Aven – Eaux
Hylé Tapes
2020
Jean-Michel Calvez
Aven – Eaux
Le drone est le genre le plus minimaliste de l’ambient et bien des artistes s’y lancent, depuis que les outils numériques permettent de sampler et de manipuler « tout et n’importe quoi » pour en extraire une bande-son plus ou moins musicale. L’ambiance est-elle une « musique » ? Sujet philosophique que nous n’aborderons pas ici (d’abord en effet : définir « musique »)
Aven (aka Baptiste Reig), lui aussi venu d’un autre milieu que l’ambient (Frank Sabbath, DST et Cerbère, dans son autre vie) a également adopté une approche minimaliste sur les moyens : tourner le dos au numérique omniprésent pour privilégier l’un des synthétiseurs qui a forgé l’histoire de la musique électronique, le mythique ARP Odyssey. Ce clavier-là (et sa signature sonore), c’est un peu la soupe primordiale, le chaudron dans lequel ont glouglouté les opus les plus mémorables de l’histoire du genre ambient, de Steve Roach à Jean-Michel Jarre, sans oublier la Berlin School, dont le Klaus Schulze des seventies (avec le cultissime Timewind de 1975 où l’ARP Odyssey se taille la part du lion, avec deux ou trois autres claviers dont un orgue). Sans oublier le rôle d’ARP dans le courant minimaliste. On pense à Eliane Radigue et son gros ARP 2500, cousin ou « grand frère » plus puissant de l’Odyssey.
Vintage, Aven l’est donc dans l’esprit et jusqu’au bout avec le format cassette, un support on ne peut plus analogique (il en est resté le terme bande encore utilisé, quand bien même le magnétisme n’est plus à l’ordre du jour dans les studios). Un support qui, après le retour gagnant du 33 tours, revient lui aussi en grâce, y compris auprès des générations Y et Z, qui le découvrent. De plus, le tirage de ce One track est exclusif avec 50 exemplaires numérotés à la main d’une cassette C80 au bleu aussi azuréen qu’océanique. On notera que le mot Aven lui-même appelle les profondeurs, certes plus géologiques qu’aquatiques, mais la connotation y est, l’idée d’un voyage vers en bas et l’underground, plutôt qu’en altitude.
Quant à la musique, le thème qui l’inspire est limpide (si l’on peut dire) et le titre de cet opus, Eaux, assez transparent (même remarque !) bien qu’il s’agisse ici d’eaux profondes plutôt que de celles qui s’écoulent. L’idée est assez bien rendue grâce à un visuel bleuté original, très connoté profondeurs océaniques et à ce dos de rorqual qui orne la pochette. Le thème aquatique a inspiré quantité de musiques classées ambient depuis le Grand Bleu d’Eric Serra (le plus connu ?) jusqu’à Aqua du regretté Edgar Froese (1974), en passant par Abyss de Frederick Rousseau (1996), plus récent, mais analogique aussi pour le hardware (dont un ARP 2600 !). Comme chez Frederick Rousseau, il s’agit donc, avec Eaux, de mettre en musique l’univers des eaux profondes, à priori territoire du silence, plutôt que celui des glougloutements de cascades et autres bruits d’écoulements liquides de certains opus ambient. C’était la grande spécialité des premiers synthés tels le VCS3, roi des bruitages « rigolos » dont Froese était friand.
La performance, en 2020, est de restituer une ambiance (et avec une certaine intention imitative) à l’aide d’un unique synthé ARP analogique, sans faire appel ni au sampler numérique, ni au field recording aquatique. Ce serait trop facile, en tout cas une entorse au concept visé, celui de faire avec les mêmes moyens qu’un musicien des seventies, avant l’ère numérique.
Sur la cassette Eaux, une seule plage (lieu d’où on plonge dans l’océan, si l’on poursuit les jeux de mots). Un titre de 39 minutes, que l’on n’aurait pas pu graver dans les seventies, car le LP avait ses limites et ses fragilités, mais autorisé ici par une cassette C80, sur laquelle Eaux rentre tout juste. On vient de le dire, Eaux est donc une plongée, et sans événements marquants (ambient, en résumé), hormis son milieu aquatique, qui se fait de plus en plus oppressant à mesure que les fonds s’obscurcissent. Ce principe permet le type de voyage de « longue durée » auquel on accède via les titres ambient les plus lisses : Ici, pas de bruits incongrus perturbant la descente ni de séquences rythmiques comme dans une bonne moitié des productions de la Berlin School « motorique » (celle de Schulze, Tangerine Dream et leurs émules), car il n’y en a pas dans l’océan, royaume du silence. Mais un vrai retour aux sources (liquides ?) de l’ambient historique d’avant le séquenceur. Celles du Zeit de Tangerine Dream (1972), des toutes premières expérimentations de Schulze à l’orgue Farfisa, de 1968 à 1972, du Cluster 71 de Moebius, Roedelius & Planck, et autres expérimentations au clavier ou à la guitare électrique (analogique elle aussi). Celles-ci étaient ambient ou post-rock et minimalistes, à l’image des œuvres de Maeror Tri, de Troum, de Aun (Whitehorse, Blackhorse) ou du regretté Oophoï, et autres artistes ou formations plus ou moins récentes.
Avec cette plongée dans Eaux, le voyage est donc lisse et fluide, sans bulles ni accrocs, une sorte de version liquide du space ambient. Ceci ne convient certes pas à tout le monde (ceux pour qui musique égale rythme et déhanchements), mais ravira tous ceux qui utilisent l’ambient pour la méditation, le repos ou, tout simplement, pour générer une ambiance arythmique, vierge d’événements dissonants ou perturbateurs. Une musique propice à se vider l’esprit pour le remplir d’autre chose… d’eau par exemple ? Plutôt d’une sérénité tout juste contaminée par la légère oppression diffuse que génère cette longue descente en apnée dans les profondeurs du son… voire de soi-même, via le son aspiré dans sa phase liquide.
https://avenfactory.bandcamp.com/album/eaux
https://hyletapes.bandcamp.com/album/eaux
Interview d’Aven
C&O : Pourquoi ce projet ambient ? Il y a une vraie tendance, chez des artistes de divers courants (metal, etc.), à sortir leur projet ambient (ou parfois noise/indus), mais il est intéressant de connaître la motivation poussant à s’essayer à un genre si différent des musiques rythmées et/ou « bruyantes ».
Aven : J’ai découvert l’ambient il y a maintenant pas mal d’années, avec un disque qui m’a profondément marqué et qui n’est autre que le Selected Ambient Works Volume 2, d’Aphex Twin. Ce disque m’a fait réaliser d’abord à quel point on peut faire des choses incroyables avec très peu d’éléments sonores (cf. le minimalisme) et j’ai aussi pris conscience d’un aspect visuel de la musique, l’ambient c’est presque de la peinture sonore à mes yeux. C’est une musique qui crée des paysages musicaux. Ce sont des choses qui ont fait leur cheminement en moi ; pendant mes études, j’ai aussi écrit un petit mémoire sur le drone dans la musique. J’avais envie depuis longtemps de m’essayer aux instruments et à la musique électronique et, en 2018, je me suis lancé car j’étais de plus en plus à fond dans l’ambient, le drone, la musique expérimentale, c’est une musique que je trouve parfois très spirituelle et qui a un pouvoir de guérison et d’apaisement. Pour Aven, j’avais envie de m’exprimer tout seul avec mes idées, de faire parler mon univers intérieur autrement qu’au sein d’un groupe. Puis il y avait aussi la curiosité d’apprendre quelque chose de nouveau dont je ne savais rien, c’est tellement différent de jouer d’un instrument dans un groupe de rock, c’est une autre approche de la création. J’utilise encore cette analogie, mais pour moi, c’est comme si je faisais de la peinture avec du son. Et puis comme beaucoup d’individus, j’ai traversé une période difficile au moment où j’ai lancé le projet et enregistré la K7 éponyme et Eaux, c’était cathartique de le faire. C’est une banalité mais c’est pourtant vrai, ça m’a fait du bien à un moment où j’étais complètement paumé dans ma vie perso. Pour résumer, tout ça vient d’une obsession pour ce type de musique que j’écoute énormément, qui m’accompagne dans ma vie et qui, pour moi, a un pouvoir d’apaisement très puissant qui compte autant que le pouvoir d’autres musiques que j’adore et qui rythment aussi ma vie.
C&O : En allant plus loin dans la même direction : pourquoi « jusqu’au-boutiste », avec un clavier analogique (sa réédition, mais peu importe) et, mieux que ça, un clavier unique ? Est-ce une sorte de défi logistique, en 2020 où il est si facile pour « n’importe qui » de bricoler des sons avec des logiciels pas chers voire gratuits, que tout le monde peut avoir sur son ordinateur ? Faire de l’ambient descriptive avec uniquement un synthé analogique (= en synthèse soustractive), ça n’est vraiment pas simple par rapport à une approche via le sampler. Disons que le résultat obtenu sera très différent en analogique.
Aven : Alors ça haha, oui c’est une super question ! J’ai essayé l’ARP chez un ami, j’ai adoré puis quelques temps plus tard je m’en suis acheté un. Je voulais un synthé, une machine physique concrète parce que je n’étais pas à l’aise avec les logiciels, les plug-in, etc. Toucher des vrais potards, pour moi c’est plus intuitif, plus évident pour comprendre comment se forment les sons. Puis sans m’en rendre compte ça m’a posé une contrainte ! Et en fait, travailler avec des contraintes, j’adore je crois. C’est une bonne façon de se fixer un cadre et des limites, une méthode de travail. Il y a un peu de naïveté là-dedans puisqu’en effet, faire de l’ambient avec une machine comme ça, c’est quand même galère. Mais depuis j’ai beaucoup appris avec les logiciels et le reste, pendant le confinement j’ai enregistré un disque sans aucune machine, fait uniquement sur mon logiciel avec des field recordings et des pistes issues de chansons folk que j’avais enregistrées il y a longtemps et que j’ai trafiquées sur l’ordi (https://avenfactory.bandcamp.com/album/recollection). Je me suis donc posé la contrainte inverse : faire sans synthé, et j’y ai pris beaucoup de plaisir. Là je viens d’investir dans une nouvelle machine, un OP-1 *, j’aime bien son côté tout petit et les sons numériques qui en sortent. Donc on verra ce que ça donne, mais je vais probablement tenter de composer avec.
(*) Mini synthé portable de Teenage Engineering
C&O : Et pourquoi le format K7 ? De nos jours, je ne sais plus très bien sur quel appareil on peut encore écouter des K7 dans de bonnes conditions d’audio. On n’assiste pas encore au come-back des platines K7, je crois ?
Aven : Parce que j’adore la K7, c’est un bel objet, il n’est pas très cher à produire et j’aime beaucoup le son des cassettes, il y a un grain que j’aime beaucoup. J’ai grandi avec les K7, notamment les lecteurs Playschool pour enfants (avec lesquels on peut s’enregistrer), ça remonte à loin 🙂 puis, ensuite, les cassettes de black metal pendant mon adolescence, ça ne m’a jamais quitté. De plus, le label Hylé, qui a sorti Eaux, a pour spécialité de ne sortir que des cassettes. C’était donc tout naturel. D’autant que l’ambient et la musique New Age ont une longue tradition de la cassette. J’ai une platine cassette AKAI (je n’en connais pas l’année mais je pense qu’elle est assez vieille) qui fonctionne super bien !
C&O : Et pourquoi ce nom, Aven ? Est-ce lié au terme de géologie, en lien avec la Bretagne (la rivière Aven) ou un autre sens crypté ou caché ?
Aven : Le nom aven vient bien de la géologie. C’est un gouffre, un abîme. J’en ai visité quelques-uns durant mon enfance, y compris des cavernes. J’ai toujours été très fasciné par le monde souterrain, c’est quelque chose qui renvoie à mon imaginaire personnel, à mes fantasmes d’enfant. J’ai passé mon enfance et mon adolescence à lire des romans d’aventures, de fantasy ou de science-fiction, à regarder des films, etc. Et toutes ces choses ont participé à mon goût pour les mondes souterrains. Après ce n’est pas seulement une représentation mentale puisque j’adore aussi visiter physiquement des lieux souterrains quand j’en ai l’occasion. C’est une sensation grisante de se retrouver sous la surface et de découvrir des mondes impénétrables à la lumière du soleil. Aven ça faisait sens par rapport à cette fascination personnelle mais aussi parce que l’ambient se prête merveilleusement bien à l’évocation de paysages, de tous types. Quand je compose, c’est souvent à ça que je pense, à des sons qui retranscrivent des mondes, des paysages, des événements naturels, des lieux. Par exemple, ce peut être un drone dans les graves qui évoque le mouvement de plaques tectoniques sous l’océan. Mais ça c’est juste mon imaginaire à moi quand je compose et on peut s’imaginer ce que l’on veut, ce sont des choses auxquelles je pense et qui influencent mes choix sonores mais c’est tout. Un aven c’est un abîme dans lequel la lumière s’engouffre et c’est presque aussi le mot heaven anglais : le ciel, les étoiles, un autre univers qui me fascine au même titre. Il y a enfin la réflexion sur la temporalité de la musique ambient, drone, planante qui prend le temps de se déployer, qui joue énormément sur les textures et qui a quelque chose de la vignette ou de la bulle dans lesquels sont représentés des mondes vivants, autonomes, qui n’existent que par le son. J’y vois une analogie avec le « monde géologique » qui se déploie sur des millénaires, dans un temps très long et qui est aussi une affaire de textures, quelque part, une rencontre entre les matières, et avec le vivant. C’est à toutes ces choses que j’ai pensé en choisissant ce nom.