Brad Mehldau – Jacob’s Ladder
Nonesuch Records
2022
Thierry Folcher
Brad Mehldau – Jacob’s Ladder
À tous ceux dont le nom de Mehldau n’évoque rien, je rappellerai juste que l’on a affaire à l’un des plus grands pianistes de jazz du moment, une sommité en matière de création, d’adaptation et de virtuosité. Que l’on soit féru de jazz ou non, je suis sûr que n’importe quel amateur de musique trouvera dans son immense production discographique matière à s’évader et à ressentir des ondes porteuses de bien-être. C’est que le bonhomme a flirté avec tellement de genres différents, allant du classique au rock en passant par la musique de film, qu’il a récupéré à chaque fois une belle quantité d’admirateurs et de suiveurs. Je vous assure que ses adaptations de Radiohead valent le coup et démontrent à quel point des compositions comme « Paranoid Android » ou « Exit Music (For A Film) » sont d’une grande richesse harmonique. Brad Mehldau a cette capacité de révéler l’insoupçonnable et de mettre en lumière des éléments restés dans l’ombre. Je pense aussi à ses interprétations formidables de « Tom Sawyer » de Rush et de « Starship Trooper » de Yes sur Jacob’s Ladder, son tout dernier effort studio. Mais on en reparlera un peu plus loin. Alors c’est vrai, si vous regardez sa discographie, vous allez prendre peur et vous demander par où commencer. Sans vouloir vous imposer quoi que ce soit, je dirais que la meilleure porte d’entrée est sans doute son album Largo de 2002. Par contre, il ne faut pas se leurrer, on est bien dans le monde du jazz pur et dur mais avec des touches mélodiques et des constructions qui cassent un peu les habituels plans du genre. A titre d’exemple, l’intervention des cuivres façon brass band sur « Dusty McNugget » est juste incroyable. Enfin, c’est à vous de voir. L’actualité de Brad Mehldau s’appelle donc Jacob’s Ladder et renvoie l’artiste vers son penchant mystico/biblique qu’il faut bien accepter. Rassurez-vous, la musique n’en souffre pas, bien au contraire. On ressent un souffle que l’on peut qualifier de divin (au sens large du terme) sur les douze titres qui se partagent entre compos originales et reprises explosées de Gentle Giant, Rush et Yes. Et oui du rock progressif, un genre qui fascinait le jeune Brad avant que le jazz ne le transforme en une monstrueuse machine à jouer et à composer.
Pour expliquer le titre du disque, il faut savoir que dans la Bible, l’échelle de Jacob permet aux hommes de se mettre en relation avec Dieu quand le besoin s’en fait ressentir. Voilà, c’est dit. Mais pour Brad Mehldau c’est du sérieux et cela correspond à une profonde démarche spirituelle déjà présente sur Finding Gabriel, son album de 2019. A l’époque, cette approche utilisait surtout la musique comme vecteur de transmission et pour elle, pas besoin de convaincre. En terme de composition, Finding Gabriel possédait des arguments plus que persuasifs. Je vous invite, par exemple, à écouter le titre « Deep Water » et de voir comment Brad construit et déconstruit la partition, du grand art tout simplement. Bon, c’est de Jacob’s Ladder dont il s’agit ici, et croyez-moi il y a beaucoup à dire. Tout d’abord, amateurs de rock, progressif ou non, vous allez être servis. Je n’ai pas tout écouté de Brad Mehldau, loin s’en faut, mais je pense qu’il vient de pondre un de ses meilleurs albums, certainement un des plus insolites. La grosse claque ni plus ni moins. Ce qu’il y a de formidable, c’est qu’il se sert bien des thèmes de « Tom Sawyer » ou de « Starship Trooper » mais uniquement pour les déstructurer et les enrichir à sa manière. A l’arrivée, c’est du Brad Mehldau tout craché avec d’adorables lignes jazzy qui surgissent au milieu du maelstrom rock uniquement pour nous rappeler d’où vient le bonhomme. Pour info, il faut savoir que « Jacob’s Ladder » c’est aussi un titre de Rush (sur Permanent Waves de 1980) dont Brad s’est servi comme base de réflexion et source d’inspiration musicale. Bref, une fois le thème de la foi accepté et digéré, il nous reste l’essentiel, c’est à dire un incroyable disque qui swingue, qui hurle, qui cajole, qui séduit et qui nous emporte bien au-delà de n’importe quelle considération métaphysique.
Je vais être franc avec vous, il y a bien longtemps que je n’avais pas été retourné de la sorte à l’écoute d’un album. Cela durera t-il ? Impossible de le dire. Par contre, j’aimerais que vous fassiez l’expérience « Herr Und Knecht » comme je l’ai vécue la première fois, c’est à dire en prenant ce titre en pleine poire et avec la sensation de retrouver les grandes heures du prog où les jeunes Emerson et Fripp (entre autres) allaient radicalement changer la perception de la musique. Sur ce morceau, le chanteur Tobias Bader nous refait le coup du « 21st Century Schizoid Man », en allemand cette fois, mais avec la même intensité et la même brutalité. Il faut savoir qu’ici, il n’y a ni guitare, ni basse mais uniquement les claviers de Brad Mehldau, la batterie de Mark Guiliana et le saxophone épileptique de Joël Frahm. Une équipe de dingues à l’origine d’un ouragan de notes et de boucles mais qui, par miracle, restera mélodieux et accessible. « Herr Und Knecht », Maître et Servant, au-delà du message forcement dispensable, il subsiste une prouesse musicale de très grande envergure. Après un tel déferlement, Brad se devait d’écarter les nuages et « (Entr’Acte) Glam Perfume) » sera son plus bel antidote pour nous apaiser et nous rassurer. Mais pas à la manière d’une accalmie passagère dépendante de son turbulent voisin. Non, c’est un véritable morceau où le Steinway se prend pour Debussy et Becca Stevens pour une vocaliste de bande originale de film. Deux titres magnifiques qui valent à eux seuls le détour par cette échelle de Jacob, pourtant encore loin d’avoir révélé tout ses trésors. Cela avait commencé par « -Maybe As His Skies Are Wide- », une introduction enfantine inspirée de « Tom Sawyer » et délicatement chantée par le jeune Luca Van Den Bossche. L’orchestration millimétrée est d’une précision rare et les percussions, glockenspiel en tête, contrebalancent à merveille la partition du piano. Un joli démarrage, qui installe le sujet avec force et met en évidence la production soignée de John Davis aux Bunker studios de Brooklyn.
On en arrive à l’épisode « Cogs In Cogs » décliné en trois actes et dont seule la partie centrale intitulée « Song » nous renverra aux bons souvenirs de Gentle Giant. Cette section, chantée par Becca Stevens, est encadrée par un « Dance » ultra jazzy et un « Double Fugue » rappelant les variations de Bach chères à Mehldau. Dans sa globalité, cette périlleuse adaptation est pleine de trouvailles que seules plusieurs écoutes attentives révéleront à nos oreilles fascinées. C’est un peu avec le même état d’esprit qu’il faut aborder l’inusable « Tom Sawyer » sur lequel Chris Thile s’installe en honnête alternative à Geddy Lee. Autant vous le dire, je ne suis pas fan de la voix du bassiste de Rush et cela m’a presque réjoui de découvrir cette autre version. Encore une fois, Mehldau va construire un édifice respectueux de l’original mais toujours avec son ami jazz tapi dans l’ombre, prêt à surgir à tout moment. C’est ce cocktail rock/jazz qui fait toute la différence et qui rend Jacob’s Ladder si attirant. Il faut voir comment « Tom Sawyer » se fracture en plein milieu pour laisser passer un saxophone opportuniste et inattendu. C’est tout simplement magistral. Après la surprenante et chaleureuse parenthèse « Vou Correndo Te Encontrar/Racecar » avec Pedro Martin au chant et à la guitare acoustique, la dernière partie du disque va faire beaucoup de dégâts dans nos esprits. Tout d’abord avec « Jacob’s Ladder », lui aussi partagé en trois et dont le message liturgique est sans détour. Ce morceau demeure malgré tout un grand moment musical, à la fois sombre et lumineux et sur lequel la voix de Safia McKinney-Askeur séduit et les touches électro de Brad étonnent. A noter, le délicieux mellotron prog qui essaie de rivaliser, en vain, avec le piano jazz et une dernière partie apocalyptique pas vraiment rassurante. Ensuite et pour finir, « Heaven » va surfer sur les notes de « Starship Trooper » de Yes avec toute la maestria dont Brad Mehldau est capable. Safia McKinney-Askeur semble sur la corde raide et Lavinia Meijer à la harpe nous régale. La célèbre partie « Würm » se lance avec son entrain habituel et ne s’effacera que face à Brad, son piano et son jazz éternel.
Une fois encore, j’ai l’impression de m’être laissé aller. Mais comment faire autrement quand la musique vous accapare et vous transcende de la sorte. Et croyez-moi, j’ai pas mal ratiboisé le texte pour le rendre un peu plus digeste. Voilà un disque coup de cœur qui rassemble tout ce dont je peux espérer de la part d’un artiste. Virtuosité, intelligence, partage et bonheur. Maintenant, on est tous différents et chacun se fera sa propre opinion. Je souhaite seulement que vous puissiez ressentir ces mêmes vibrations en écoutant Brad Mehldau ou quelqu’un d’autre, ce serai déjà pas mal. Jacob’s Ladder vient de s’installer tout en haut de ma playlist 2022 et il faudra être sacrément costaud pour l’en déloger. Nous sommes presque à la moitié de l’année et ce challenge a de quoi réjouir le plus blasé des chroniqueurs. A suivre.
https://bradmehldau.bandcamp.com/
Excellent texte, excellent musicien, excellent album, mais tous ses albums sont excellents…
Merci Frédéric. Je partage bien évidemment cette excellence même si je suis loin de tout connaître de l’ami Brad. Vivement la suite.