opportuns. Par contre, un rejet pur et simple serait bien dommage même pour les fans de Lynyrd Skynyrd ou de ZZ Top (dont je fais partie). Peu importe nos passions et nos styles de vie, certaines périodes de nos existences ont besoin de ces ralentissements et de ces rendez-vous face à nous-même. Désormais on connaît un refuge où l’on peut se rendre pour nous aider dans ce cheminement.
https://devendrabanhart.bandcamp.com/album/refuge