Bruno Karnel – Après-demain
Auto-production
2018
Frédéric Gerchambeau
Bruno Karnel – Après-demain
En tant que chroniqueur, je dois vous l’avouer, il y a des chroniques plus particulières que d’autres. Etant parfaitement libre de mes choix, je n’écris jamais concernant des musiciens ou des groupes qui ne m’inspirent pas, pour lesquels je n’ai pas eu de déclic. Je n’écris donc que des chroniques qui me laissent de bons souvenirs, voire même d’excellents. Ça, c’est la vie normale du chroniqueur, plutôt agréable en somme. Et puis au hasard des demandes de chroniques qui nous sont faites à Clair & Obscur, il se produit parfois un petit miracle, la requête d’un musicien méconnu mais doté d’une étincelle intérieure telle qu’il va venir bouleverser la donne, mettre une bonne dose de piment dans les paragraphes, souffler au chroniqueur qu’il n’avait pas encore tout vu, tout entendu. Bruno Karnel est clairement de ces éveilleurs inattendus, inespérés.
« Longtemps tu as rêvé de marcher sur leurs traces, bondir dans la soie grise qui enfumait leur route, guettant le long des nuits les satellites qui passent, sirotant les étoiles à la dernière goutte… » (« Méliès Dream »)
Ne connaissant rien à ce musicien jusqu’à encore très récemment (je me suis beaucoup rattrapé depuis), et constatant l’absence presque totale d’informations à son propos sur le web, j’ai dû me résoudre à lui demander quelques productions musicales afin d’alimenter une chronique. D’une manière que je souligne très sympathique et très réactive, il m’a fait parvenir un généreux lot de 3 CD contenant en réalité l’intégralité de 5 EP plus des inédits, ce qui était fort aimable de sa part, je l’en remercie vivement. Pour être plus précis, ces EP sont Insouciance (2016), les Satellites 1,2 et 3 (ce dernier étant l’EP Après-demain) et Trois Contes + Un (2017). En tout 34 morceaux à découvrir ! Et pour une découverte, ce fut une découverte, oh ça oui mes amis…
« Vois la lune qui nous cercle, drapant de son reflet le béton nu, si elle dévoile un sein précieux, c’est celui d’un corps pourrimmonde, qui de sa vérité nous berce & nous inonde… » (« Acta Est F. »)
Bruno Karnel, de son vrai nom Bruno Vigneux, est un humaniste au regard acéré, le résultat sûrement de multiples contacts avec des réalités rugueuses et peu glorieuses de notre humanité. Sa parole est douce, souvent hautement poétique, avec des mots très choisis. Mais son verbe sait aussi se faire acerbe et coupant à l’occasion. Est-il optimiste ou désespéré ? La chose n’est pas bien claire. D’un côté il nous dit « L’essence humaniste où & quand s’évapora-t-elle ? Serrions-nous si fort les yeux ? Dans quel tournoi prétentieux avons-nous fracassé nos ailes ? » (« L’An Zéro »). Et pour finir d’enfoncer le clou, il déclare aussi « Nous sommes duvet d’un rêve ancien, santons de chapelle en alu décolorés, du quotidien jusqu’au jour qui ne brille plus, nous nous nourrissons d’air agrippés au bord du néant, à l’espace à la pierre comme des œillets transparents… » (« Clavel Del Aire »). Pourtant, il chante ce refrain magnifique « Après-demain sera plus beau que demain, après-demain sera lavé de la glaise, les champs brilleront du sang des coquelicots à nouveau, la terre sera pleine & aussi mienne & aussi tienne… » (« Après-demain »)
« Partie pour Vénus, des millions d’éclairs brûlant ta mémoire en un feu de papier, l’espace te caresse, son laiteux carrosse explose de promesses au gré de tes planètes… » (« Au Gré De Tes Planètes »)
Outre un maniement exceptionnel de notre belle langue française, Bruno Karnel est par ailleurs un musicien accompli. Multi-instrumentiste, il joue de la guitare, de la mandoline, du charango, du setar persan, du domra, du saz, de la basse, des claviers et des percussions. Excusez du peu ! Ceci confère à ses compositions des couleurs timbrales assez inhabituelles, d’autant plus qu’un morceau peut très bien être habillé de guitares électriques à un moment et de charango l’instant d’après, ce qui offre de jolies montagnes russes sonores. J’adore ! Il sait aussi régulièrement partager son espace musical avec des fidèles, comme Ricardo Da Silva aux guitares ou Sonia Lambert aux choeurs.
« Badigeonnant les ombres, un fog emplit la salle, les bois plient sous le nombre, des bières qu’on étale à fond de cale, le poumon du café s’éveille, d’étonnants chanteurs s’installent, humour & talent qui émerveillent, éjecté du trou noir dans l’orangé des lampadaires, j’arpège mon espoir accueilli comme un frère… » (« Floorspot Memories »)
Cherchant une logique chronologique aux morceaux que j’avais à écouter, j’ai commencé mon périple karnélien par l’EP Insolence. Je ne saurais dire ce qui m’a le plus plu ou étonné de la belle langue, du mélange peu commun de sonorités instrumentales ou de la qualité des mélodies. Mais mon opinion tout à fait conquise à été vite faite. Déjà « Idiots De Nuit » m’a envoûté tout au long de ses 5 minutes, mais les 11 minutes de « Fucus Autumnalis » m’ont littéralement rivé à mon casque de bonheur. C’est épique juste ce qu’il faut, ni pas assez, ni trop, beau mais sans emphase inutile, simple mais sans modestie incongrue. « Fucus Autumnalis » est devenu depuis l’ami de mes nuits, juste avant mon entrée au pays des rêves. Sur l’EP Après-demain, il y a une chanson qui prend un relief tout particulier après la récente démission du ministre de la transition écologique, Nicolas Hulot. Je conclurai ma chronique avec elle. Ça s’appelle « Et Pourtant, Elle Tourne ».
Lessivée jusqu’au squelette
Les organes en bouillie
La croûte écrasée, en miettes
Hum, ce qu’elle a vieillie
La brûlure du sable sec
Sur le sol détrempé
La litanie de l’échec
Chaos prédécoupé
Et pourtant, elle tourne,
Traversant la nuit sidérale
Les coulées plastiques qu’on lui enfourne
Ne lui font même plus mal
Napalmée, gazée, fondue
Dégueulant de pétrole
D’ordures & de résidus
Hum, elle deviendra folle
Qui balaiera d’un souffle chaud
Recouvrira de nuit
Ces envahissants troupeaux
Qui grillent ses circuits
Et pourtant, elle tourne,
Traversant la nuit sidérale
Les coulées plastiques qu’on lui enfourne
Ne lui font même plus mal
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