Frédéric Gerchambeau + Bertrand Loreau – Catvaratempo (+ interview)
Spheric Music
2018
Jean-Michel Calvez
Frédéric Gerchambeau + Bertrand Loreau – Catvaratempo
Frédéric Gerchambeau et Bertrand Loreau nous avaient déjà offert l’an dernier Vimanafesto, un superbe CD en duo, qui renouvelle et prolonge en douceur ce genre Berlin School devenu discret dans les nouveautés (à moins d’aller voir du côté de quelques « vétérans » toujours actifs, comme le Britannique Ian Boddy avec son groupe ARC, et quelques autres). Tout à l’opposé d’un Ian Boddy à spectre large, qui varie styles et collaborations et aborde parfois l’electronica ou l’ambient, Frédéric Gerchambeau comme Bertrand Loreau sont deux « purs et durs » qui restent résolument fidèles, mais à leur façon bien personnelle (ce qui n’est pas du tout contradictoire, juste enrichissant), à un genre musical qui a désormais dépassé les cinquante années d’existence – ce qui ne nous rajeunit pas.
Comme sur Vimanafesto leur précédent CD en duo, Catvaratempo réunit deux courants de la Berlin School : la veine « mélodique » de Bertrand Loreau, alliée à l’expérimentateur Frédéric Gerchambeau, Grand Maître des rythmes aux commandes de ses synthétiseurs modulaires et autres séquenceurs. On se souvient aussi d’Uranophonies, un opus très expérimental qu’il avait produit en duo avec Zreen Toyz (voir la chronique sur notre site). Bertrand Loreau, quant à lui, est un peu notre Klaus Schulze français, avec qui il partage une belle longévité dans ce style qui le définit. Catvaratempo sort chez Spheric Music, label européen de référence pour ce genre musical, qui a déjà accueilli Bertrand Loreau et signe des artistes reconnus comme Robert Schröder, Lambert Ringlage, Jiannis… et donc Bertrand Loreau (photo ci-dessous).
À nouveau, les deux musiciens ont travaillé séparément (pas de jam session ici) mais, cette fois, c’est Frédéric Gerchambeau qui a ouvert le bal avec ses séquences. Et Bertrand Loreau a ensuite exploité cette « matière brute » – hum, très élaborée, en réalité ! – pour y glisser sa griffe mélodique et émotionnelle. Voilà un processus créatif « sequencer driven » qui a très souvent fonctionné sur scène chez des groupes comme Tangerine Dream, et qui se trouve donc appliqué ici à un album studio. Peut-on parler d’improvisation ? Assurément non car le tissage de telles séquences, parfois complexes, ne s’improvise pas. Bertrand Loreau avoue dans les commentaires du livret que l’exercice n’a pas toujours été si aisé pour lui non plus, car toutes ces séquences avaient déjà leur existence propre et sa contribution a posteriori, avec les contraintes de tonalité d’une mélodie, l’ont parfois entraîné au-delà de sa « zone de confort » personnelle pour que la sauce prenne.
Face à ce défi, Bertrand Loreau devait donc s’accrocher. Et il l’a fait de belle manière, avec des mélodies qui parviennent à s’immiscer sans heurts dans les boucles rythmiques et les nappes de bruitages analogiques. Toute cela revendique clairement l’allégeance à ce passé et à la Berlin School historique, avec des sons que l’on entendait plus depuis bien longtemps comme les chœurs de mellotron (samples de voix humaines), typiques de cette période (et sans doute extraits de son expandeur Roland JV 2080, plutôt que d’un mellotron vintage en dur, mais peu importe car la magie sonore est là, ressuscitée pour nous). Tout cela montre aussi un grand respect et une parfaite connaissance de cette première époque de la Berlin School historique, à laquelle ils rendent un bel hommage sans jamais la copier, ni oser les citations musicales explicites, mais en y greffant une touche très personnelle. Disons qu’ils en utilisent la grammaire, mais avec leur propre syntaxe et style.
Et le résultat est superbe. Les séquences de Frédéric Gerchambeau sont dignes des plus belles improvisations, et on devine que leur complexité et leur liberté absolue sont, comme toujours en musique, le fruit d’une superbe maîtrise des « machines », seule façon d’offrir une telle impression d’aisance, de naturel et de liberté rythmique. On pense parfois à l’art de l’improvisation d’un Vangelis sur ses albums les plus fous (Beaubourg), ou d’Edgar Froese sur Aqua, son album le plus expérimental et le plus libéré de toute contrainte mélodique ; peut-être justement parce qu’avec ses fameux « bleeps, sweeps and creeps » cent pour cent analogiques – et écologiques ? – des temps héroïques de la Berlin School, il « imitait » la nature, la mer, le vent, avec ses flux et reflux imprévisibles. On replonge aussi dans l’univers abstrait du meilleur Tangerine Dream, celui des seventies, comme sur le live Encore (1977) et leurs concerts de cette période, où l’abstraction pure et le bruit (blanc…) de leurs longues introductions atonales était souvent le prélude à des mélodies hyper léchées. A l’image de cet album live mythique, cher au cœur de tous les fans de ce groupe (dont font partie nos deux musiciens), Catvaratempo est structuré en quatre longues suites, pour ne pas dire quatre faces, d’environ quinze minutes chacune. Clin d’œil, ou re-création à leur façon de la structure d’un double LP « à l’ancienne » ? Sur CD désormais, certes, car 40 années ont passé… et bien plus encore depuis Zeit (1970), qui est l’un des albums fétiches de Frédéric Gerchambeau, nous avait-il avoué dans ses propres chroniques pour C&O.
Sous cette forme de quatre suites (catvara signifie quatre, en sanskrit), intitulées « Eka », « Dvi », « Tri » et « Chatur », l’architecture de ce Catvaratempo est donc celle d’un album concept. Et non, comme Vimanafesto, « un assemblage de petites pièces indépendantes », précise Frédéric Gerchambeau dans sa présentation. Et ces « quatre pièces attachées les unes aux autres (…) offrent quatre chemins pour s’élever ». Si chacun des titres a son propre caractère, on retrouve malgré tout sur ces morceaux le même type de fil conducteur global que Jarre avait déjà tissé sur Oxygène en huit parties (plus brèves et très « radio-formatées ») : à savoir des climats diversifiés, entre rythmiques complexes et tournoyantes, et mélodies plus calmes, signées Bertrand Loreau et bien plus propices au rêve mandarine ou à la contemplation. Ces deux approches se succèdent tout au long de chaque partie, dans une fusion impeccable de leurs deux styles.
De façon surprenante, le disque s’ouvre sur un son de flûte de pan (une émulation), qui se glisse ça et là sur toute la face 1, intitulée « Eka », et lui offre une tonalité plus moderne mais aussi très émotionnelle, comme toute sonorité d’origine acoustique. Mais par la suite, on retrouvera toute la palette connue des sons analogiques non associés à un instrument précis ou reconnaissable, qui nous replongent dans une ère disparue, aux sons inimitables parce que synthétiques ? Enfin si, ils le sont malgré tout, imitables, et Catvaratempo en est une preuve, sans faire appel aux claviers historiques en « dur » (on dit hardware), mais encore faut-il que des artistes pensent à nous les remettre dans l’oreille de temps à autre ! Et sur ce plan, tant les banques de sons vintage de Bertrand Loreau que les oscillateurs d’un synthé modulaire ou d’un séquenceur sont très proches de ce fameux « grain » analogique de nos chers LP de référence, que tous les fans possèdent dans leur discothèque seventies.
Encore une fois, après Vimanafesto, et sans redite (ce qui fut souvent le cas chez Schulze), ce Catvaratempo sera un incontournable pour tous les fans d’électronique vintage. Et il sera une belle découverte pour tous les autres. On constate avec cet album que, malgré son âge, et quelques soubresauts et plongées en eaux profondes loin des media au fil du temps, le genre appelé Berlin School n’a pas encore dit son dernier mot. Malgré son âge respectable, il ne bégaie pas encore en s’emmêlant dans ses propres boucles. La preuve en est faite à nouveau, et on attend la suite. Disons même qu’on l’espère.
http://www.bertrandloreau.com/
https://asso-pwm.fr/artistes/frederic-gerchambeau/
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Associée à la sortie de son dernier album Catvaratempo, en duo avec Frédéric Gerchambeau sur le label allemand Spheric Music, une « syntherview » de Bertrand Loreau.
Jean-Michel Calvez – En 2017 est sorti le double CD Finally, une compilation présentée comme une somme regroupant « ce que tu as fait de plus important ». Toujours selon tes propres mots, « cet album est aussi une conclusion ou plutôt un bilan, d’où ce titre », et l’on pourrait donc le prendre comme une sorte d’au-revoir, d’acte final (?). Or, un an après, sort le CD Catvaratempo, en collaboration. Est-ce un virage dans ton activité musicale ou dans ton processus de création, ce nouveau duo ?
Bertrand Loreau : Je suis devenu un passionné de musique électronique dans les années soixante-dix, grâce notamment à Klaus Schulze, et mes premières compositions ont été très marquées par son influence. Toute ma vie, j’ai continué à écouter la musique de Schulze, de Tangerine Dream, et celles d’autres musiciens qui ont utilisé les synthétiseurs pour produire des musiques électroniques planantes à base de nappes et de séquences. Au milieu des années 80, lorsque j’ai commencé à enregistrer sérieusement ma musique, j’ai introduit progressivement de plus en plus souvent des éléments mélodiques dans mes enregistrements, jusqu’à parfois créer des petites pièces composées d’abord au piano acoustique. Bien que continuant à créer des œuvres exploitant les possibilités des synthétiseurs et des séquenceurs au cours des années 90, s’est imposé à moi une préférence pour les morceaux où la mélodie tient une place évidente. Paradoxalement, depuis ma rencontre avec le label allemand Spheric Music, j’ai enregistré et distribué des disques de musiques dites Berlin School qui m’ont permis d’être reconnu sur une scène musicale peu sensible aux musiques mélodiques que je produisais au cours des années 86 à 2006. Cette impression d’imposer une image de musicien Berlin School, notamment en Allemagne, m’a donné envie de réaffirmer ma dimension plus mélodique en produisant une compilation de morceaux qui constituent une autre facette de qui je suis, et que je trouve essentielle. Cette compilation c’est Finally. Il s’agit d’une sorte de « Best of » et, en effet, aussi, d’un bilan, parce que depuis quelques années je me demande si je ferai encore des morceaux dans la veine de ceux de Finally, sans doute parce que j’ai l’impression d’être déjà allé au bout d’un chemin dans cette veine.
JMC – On te connait depuis très longtemps par tes albums solo (sur ce plan, on te compare parfois à Klaus Schulze, je crois) mais très peu en collaboration avec un autre musicien. Peux-tu nous parler de cette rencontre avec Frédéric, et de ce qui a conduit à sortir un CD sur lequel tu n’es pas « seul maître à bord » ?
BL : C’est vrai que je ne suis pas du tout motivé par les collaborations. Ce qui m’intéresse dans la musique, c’est de l’utiliser pour partager des émotions, et lorsque l’on va chercher des sentiments au fond de soi pour les traduire en sons et en notes, c’est difficile de s’entendre avec un autre compositeur, et c’est encore pire avec un groupe. Vangelis avait dit un jour à un journaliste « Vous avez vu, dans le passé, des grands compositeurs qui travaillaient en groupe ? ». Je ne me prends évidemment pas pour un grand compositeur mais je suis, du fait de ma manière de faire, difficilement compatible avec un autre artiste. Par le passé cependant, mon amitié pour Olivier Briand m’a incité à lui proposer parfois de jouer dans certaines de mes créations, et nous avons même fait un disque ensemble, Interférences. Mais pour dire la vérité, Olivier n’a fait qu’arranger certains de mes morceaux, et moi j’ai arrangé certains des siens. Nous sommes restés dans le domaine de la Berlin School, qui est un genre où la sensibilité individuelle est peut-être moins importante que la capacité des artistes à se fondre dans une atmosphère d’ensemble, un feeling global. Je crois en fait mon cas assez banal dans le monde des synthétiseurs, parce que beaucoup d’artistes viennent aux synthétiseurs parce qu’ils sont motivés par cette idée de liberté qu’ils promettent. Klaus Schulze expliquait souvent ce point de vue en 1976, lors de la sortie de Moondawn. Klaus développait dans les interviews son sentiment que les groupes n’existaient que du fait de l’incapacité des compositeurs à jouer de tous les instruments. Plus récemment, Lambert a joué dans mon disque In search of silence, et il existe un morceau d’Awenson dans lequel je joue.
Pour comprendre mon projet avec Frédéric, il faut savoir qu’en plus des musiques mélodiques et Berlin School, j’ai une attirance pour les musiques expérimentales et avant-gardistes. Cette attirance, je la connais depuis mon enfance et la découverte de Pierre Henry, mais elle a été amplifiée par ma découverte des œuvres de Marc-Henri Arfeux, que distribue Patch Work Music. L’idée d’exprimer un sentiment par le son, voire le silence, en diminuant l’importance de la note, m’intéresse beaucoup. Ainsi le travail de Frédéric, que j’ai connu par Patch Work Music, m’a toujours intéressé. Frédéric ne fait pas une musique abstraite ou électro-acoustique, mais ses recherches privilégient la matière sonore, et ses séquences sont comme de la pierre brute qui, pour moi, restent à sculpter et polir. Ma motivation à travailler avec Frédéric est venue de son acceptation de me laisser la liberté d’improviser ce que sa matière sonore pouvait m’entraîner à jouer, sans calcul, sans dessein particuliers. En fait, je me suis laissé guider par les musiques de Frédéric, sachant que son avant-gardisme et mon goût pour les harmonies apaisées et apaisantes seraient deux éléments complémentaires. Frédéric a des idées bien arrêtées sur la musique. Parfois, nous ne sommes pas du même avis, notamment parce que lui pense que la technologie peut nous guider vers quelque chose, alors que j’ai tendance à penser que le compositeur doit savoir ce qu’il veut atteindre avant de jouer. Au final, c’est lui qui a eu raison parce que les disques que nous avons faits ensemble se sont imposés à nous bien plus que nous les avions pensés au départ. Le plus important est que nous étions d’accord sur l’idée de produire une musique dite Berlin School, mais qui ne renoncerait pas à la recherche de climats, et qui tendrait vers l’avant-gardisme. Frédéric et moi partageons cette idée que les musiques les plus intéressantes sont celles qui ouvrent des portes, qui laissent entrevoir d’autres possibles, l’artiste n’exploitant que le chemin principal qui s’ouvre devant lui au moment de la création.
JMC – Avec l’expérience de deux CD avec Frédéric, que t’apporte la création en duo, voire ses contraintes aussi sans doute ? Qu’apporte par exemple la présence d’un cadre rythmique imposé (…ou proposé ?) préalable à la création musicale ?
BL : je ne voyais l’idée de travailler avec Frédéric que comme une expérience qui fonctionnerait, ou ne fonctionnerait pas, et qui serait peut-être sans lendemain. Mais nous nous sommes étonnés nous-mêmes de notre complémentarité et des pistes qui s’ouvraient sans cesse, en fonction des séquences qu’il me proposait. Frédéric enregistre parfois des choses étranges. Il s’éloigne de la tonalité, par exemple, ou crée des ruptures inattendues qui m’ont obligé à trouver des changements de sons ou d’harmonie, ce que je n’aurais jamais joué dans mes productions en solo. Ainsi, il m’a ouvert à un nouvel univers sonore presque malgré moi. Le plus formidable, c’est que nous avons réussi à produire deux disques dans la même veine, et en même temps bien différents. Avec Catvaratempo, nous avons renoué avec celui des grands morceaux qui sont comme des invitations à voyager, en étant à la fois dans l’écoute attentive et dans l’évasion.
JMC – Quel est le rôle de l’improvisation vs celui de la composition formelle dans un CD tel que celui-là (question pouvant être généralisée à ton œuvre si besoin). En effet, l’improvisation a joué un rôle majeur dans toutes les musiques électroniques, sur scène bien sûr mais pas seulement (Klaus Schulze par exemple, et bien d’autres)
BL : Les musiques que j’ai créées sont parfois composées à partir d’improvisations au piano acoustique, qui se transforment progressivement en mélodies, accords, harmonies mais, pour moi, les musiques Berlin School ou avant-gardiste reposent beaucoup sur l’instant et la spontanéité. Le plus difficile est de trouver le timbre qui va s’accorder à ce que, par exemple,Frédéric me propose. Mais ce qui est joué est souvent enregistré dès la première prise, pour une partie du morceau. Je suis souvent obligé à m’arrêter lorsque la séquence part dans des harmonies que je n’arrive pas à suivre instantanément, parce que je n’ai pas le talent de Keith Jarrett pour ça. Je commence souvent par des nappes et des notes graves qui vont enrichir l’harmonie et j’ajoute lors d’une seconde prise un solo, après avoir travaillé encore une fois le son pour obtenir quelque chose qui passera vraiment bien dans le mixage. Ensuite vient le moment où j’ajoute d’autres sons, des bruitages, des effets, et enfin celui du fignolage avec les échos et les réverbérations.
JMC – Dans ta longue carrière, tu as été accueilli par plusieurs labels, comme Muséa ou PWM. Et désormais Spheric Music depuis 2012. Cela correspond-il à une orientation ou coloration spécifique de ta musique chez chacun d’eux? Je pense à la Berlin School, bien entendu, une spécialité de Spheric Music. Peux-tu parler de tes liens avec eux ? Il semble que ce label implanté en Allemagne (tiens donc…) perpétue une certaine tradition et un style musical, avec tout ce qui les caractérise, y compris une certaine image, dont le lien avec l’espace et avec la musique dite « cosmique », qui transparait jusque dans la présentation de leur site.
BL : Je ne sais pas si je peux dire que j’ai une carrière derrière moi parce que, même si j’y ai consacré beaucoup de temps depuis quarante ans, la musique n’a toujours été pour moi qu’un loisir. Je revendique ma dimension d’amateur, parce que c’est un choix que j’ai fait très tôt, qui m’a permis d’avoir la liberté de ne faire que ce que je voulais. Mon premier disque est sorti sur le label MUSEA grâce à un ami disquaire, Bernard Ballet, qui a proposé à Bernard Gueffier l’écoute du master de Prière. MUSEA était uniquement un label de rock progressif, et j’ai eu de la peine à y entrer mais finalement, cela s’est fait, et je remercie encore MUSEA, parce que faire ce premier disque était quelque chose d’énorme pour moi. La musique de Prière n’était pas Berlin School, parce que je devenais très mélodique, à cette époque, même si l’on pouvait y ressentir vaguement l’influence du Dream et de Klaus Schulze.
C’est grâce à Patch Work Music que j’ai découvert Spheric Music et Lambert Ringlage, qui a créé ce label. J’ai eu l’idée de proposer à Lambert des morceaux inédits de ma période très Schulzienne, à mes débuts dans les années 80, stockés sur douze CD-Rs. Il a décidé de faire un disque avec des extraits de cette matière. Spheric Music est le label de musique Berlin School en Europe, et j’ai été fier d’y entrer. J’étais heureux, aussi, que quelques-unes de ces vieilles musiques, dans lesquelles j’entends encore les émotions que j’y mettais autrefois, puissent renaître. Depuis 2012, j’ai développé une grande amitié avec Lambert. Il est un homme d’une totale honnêteté et d’une grande sensibilité. Il ne distribue que des musiques qu’il aime, sans concessions commerciales. Il m’a sans doute influencé et donné envie de refaire des morceaux planants à base de séquences et de sons de Moog. J’ai découvert aussi que comme compositeur, Lambert est un grand de la Berlin School, il faut écouter ses disques qui, pour les amateurs de Tangerine Dream, sont des « must » !
C’est vrai que la Berlin School est associée à des visions d’espace ou de science-fiction. J’ai joué sur ces représentations avec In search Of Silence, dans lequel Lambert joue avec moi. L’espace c’est le silence…
JMC – Ce lien semble être bien moins revendiqué sur les productions de PWM, ne serait-ce que par les titres ou les visuels des CD ? Tu as publié chez PWM des albums qui apparaissent plus « personnels », voire quelque peu expérimentaux par certains aspects, comme Amarres Rompues ou Correspondances. L’usage du piano aussi est assez peu habituel dans la musique électronique inspirée par Berlin (même si l’on se souvient que Tangerine Dream, en son temps, l’a utilisé sur certains albums).
BL : Je revendique ma passion pour la musique allemande des années soixante-dix, et celle de Klaus Schulze en particulier, mais je crois que cette musique n’a pas d’avenir si elle se contente de répéter des principes qui deviennent des clichés. Jouer du piano, intégrer des sons naturels, créer des ruptures, se rapprocher des musiques expérimentales et électroacoustiques, sont des moyens d’ouvrir des portes et de donner un avenir à la Berlin School. Je me suis parfois éloigné des schémas classiques : bruitages, nappes, séquences, solos, pour montrer, à ma façon, que d’autres chemins existent pour la musique électronique à base de synthétiseurs, tout en restant dans l’esprit des pionniers des années soixante-dix.
JMC – En revanche, Catvaratempo affiche une affiliation directe à la Berlin School (c’est écrit dessus !). Te considères-tu toujours associé à ce style ? Le terme Berlin School est-il encore à l’ordre du jour, tant par sa connotation vintage que nationale (géographique avant tout, c’est-à-dire germanique) sur le plan historique?
BL : Il est incontestable que Schulze et Tangerine Dream ont été les moteurs d’un style qui reposait sur l’usage des synthétiseurs et des séquenceurs dès le début des années soixante-dix et qui, à l’époque, ne s’appelait pas Berlin School, mais plutôt Krautrock ou Kosmiche Music. Alors, quelle que soit l’étiquette, je revendique ma filiation avec ces artistes-là, parce que ce sont eux qui m’ont donné la passion de la musique électronique et des synthétiseurs. En fait, il faut surtout comprendre que Schulze et Tangerine Dream ont enregistré les chefs-d’œuvre de cette musique, et n’ont jamais été égalés. Les albums Timewind, Moondawn, Mirage, X, Dune, Audentity (de Schulze) sont indépassables, comme Rubycon, Ricochet, Stratosfear (de T. Dream). Ces disques-là restent des références parce que, sur le plan de l’émotion comme celui de la technique, ils sont indémodables.
JMC – Cette Berlin School est désormais très en retrait vis-à-vis d’autres courants plus « contemporains » de la musique électronique (c’est-à-dire ultérieurs, mais en grande partie inspirés par elle). Comment analyses-tu cela ? Peut-on dire que tu perpétues un courant né dans les sixties/seventies ou alors que, d’une façon, tu le renouvelles ? Contemporaine par sa date de création et de sortie, la musique de Catvaratempo est issue de et reste assez fidèle aussi aux canons de la Berlin School ; est-ce aussi une « musique actuelle », au sens habituel de ce terme dans les media ?
BL : Je crois qu’on est dans une civilisation décadente ! Les Allemands ont produit des œuvres extraordinaires dont personne ne veut plus parler, parce qu’ils ont fait de la musique qu’il faut écouter ! Écouter cela veut dire rester tranquille face à une paire d’enceintes de qualité, et non devant un écran d’ordinateur, pas dans la rue avec un casque sur les oreilles, et pas dans une voiture non plus. En fait il n’y a plus que très peu de gens qui écoutent de la musique ! Que ce soit dans la musique électronique ou dans le rock, les médias n’encouragent pas à « écouter », mais plutôt à (se) « bouger ». On ne fait plus de la musique pour la tête, mais pour le corps ! Il suffit de voir les images de ces artistes qui font des concerts en tapant dans leurs mains ! Le téléchargement, le streaming, etc., les modes de consommation d’aujourd’hui participent aussi d’une consommation boulimique de la musique, incompatible avec les œuvres qui demandent un effort d’écoute, de la patience, une disponibilité. Le drame, c’est l’accès à la musique à très faible coût, ce qui pousse au zapping. Il n’y a pas longtemps, je lisais une interview de Chick Corea, et le journaliste répondait ceci au pianiste américain, qui envisageait de mettre de la musique en ligne : « il faut investir pour s’investir » : c’est exactement ce que je pense.
Pour les mélomanes qui ont connu la vraie Berlin School, Catvaratempo n’a pas la prétention de renouveler le genre, car personne ne renouvellera Bach ou Mozart – Schulze et TD ont été les Bach et Mozart de cette musique – mais il s’agit simplement de proposer de nouvelles émotions et de montrer que ce style n’a peut-être pas encore tout dit. Il faut dire aussi que Frédéric enregistre parfois des séquences inouïes, au sens littéral du terme, parce qu’il ose aller là où, peut-être, même les maîtres du genre n’allaient pas, pour éviter de se couper de leur public et rester accessibles
Je déteste le terme de « musique actuelle » en effet, parce que je crois que Mozart est bien plus actuel que les gens qui font de la musique en programmant un pied de grosse caisse sur tous les temps. Selon l’usage que l’on fait aujourd’hui du terme « actuel », je ne crois pas que Catvaratempo soit en effet très actuel. C’est un disque fait pour être écouté, et non pas pour (se) bouger ou danser !
JMC – Peut-être ai-je trop insisté sur cette catégorisation de Berlin School, à la fois évidente (compréhensible par tous), mais aussi réductrice ou incomplète. Préfères-tu parler « autrement » de ta musique, avec d’autres mots et références stylistiques ?
BL : Les étiquettes servent de repère, elles ne sont pas toujours inutiles. Le problème est que dans un genre musical donné, on peut aimer un disque et en détester un autre. Par exemple Klaus Schulze et Tangerine Dream, même s’ils ont souvent été adulés par les mêmes fans dans les années soixante-dix, ont eu selon moi des projets complètement différents. Schulze, je crois, avait l’ambition de faire une « grande » musique, et les instruments n’y étaient qu’un moyen de réaliser une ambition qu’il avait eue dès le départ, alors que Tangerine Dream s’est laissé influencer et guider par les instruments pour en tirer la meilleure musique possible.
JMC – Par exemple, la présence d’un son de flûte de pan sur « Eka », le premier volet de Catvaratempo, est plutôt inhabituelle dans un style musical où l’auditeur a été bien plus habitué à des sons de synthèse « classiques » (issus d’oscillateurs analogiques ou leur émulation) et non pas à l’imitation/émulation/sample d’un instrument acoustique connu, et reconnaissable. Peux-tu commenter ce choix de sonorité qui s’éloigne un peu du concept de « pure » musique synthétique ? Ce son de flûte de pan, souvent perçu comme exotique et onirique pour l’oreille européenne, a-t-il aussi une autre signification plus personnelle ? Un dérivé de, ou un clin d’œil au fameux son de mellotron-flûte issu des sixties et seventies, par exemple ?
BL : En fait, je ne me pose pas trop de questions sur la signification d’un son. Je me demande seulement s’il sert la musicalité du morceau et s’il va servir l’émotion qui peut s’en dégager. Mais, en effet, dans la musique électronique il y a souvent eu de la flûte, grâce au mellotron, mais pas seulement. Steve Joliffe, sur Cyclone, mais aussi Tangerine Dream avec Schulze dans Electronic Meditation a joué de la flûte. Dans Genesis (Selling England by the Pound) ou Jethro Tull, il y a eu de la flûte, et souvent dans Pink Floyd aussi (Ummagumma, Atom Heart Mother)
JMC – Une explication à ce livret à demi-bilingue ? On comprend l’usage de l’anglais sur un label non français et non-francophone (allemand, ici). Bien d’autres Français font de même dans le registre pop/rock, mais pourquoi pas aussi une traduction française ? Et pourquoi le duo de Catvaratempo n’a-t-il pas opté pour communiquer dans la même langue, dans ce cas ? N’est-ce pas un peu surprenant ou paradoxal ?
BL : Oui en effet, c’est peut-être un peu étrange. Lambert, qui a produit le disque, aime beaucoup la France et le Français. Les mots de Frédéric traduisent bien ma pensée aussi et cela me plaisait que nos amis de Patch Work Music puissent les lire dans leur langue maternelle. La question montre que même dans ce domaine il faudrait garder des habitudes ou des règles, et nous avons fait autrement. Mais c’est aussi une façon de rappeler que nous sommes des artistes français, bien que présents sur un label allemand.
JMC – Quels sont tes projets pour 2019 et après ? A nouveau, une ou des collaborations de ce genre (voire dans d’autres « genres ») ?
BL : J’espère produire dans les mois qui viennent un disque plutôt mélodique, mais je n’ai rien de véritablement commencé pour l’instant. Je voudrais surtout jouer des choses simples, comme si j’improvisais au piano, mais avec de beaux sons synthétiques. J’ai aussi, en attente, une compilation de morceaux des années 81/82 que j’ai un peu arrangés; des morceaux très planants que j’aime toujours beaucoup. Je me donne encore du temps, mais j’espère un jour produire un Finally vol.3 et vol.4 très orienté Berlin School, un best-of de ce que j’ai fait dans ce domaine, qui partira de mes premiers enregistrements des années 81/82 pour aller jusqu’à ce que je fais aujourd’hui. Je me rends souvent compte, ainsi, que maintenant je regarde plus derrière moi que devant, mais c’est parce que je suis conscient que certaines choses, que j’ai enregistrées il y a longtemps, ont plus de valeur que ce que je peux faire aujourd’hui. Ce qui m’importe, c’est l’émotion que l’on donne à partager, et il y a je pense une usure qui se produit. Quand on commence à enregistrer sa musique et que la passion est là, même bien longtemps après, cela s’entend.
JMC – En effet, passion et émotion transmises par la musique semblent très importants pour toi, alors que la musique synthétique (Berlin School, mais pas seulement elle) est souvent jugée froide et sans âme, privilégiant le rythme ou la transe (chez Schulze par exemple, avec ses longues improvisations en concert et même en studio) au détriment de la mélodie qui « touche au cœur » et donc, d’une « musique à écouter » et ressentir. Avec ce CD Catvaratempo, il peut s’y ajouter pour l’auditeur une certaine nostalgie des seventies et de sonorités vintage qui peuvent, elles aussi, déclencher une émotion, au même titre qu’une mélodie. Partages-tu cette impression sur le « pouvoir émotionnel » (ou mémoriel) d’un son, similaire si on veut à la fameuse « madeleine de Proust » et au pouvoir d’un parfum ? Est-ce que cela influe sur le choix des sons par exemple sur cette sonorité de flûte dans la première partie du CD, dont nous avons discuté ? N’est-ce pas « analogue » (un jeu de mots berlinois !) à une voix que l’on préfère à une autre pour interpréter une chanson ? On peut aussi « tomber amoureux » d’une voix ou d’un son (de guitare, de clavier, etc.), n’est-ce pas, quoi qu’elle joue ou chante ?
BL : Ce qui m’a fait aimer Schulze au milieu des années soixante-dix est sans doute d’abord la fascination que les sons électroniques ont exercé sur moi. Avant de connaître Schulze, et encore enfant, j’étais déjà intrigué par les sons électroniques. Mais la musique de Schulze a été très importante pour moi parce qu’elle m’a révélé que la mélodie n’est pas nécessaire pour créer de l’émotion. En fait chez Schulze, on peut comprendre que même s’il n’y a pas de mélodie exprimée, il y a en fait des mélodies suggérées. Schulze explique cela dans le livret de Mirage, quand il dit que l’auditeur doit ajouter son interprétation à ce qu’il entend. On ne peut pas chanter une mélodie de Schulze mais, à l’intérieur de soi, à l’écoute de sa musique, si on est disponible pour la recevoir, on peut deviner des chants qui deviennent ses propres chants. Bergson a dit : « L’art vise à imprimer en nous des sentiments plus qu’à les exprimer », et finalement, rien ne réussit mieux à atteindre cet objectif qu’une musique non mélodique en apparence. Ce qui est suggéré est, d’une certaine manière, plus fort que ce qui est exprimé, parce que la suggestion laisse beaucoup de place à l’interprétation et à l’appropriation de l’œuvre par l’auditeur.
J’aime la musique mélodique, aussi, évidemment, et rien ne me rend plus heureux que de trouver un thème que je peux jouer de nombreuses fois en changeant l’interprétation. Mais je suis conscient aussi des limitations de la mélodie, à savoir qu’on peut s’en lasser parce qu’elle impose quelque chose. Je crois que la mélodie, paradoxalement, bloque l’imagination de l’auditeur, et c’est pour cela qu’on ne réécoute pas indéfiniment une mélodie, aussi belle soit-elle. Dans les années 80, j’avais un concept dans la tête qui était d’arriver à faire une musique qui serait à la fois hypnotique et planante, tout en ayant des passages mélodiques. Parfois j’ai un peu réussi ce compromis. Récemment par exemple, dans le disque Correspondances qui est principalement de l’électroacoustique et du field recording, j’ai introduit des passages mélodiques à base de piano, et d’autres de Berlin School. Je ne cherche jamais cependant à démontrer quelque chose : je me laisse guider par mes intuitions.
Avec Frédéric aussi, on a réussi à produire une musique qui a une dominante Berlin School, mais qui laisse entrevoir des chemins vers d’autres univers. J’ai évité de jouer des passages mélodiques pour ne pas trop m’approprier son travail sur les séquences, et leur laisser jouer un rôle qui reste toujours important. L’omniprésence des improvisations de Frédéric et la liberté qu’il se donne souvent pour sortir des schémas habituels bien lissés et bien accordés, donnent à Catvaratempo une couleur à part, pour cette musique à la fois planante et expérimentale.
JMC – Et je présume, sur ce même sujet, qu’il y aurait beaucoup à dire sur le piano, sur le son lui-même, sur le toucher et son influence sur une composition, mais aussi sur ce qu’il peut déclencher chez l’auditeur par sa sonorité ou sa présence très différente d’un clavier électronique. Pour ma part, en tant que fan du groupe, l’introduction au piano, sur l’album Ricochet, est l’une des plus belles expériences émotionnelles dans toute l’œuvre de Tangerine Dream (une autre serait la mélodie presque romantique jouée au piano sur le titre « Monolight » du double LP Encore de la tournée américaine de 1977).
BL : Oui c’est un bon exemple de complémentarité et d’effet « Madeleine de Proust ». Il est évident que le piano fait toujours écho à quelque chose qui est dans notre mémoire ; un morceau de Chopin, par exemple, et c’est un moyen très efficace pour donner un caractère romantique à une œuvre. En fait, ce qui est essentiel dans la musique électronique, c’est cette dimension sensible et évocatrice de sentiments. Tangerine Dream dans Ricochet, et encore davantage dans Stratosfear, a réussi d’extraordinaires associations acoustique-électronique. Plus que de s’opposer, les sons électroniques et acoustiques se complètent vraiment. Schulze a produit certains de ses meilleurs morceaux grâce à la batterie, ou encore mieux, grâce au violoncelle de Wolfgang Tiepold. Les instruments acoustiques renforcent cette sensation d’un échange entre quelqu’un qui joue vraiment et celui qui écoute. On en vient à comprendre ce qui fait toute la différence entre les musiques électroniques Berlin School et romantiques et les musiques de machines qui s’adressent plus au corps qu’à l’âme. Bien qu’avant-gardistes, les musiques électroniques de Schulze et de Tangerine Dream, qu’on écoutait à la fin des années soixante-dix, dégageaient cette sensation qu’il y avait un musicien derrière chaque son, et chaque instrument. C’est ce qui fait toute la différence avec beaucoup de musiques électroniques d’aujourd’hui, qui sont presque trop propres, trop parfaites, et qui pourraient être produite par n’importe qui.
JMC – A propos de ta musique, tu parles d’émotions et de sentiments. Pourrais-tu préciser ce à quoi tu penses, et ce que tu voudrais exprimer par ta musique ?
BL: Klaus Schulze a dit parfois : « Je mets mon âme dans ma musique », et je pourrais prendre cette phrase à mon compte. Pour moi la musique n’est pas seulement une source de plaisir. Les artistes que j’aime le plus sont ceux qui me donnent cette sensation de me connecter à quelque chose qui est en nous et tout autour de nous et que je pourrais appeler Dieu. Alors je crois que je me sens inspiré lorsque ce que je joue me donne l’impression d’être en osmose avec quelque chose d’intime et de grand en même temps et que cette impression pourra être partagée. Je suis heureux lorsque je crois que ce que j’ai joué tend à nous mettre en relation avec quelque chose de plus grand que nous qui simplement est passé par moi, ou à travers moi. Ainsi je ne fais pas de la musique par hasard, ou pour m’amuser. Mes disques s’appellent Prière, Sur le Chemin, Connexions, In Search of Silence et, depuis toujours, veulent exprimer une sorte de quête. La plupart du temps, lorsque j’ai l’impression d’avoir réussi à exprimer ma sensibilité, d’avoir mis mon âme dans ma musique comme le dit Klaus Schulze, c’est à travers des notes simples, des choses que l’on perçoit dans les silences, à la limite, par ce qui se lit entre les notes. Tout cela est évidemment très subjectif, et je suppose que ce que j’entends, moi, dans ma musique ou dans les musiques que j’aime, d’autres personne l’entendent dans d’autres musiques.
JMC – Peux-tu nous parler de ton travail associatif, avant ta rencontre avec Frédéric ?
BL : Depuis que je m’intéresse aux musiques électroniques, c’est-à-dire depuis la fin des années soixante-dix, j’ai fait partie d’associations de passionnés ; de passionnés de Klaus Schulze d’abord, de passionnés de technologie ensuite, puis de musiciens, finalement. En 1995, c’est avec mon ami Olivier Briand qu’est née l’association Patch Work Music, qui s’est mise à produire un beau fanzine, le KS Mag. L’association a aussi produit un disque compilation qui s’appelle simplement PWM. En 2009 l’association a voulu franchir un nouvelle étape en se mettant à diffuser, grâce à un site internet, les disques que nous-mêmes et d’autres amis produisions de plus en plus régulièrement. Pour trouver les moyens de créer un site de qualité professionnelle, Olivier et moi avons réuni les artistes que nous connaissions pour leur donner envie d’investir dans un site qui distribuerait leurs musiques. C’est lors de cette rencontre que j’ai fait la connaissance de Frédéric. J’ai immédiatement eu de la sympathie pour Frédéric parce qu’il sait communiquer sa passion et entraîne les artistes que nous sommes dans des débats quasi philosophiques qui donnent envie de faire de la musique.
JMC – Tu produis des albums depuis les années 90, avec le label MUSEA. Qu’est-ce que t’apporte l’association ?
BL : Je me suis beaucoup investi dans PWM à partir de 2009 et, paradoxalement, je l’ai fait parce que je vivais une période de total manque d’inspiration pour créer ma propre musique. J’ai ressenti que c’est en travaillant pour la promotion d’autres artistes que je retrouverais l’envie de jouer et d’enregistrer ma propre musique. Et c’est au-delà de mes espérances ce qui s’est produit, notamment parce que grâce à PWM j’ai rencontré Lambert Ringlage qui m’a motivé à produire de la Berlin School et de nouvelles musiques de séquences. Faire partie de PWM et travailler pour d’autres artistes, en écrivant sur leurs musiques par exemple, m’apporte l’envie de partager leurs productions comme les miennes. Je pense que presque tous les artistes que nous réunissons au sein de PWM ont vu leurs ambitions revues à la hausse. Grâce à PWM, la plupart d’entre nous sont désormais référencés chez de grands distributeurs comme Cue-Records et Groove Unlimited, et touchent des fans de musiques électroniques qui ne les connaissaient pas, il y a quelques années. Grâce à PWM aussi, des artistes ont joué en concerts et surtout le festival Synthfest est né.
JMC – N‘y a-t-il pas de compétition entre les artistes ?
BL : Pour moi l’idée de PWM était de partager nos contacts et nos fans, afin de réaliser la promotion de la musique électronique française par le biais des artistes que nous sommes. Et cela a très bien fonctionné jusqu’à aujourd’hui. En 2009, nous étions à peine dix artistes, et maintenant plus d’une vingtaine. Je crois que tous les artistes ont compris que la réussite d’un artiste est toujours profitable à la réputation du collectif et favorise la diffusion des œuvres des autres. Je crois qu’en Hollande et en Allemagne aujourd’hui, les fans de Schulze ou de Tangerine Dream savent qu’il y a une sorte d’école française qui réalise de bons disques.
JMC – Qu’a-t-elle de particulier, cette école française ?
BL : Je crois que Jean-Christophe Allier, et peut-être moi-même, symbolisons une approche de la composition et du travail sur le son, qui nous caractérise. Je crois que, toutes proportions gardées, nous sommes ce qu’était Debussy à Wagner. Les Allemands ont tendance à produire des œuvres qui privilégient la masse orchestrale, les sons imposants et magistraux, alors qu’en France on recherche davantage la finesse et la suggestion. Évidemment, c’est une description caricaturale, mais je crois que dans la musique électronique française, il y a une tendance à être plus léger, sans être moins profond pour autant.
JMC – Concernant ta musique, tu parles de « musique électronique progressive » ?
BL : C’est une description de notre style musical, que j’essaie de faire partager depuis 2009 pour nous distinguer des autres musiques électroniques. L’idée, c’est de revendiquer notre filiation avec le Dream, Schulze, ou Kraftwerk qui, eux-mêmes, s’inspiraient autrefois de Pink Floyd. La musique électronique, celle qui nous a donné envie de créer nos propres œuvres, faisait partie de la musique progressive dans les années soixante-dix. Jean-Michel Jarre aussi aime beaucoup Pink Floyd, je crois. Ainsi, nos musiques ont un lien avec le rock progressif, en même temps qu’avec les pionniers de l’électronique comme Pierre Henry.
Propos recueillis par Jean-Michel Calvez (Novembre 2018)